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Etre parent et déficient visuel, entre stigmatisation et méconnaissance

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Dans le numéro 3023 du 1er septembre dernier, sous le titre « Les enfants ayant des parents handicapés ou malades sont plus vulnérables », les ASH publiaient une interview de Jaqueline Wendland, professeure et psychologue clinicienne et codirectrice du livre « La parentalité à l’épreuve de la maladie ou du handicap : quel impact pour les enfants ? ». Le collectif « Parents déficients visuels, et alors ? » a souhaité réagir et apporter son point de vue.

« L’ouvrage La parentalité à l’épreuve de la maladie ou du handicap : quels impacts pour les enfants ? a trouvé un écho dans de nombreux articles, notamment dans la revue Actualités sociales hebdomadaires(1) destinée aux professionnels du champ médico-social. L’objet de ce travail mérite en effet d’être mis en lumière : les conséquences, à la fois psychologiques mais aussi sociales, pour les enfants d’avoir un parent malade ou handicapé sont, de fait, complètement invisibilisées, à la fois dans les sciences sociales mais aussi dans les politiques publiques.

Il est dommage que, pour illustrer cette recherche, les personnes atteintes de toxicomanie, de troubles cognitifs ou psychiatriques, de cancer, ainsi que les personnes non ou malvoyantes, les personnes en fauteuil roulant… soient mises sur un même plan. Leurs enfants seraient plus vulnérables, plus fragilisés et donc davantage en difficulté que les enfants ayant des parents bien portants.

Si ce thème de recherche est important et effectivement à défricher, nous, collectif de parents aveugles et très malvoyants, avons souhaité donner notre avis. En tant que pères et mères aveugles ou malvoyants, nous sommes, en effet, experts de notre déficience. Nous l’éprouvons intimement et charnellement chaque jour, de manière multiforme. Nous connaissons bien les “galères d’accessibilité”, notamment. C’est incontestable, nous mettons davantage de temps pour effectuer nos tâches du quotidien ou pour obtenir quelque chose. Pourtant cela ne nous empêche pas de nourrir un grand souci de responsabilité. La ténacité et la patience sont nos vertus cardinales. Les déplacements sont certes plus compliqués, l’accès à l’information et aux loisirs a un coût en temps et en énergie non négligeable, mais nous faisons l’expérience que tout ou presque est faisable.

Or, ce qui constitue pour nous, non ou malvoyants – et, parions-le, pour toutes les personnes étudiées dans l’ouvrage cité –, notre véritable handicap, notre véritable malheur, c’est l’étiquetage dont nous sommes l’objet. Nous serions des gens à problèmes, des malheureux, des assistés, des pauvres ayant besoin d’aide. Cette disqualification modifie fondamentalement nos rapports sociaux. Nous, parents déficients visuels, connaissons tous très bien le trouble et la gêne que notre cécité induit. Le handicap est aussi un rapport social particulier. Ce rapport social biaisé, de nombreux travaux scientifiques l’ont décrit depuis maintenant de nombreuses années. Toute l’action qui est menée, à la fois par ceux qui le subissent et les professionnels du handicap, cherche à le modifier.

« La cécité n’est pas une identité »

Nous avons intériorisé, certains depuis la naissance, cette condition singulière et nous composons avec ce rapport social pétri de malaise et surtout de méconnaissance. Mais ce qui nous choque aujourd’hui, et que nous avons du mal à accepter, c’est que la stigmatisation ne touche plus seulement nous-mêmes, mais aussi nos enfants, qui sont forcément, pour reprendre les qualificatifs utilisés dans l’interview, “fragilisés”, “plus vulnérables”, voire en “danger psychologique”. Il nous est difficilement supportable que ce regard chargé de présupposés atteigne nos enfants. Nous n’avons pas, nous déficients visuels, le même type de soucis que des personnes qui ont un handicap cognitif ou psychiatrique – dont la nature de ces troubles et leurs impacts sur les enfants mériteraient d’être davantage précisés et analysés –, puisque, au contraire, notre vigilance et notre attention sont décuplées. Il est d’ailleurs regrettable que, derrière le label bien pratique de “handicap”, se cachent des situations qui n’ont rien à voir. Les aveugles ne sont pas non plus un groupe homogène et caractéristique.

La cécité n’est pas une nature, ni même une identité. Chaque individu appartient à une famille, un milieu, grandit plus ou moins dans l’estime de lui, accède ou pas aux études, s’épanouit ou pas affectivement ou professionnellement, entre autres. Par conséquent, la cécité, qui est bien entendu une épreuve, vient s’inclure dans ces différents paramètres. Une personne aveugle bien dotée intellectuellement, bien entourée, autonome, ayant fait des études ou acquis une qualification, capable d’amour et de responsabilité, saura, nous en sommes absolument convaincus, bien s’occuper de son enfant. Une personne aveugle issue d’un milieu défavorisé, ultra assistée, éduquée dans le manque de confiance ou la mésestime d’elle-même, ne maîtrisant pas sa fécondité, par exemple, ignorant ses droits ou les outils techniques adaptés, aura peut-être plus d’entraves dans sa parentalité.

Des parents comme les autres

Nous ne nions aucunement que certaines personnes aveugles se sentent dépassées avec leurs enfants, mais la variable fondamentale, nous le croyons, n’est pas tant la déficience visuelle que le milieu. Exactement comme dans le monde dit “normal” des valides, où bien des familles sont en difficulté sans que le handicap ou la maladie soient présents. Une personne aveugle peut cuisiner et même bien. Elle peut faire tourner une machine à laver, donner le bain à ses enfants, les accompagner à l’école ou ailleurs, et même organiser son anniversaire chez elle, ou lui lire des histoires. Si elle n’y arrive pas seule, elle peut se faire aider par une tierce personne qui agit en suivant ses demandes. Car se faire aider n’est pas non plus un signe de passivité. Une personne aveugle, qu’elle le soit de naissance ou devenue tardivement, si elle n’a que son audition, développe une qualité d’écoute et une attention qui vaut bien des regards. Un parent peu ou non voyant nourrit également une mémoire qui lui permet de compenser le manque visuel et qui est un atout dans la relation à son enfant. Nous verbalisons et communiquons davantage, et “obligés” de parier sur la confiance, nous nous attachons à la qualité du lien que nous tissons avec nos enfants. Nous faisons un travail réflexif important.

Il ne s’agit pas de soutenir ici qu’il n’y a aucune différence et que nous pouvons tout assumer parfaitement, mais de faire entrevoir que nous sommes acteurs de nos vies et par conséquent de notre parentalité, chacun avec son histoire, son milieu. Nous faisons, nous aussi, quoique parfois différemment. Le parent non ou malvoyant a, de plus, cette grande humilité : il sait qu’il est plus vulnérable et s’organise bien plus en amont pour prévenir les dangers ou les situations où il serait dépassé. Nous mettons en place un certain nombre de stratégies dans un souci de vigilance, de responsabilité pour anticiper tout problème. Nous sommes aussi capables d’identifier nos limites. Nous aimons nos enfants, tout simplement, d’un amour curieusement peu évoqué dans l’interview.

Quant à la question soulevée sur la grande responsabilité de nos enfants, je crains que personne de ce collectif qui réagit ici n’ait d’enfant qui fasse couler son bain tout seul, ou qui fasse à manger, du moins jusqu’à l’adolescence. Il est vrai que les enfants souhaitent aider leurs parents. Parfois cela leur fait plaisir et nous leur cédons, parfois nous estimons que ce n’est pas leur rôle. Eh oui, nous sommes dotés de bon sens et nous sommes capables d’évaluer ce qui est bien ou moins bien pour nos enfants. Par ailleurs, s’il n’est, nous en convenons volontiers, pas rare qu’ils viennent à la rescousse pour contourner une zone de travaux en pleine rue, ou retrouver un objet tombé par terre, ils ne gèrent pas les tâches domestiques.

Le centre de soutien à la parentalité situé à Paris, évoqué dans l’article, est un endroit unique. Il insiste sur les capacités et non les déficits : son principe fondamental est que tout le monde est capable de s’occuper d’un bébé. Que tout le monde, même une mère en situation de handicap moteur, ne pouvant bouger ses bras, a des capacités qui peuvent être mobilisées pour materner son petit. Et qu’ensuite, si c’est plus compliqué, il s’agit de s’organiser pour trouver des solutions. L’accueil y est chaleureux, dénué de préjugés et à chaque besoin du parent, les professionnels cherchent une réponse concrète. L’esprit de ce lieu est basé sur le bilinguisme relationnel(2).

Nous savons que la cécité est, depuis des siècles, considérée comme le malheur ultime, mais la stigmatisation qui en découle aurait plutôt tendance à s’atténuer. Si nous avons appris à supporter cette stigmatisation pour nous-mêmes, elle nous paraît tout à fait intolérable quand elle touche à nos enfants. Nous sommes heureux et fiers de nos parentalités, aussi singulières soient-elles, et le pluriel est ici important. »

Contact : m.doe@orange.fr
 

Notes

(1) Voir ASH n° 3023 du 1-09-17, p. 24.

(2) Le bilinguisme relationnel, théorisé par Edith Thoueille, se base sur la capacité intuitive du bébé à s’adapter à son parent non voyant ou porteur d’une autre déficience. Le bébé d’un parent aveugle développera très précocement un langage adapté, par exemple des vocalises plus fréquentes ou un mode de communication tactile.

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