Recevoir la newsletter

Jean Ruch : « Avant de prendre soin de l’autre, les aidants doivent prendre soin d’eux »

Article réservé aux abonnés

Dans la société de demain, la place des aidants familiaux sera centrale. Pourtant, aujourd’hui encore, ces bénévoles qui s’occupent de leurs proches peinent à être reconnus. Qui sont-ils ? Que font-ils ? De quoi ont-ils besoin ? Entretien avec Jean Ruch, devenu aidant familial il y a vingt-trois ans.
Pourquoi avez-vous écrit ce livre ?

A la suite d’un accident de la route, mon épouse a eu des lésions cérébrales qui l’handicapent au quotidien. Cela ne se voit pas physiquement, mais ses troubles cognitifs altèrent ses capacités de lecture, d’orientation dans le temps et l’espace et engendrent des troubles du comportement qui nécessitent une présence autour d’elle. Nous avons une vie presque normale, avec deux garçons, mais ma femme ne peut pas travailler et est reconnue handicapée à 80 %. J’ai mis dix ans à comprendre que j’étais un aidant familial et dix ans de plus à me faire reconnaître comme tel par la société. J’ai rencontré beaucoup de gens, comme moi au départ, qui ne se définissent pas comme aidants alors qu’ils le sont. Par loyauté ou obligation morale, ils considèrent que ce qu’ils font est normal. Mais si accompagner un proche peut apparaître comme une évidence, cela doit rester un choix, même si, très souvent, les familles n’ont pas d’autres solutions que de se débrouiller seules face aux carences du système et au manque de places d’hébergement. L’ambition de ce livre est de sortir les aidants de l’ombre pour permettre la reconnaissance de leur engagement. Il vise aussi à les épauler pour trouver les professionnels et les aides institutionnelles sur lesquels ils peuvent s’appuyer.

Qui sont les aidants familiaux ?

On estime qu’un Français sur cinq est un aidant, soit 11 millions de personnes qui se relaient auprès d’un proche malade, âgé ou handicapé. La majorité de cette communauté invisible et silencieuse est constituée de femmes. Une situation qui s’explique par le fait que les hommes entrent plus précocement en dépendance que leurs conjointes et que, les mères ayant souvent des salaires moins élevés que leurs maris, ce sont principalement elles qui interrompent leur travail pour s’occuper d’un enfant malade. Contrairement à ce que l’on pense, certains aidants sont jeunes : 23 % ont moins de 35 ans et – phénomène méconnu – 2 % sont des mineurs qui assistent leurs parents malades ou handicapés. Grâce aux aidants, 73 % des proches aidés peuvent rester chez eux. Leur intervention concerne tous les actes de la vie quotidienne : courses, toilette, repas, habillage, ménage, coordination des soins et des intervenants à domicile, soutien moral et financier… La perte d’autonomie liée au vieillissement, et notamment à la maladie d’Alzheimer, est la cause majeure de leur investissement.

A quels problèmes sont-ils le plus souvent confrontés ?

Les aidants ont tendance à vouloir tout faire et à ne pas s’écouter, au risque de s’épuiser. Les études sur la comorbidité montrent que 20 % d’entre eux décèdent avant les proches qu’ils aident. L’aidant néglige son hygiène de vie, sa santé. En réagissant en permanence au stress et à la fatigue, il développe des maladies cardiovasculaires et d’autres pathologies. Il devient lui-même vulnérable. Le risque d’addiction est important aussi : on peut soigner sa détresse morale par l’alcool. A un moment ou à un autre, tout aidant a besoin d’un soutien matériel et psychologique. Il ne s’agit pas de s’accabler, mais de prendre conscience de ses limites et d’oser l’avouer à son médecin généraliste, à un psychologue, à un travailleur social, à un ami… Ce travail intérieur est indispensable pour garder des ressources. Beaucoup d’aidants sont également en situation de précarité économique et se retrouvent avec les minima sociaux. Cette équation est mathématique : si vous réduisez ou cessez votre activité professionnelle pour vous occuper d’un proche, vous avez forcément moins d’argent. Alors qu’ils assument un devoir que la solidarité nationale aurait dû prendre en charge, certains aidants sont obligés d’avoir recours aux banques alimentaires pour manger. Ce n’est pas normal.

La société est-elle en train d’évoluer sur le statut d’aidant ?

Il y a un début de reconnaissance, mais on est encore loin du compte. Il faut imaginer de nouveaux dispositifs. Le monde du travail, par exemple, est très en retard sur cette question. Pourtant, même si l’emploi augmente les contraintes d’organisation, il permet souvent à l’aidant de garder la tête hors de l’eau, de conserver quelques ressources financières et une vie sociale. Il est donc primordial que les entreprises s’y intéressent. Quelques mesures existent, comme le congé de proche aidant, institué en janvier 2017, mais il reste malgré tout un congé sans solde. Il faudrait que le salarié-aidant puisse avoir une plus grande flexibilité sur son emploi du temps et ses congés, la possibilité de travailler partiellement en télétravail, etc. De même, les pouvoirs publics parlent beaucoup de maintien à domicile – c’est ce qui coûte le moins cher à la collectivité –, mais quand je vois le combat qu’il faut mener pour obtenir de l’aide humaine, c’est inacceptable. C’est aux aidants familiaux de se battre sur tout pour obtenir et défendre leurs droits. Or, si certains, à force d’expérience, ont fini par acquérir une expertise unique, d’autres – surtout les plus âgés – ont beaucoup de mal à se dépatouiller avec la complexité de l’administration. Des efforts de modernisation des services à la personne doivent aussi être entrepris : les aidants craquent parfois devant le défilé de nouveaux intervenants ou l’absence de coordination des tiers extérieurs.

Si vous aviez des conseils à donner aux aidants, quels seraient-ils ?

Le premier conseil est de ne pas s’oublier. Les aidants familiaux ont le droit d’exister. Avant de prendre soin de l’autre, ils doivent donc prendre soin d’eux. Se programmer des moments « plaisir », ne pas rester seul, garder auprès de l’autre sa place de conjoint, de parent, d’enfant, passer le relais aux professionnels et accepter l’aide extérieure… soulage et permet de tenir la distance. Il est impératif aussi que les aidants libèrent leur parole pour exprimer leurs sentiments, leurs peurs, leur ras-le-bol. Groupes de parole, psychothérapies, forums… L’important est de pouvoir parler pour voir les choses sous un autre angle, prendre du recul et trouver des réponses appropriées. L’entourage a également un rôle à jouer. Tous les aidants nourrissent l’espoir secret d’être un peu mieux soutenus par leur famille ou leurs amis. Cela passe par une vraie attention relationnelle : un coup de fil régulier, un texto, un café, demander des nouvelles… font du bien. Mais il faut fuir les jugements et les conseils du style : « A ta place, je ferais ça. » L’aidant n’est pas un super-héros. Une des conditions pour qu’il ne craque pas est d’avoir les moyens de partager un peu la charge de l’accompagnement. Personnellement, j’ai mis vingt ans à trouver un médecin qui se préoccupe de savoir comment j’allais moi aussi.

Le droit au répit, instauré depuis 2016, est-il une solution ?

Il ne faut pas chercher à faire du sur-mesure car il n’y a pas un parcours d’aidant, tous sont différents. Néanmoins, le droit au répit est une richesse qui leur permet de souffler un peu, de se mettre en position off. Toutes les initiatives favorisant l’accueil temporaire des personnes dépendantes doivent être favorisées. Non seulement il faut travailler sur l’offre car elle est largement insuffisante, mais il faut encourager les aidants à ne pas culpabiliser : ce n’est pas parce qu’ils placent leurs proches dans un dispositif d’accueil spécialisé une semaine par mois qu’ils les abandonnent. Au contraire, cela peut leur éviter de devenir maltraitant quand ils sont au bout du rouleau. Plus la charge mentale est forte pour un aidant, plus ce risque est grand. On parle, à juste titre, du burn-out des professionnels du secteur médico-social, mais jamais des risques psychosociaux des aidants familiaux qui sont confrontés 24 heures sur 24 et 365 jours par an aux difficultés de l’accompagnement. Parfois, le poids devient tellement lourd que le suicide est le seul exutoire qu’ils imaginent. C’est un appel au secours.

Un proche a-t-il le droit de ne pas vouloir devenir un aidant ?

Oui, on a le droit de dire : « Je ne me sens pas capable de faire la piqûre d’insuline à ma femme » ou : « Je ne veux pas mettre de changes à mon mari. » C’est même un droit qu’il faut revendiquer. J’ai longtemps siégé dans des organismes qui attribuent les prestations pour les personnes handicapées et dans lesquels de nombreux intervenants prônent la solidarité familiale comme quelque chose de naturel, une sorte de devoir. C’est insupportable et culpabilisant. Qui sont-ils pour obliger un proche à cela ? On a le droit de ne pas aider, ne serait-ce que parce que, parfois, son vécu, son histoire personnelle, ses propres difficultés ne le permettent pas.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Jean Ruch est aidant familial et codirigeant de Familles solidaires, dont l’objectif est d’encourager la construction de logements partagés et accompagnés pour les personnes dépendantes. Avec Marina Al Rubaee, il a cofondé l’association Libres et aidants, dans quel état j’aide ? et co-écrit Les aidants familiaux pour les nuls (éd. First, 2017).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur