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Former au travail avec l’autre

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Cette année, les portes ouvertes de l’institut de formation Irfase ont été consacrées à l’« être humain ». Une entrée en matière originale pour les étudiants se destinant à l’action sociale, et qui vise à rompre avec une approche trop « techniciste » et normative du métier.

Tout de noir vêtus, ils fendent la foule bigarrée réunie devant les portes de l’amphithéâtre avec leurs parapluies et leur poésie. En commandos, équipés de longs tubes, les artistes soufflent et sèment quelques vers à l’oreille des étudiants de première année, jeunes bacheliers, chômeurs ou professionnels en reconversion. En ce matin doux de septembre, pas de salle de classe ni d’introduction classique pour la rentrée des nouveaux étudiants de l’Irfase (Institut de recherche et de formation à l’action sociale de l’Essonne), à Evry.

Place à un dispositif qui, immédiatement, interpelle : c’est à la scène nationale du théâtre de l’Agora, au cœur de la cité et de son centre commercial bétonné, qu’a été donné rendez-vous aux 300 jeunes entrants pour deux jours d’expérience commune originale. Attablées en îlots autour d’un petit déjeuner, toutes les promotions se mélangent dans une atmosphère conviviale : futurs accompagnants éducatifs et sociaux, éducateurs de jeunes enfants, éducateurs spécialisés, assistantes sociales, moniteurs-éducateurs…

« Voilà trois ans que nous centrons nos efforts sur la mise en place d’un nouveau format d’accueil », explique Caroline Azémard, l’énergique directrice de l’institut – dont 70 % des étudiants sont originaires tant des cités que des zones pavillonnaires de l’Essonne et 95 % d’Ile-de-France. « Jusque-là proposé dans un cadre trop scolaire et passif, nous avons voulu aller vers un accueil plus ouvert et décloisonné, en espérant que des choses changent pour les étudiants dans la construction de leur posture professionnelle. » Une question de cohérence, insiste la responsable : « On ne peut demander aux étudiants de se projeter dans un positionnement réflexif, d’être prêts à se remettre en question et à s’interroger sur la place des usagers dans les institutions sociales si eux-mêmes ne peuvent éprouver dans leur structure de formation des modalités plus contributives et transdisciplinaires. »

Dans cette optique, l’équipe a fait le choix de placer au cœur du nouveau dispositif la médiation artistique et culturelle, déjà inscrite dans son projet institutionnel comme vecteur de la rencontre et de la découverte d’autrui, et de décliner chaque année sur cette base un nouveau thème transversal. Après le choix de l’altérité et du désir, celui d’« être humain » est le vaste programme retenu en cette rentrée.

« Qu’est-ce qui fait notre spécificité ? Le terme d’“humain” vient du latin humus, qui signifie “proche de la terre”. Nous sommes limités, mortels. Pour vous qui allez vous intéresser à la fragilité humaine et à la façon dont un être humain peut apporter une aide à un autre, voilà un sujet, lance d’une voix vive et claire la directrice, micro en main face à l’assistance. Il y a nos différences, nos limites, et ce qui nous assemble et permet de nous rencontrer. L’humanité, c’est aussi un objectif. A l’heure de la toute-prégnance du numérique et des nouvelles technologies, on parle d’“humanitude” dans l’accompagnement des personnes âgées. Vers quelle humanité tendons-nous et que mettons-nous en œuvre pour la développer en nous-mêmes ? »

Des motivations qui ont changé

A sa suite, en écho, les mots du poète Francis Ponge résonnent dans la bouche de Frédérique Bruyas : « Hommes, animaux à intérieurs ouverts ! » Seule à son tour sur la grande scène du théâtre, la lectrice publique partage et sème une série de pépites littéraires et poétiques (Nancy Huston, Pascal Quignard, Georges Aperghis, Valère Novarina) autour de l’essence humaine. Plutôt qu’un déversement vertigineux de connaissances aux étudiants, la journée vise, à travers des éclairages variés, une approche sensible mais pas moins exigeante. Dans un registre tout autre que celui de l’efficacité et de l’hyperperformance. Ici, c’est leur propre expérience, leur subjectivité, leur liberté aussi qui sont convoquées et confrontées aux intentions et pratiques préconçues.

Lors des épreuves d’admission à l’école, les candidats ont toujours comme ligne directrice la volonté d’aider l’autre. Mais depuis trente ans les motivations à vouloir faire ce métier ont changé : « On est passé d’un bain culturel fondé sur la rencontre, l’inclusion, le service d’autrui à des valeurs fondées sur l’expertise, un geste technique, “antibiotique”, à produire ou à reproduire pour habiliter, réhabiliter, sociabiliser, indique Stéphanie Mathevon, psychologue clinicienne et formatrice professionnelle à l’Irfase. La tyrannie du rapport à la norme, l’obsession à faire rentrer dans des cases, est devenue omniprésente, au risque d’occulter la dimension humaine de la relation. »

En ligne de mire : le paradigme de la société de consommation et les valeurs libérales de réussite, d’ascension sociale, de valorisation du gagnant, qui « infiltrent » et, surtout, « normalisent » les motivations des futurs travailleurs sociaux ainsi que leurs représentations des métiers et des pratiques. « Avant, on s’inscrivait dans un parcours qui se forgeait au fil des ouvertures, poursuit la psychologue. Aujourd’hui, les futurs jeunes pro parlent de “carrière” : ce n’est pas le métier en soi qui importe, c’est la place sociale qu’il produit. Il y a dans ce positionnement à la fois quelque chose de très instrumentalisé, de quasi infantile, mais aussi de très anxiogène – l’angoisse de ne pas savoir quoi faire face à l’expérience de la rencontre – que nous voulons d’emblée mettre en questionnement chez eux, pour les aider à entrer avec souplesse, autonomie et responsabilité dans la construction d’une culture professionnelle en mouvance et déjà opérationnelle. »

La culture pour réinvestir le social

Retour sur scène, où l’intervention de l’anthropologue Adrienne O’Deye situe l’enjeu des conditions de préparation à l’intervention sociale aujourd’hui à un niveau essentiellement qualitatif et politique, avec la nécessité « d’espaces d’élaboration et de construction du sens même de l’engagement dans ces métiers difficiles, où la prise de distance est à construire en permanence, et des moyens de “tenir” à l’épreuve quotidienne de difficultés dont la société se déleste ». « Notre société génère des pratiques d’exclusion où les dispositifs sont très déshumanisés, portés par des professionnels qui, sur le papier, restent des travailleurs sociaux mais finissent par “gérer” des situations, faute de temps suffisant avec les usagers », regrette la chercheuse. C’est pourtant là, selon elle, que réside l’efficacité de l’accompagnement, « dans cette partie sociale du travail social qui doit être réinvestie, plutôt que de vouloir plaquer des dispositifs mal adaptés qui font perdre beaucoup de temps et d’argent à la société. »

Pas de fatalité qui tienne, il s’agit d’ouvrir les possibles : « La façon dont le professionnel va chercher à créer du lien dans son propre environnement pour trouver des ressources, des partenaires, et va mobiliser l’environnement de l’usager change tout, affirme cette spécialiste. On a un lien prouvé entre la qualité du réseau entre les professionnels et l’évolution de la situation des usagers et de leur famille, accompagnés alors de façon beaucoup plus globale que pour un problème uniquement social. A l’inverse, quand chacun travaille en solo, cela s’aggrave. »

Le poète Makenzy Orcel lui succède. La trentaine magnétique, l’artiste s’asseoit sur le bord de la scène, à quelques centimètres du public, où il donne en partage ce qui fait ressource dans son parcours : « Pour moi, la littérature et la poésie, dans une vie, c’est avoir le courage de s’opposer à la soi-disant vérité, de donner à voir autre chose que des idées reçues. Elles portent des intensités qui peuvent nourrir l’action et le désir de changer le monde. » La culture au cœur d’un rapport au monde et de la fabrique du social… La transition est toute trouvée pour les ateliers thématiques de l’après-midi.

En réunissant par petits groupes ces futurs professionnels dans les locaux et en leur adjoignant à chaque fois un artiste et un formateur, l’objectif est de les mettre en mouvement dans la réflexion proposée, à travers une démarche participative et médiatisée par l’approche de l’art. A partir d’une déclinaison du thème principal imposé (« exclusion », « se nourrir », « grandir », « handicap », « faire société », « migration »…), l’idée consiste à les amener à se frotter avec les résistances qu’ils peuvent exprimer à l’égard de certains publics (les personnes âgées, handicapées…). Là encore, nul PowerPoint. Place à l’expérience, à l’expression, aux sens, à travers le chant, le modelage, la peinture, la poésie, le cirque… Une expérience qui fait « effet de surprise, de rencontre avec le réel, et préfigure un rapport au savoir de ce qui ne s’apprend pas », précise Caroline Azémard.

A l’atelier de slam « faire société », l’échauffement n’est pas de trop pour faire quitter les bancs du fond de la salle, lâcher les corps et les émotions, avant d’initier un brainstorming puis de lancer le débat et l’écriture. Parmi les étudiants, Karim Gacem, formateur, se prête au jeu et « se donne » au même titre qu’eux : « En laissant les clés de la séance à l’artiste et en participant à leurs côtés, on instaure dès le début du cursus un dialogue, un “faire ensemble”, une réciprocité qui manquaient jusqu’à présent. Dans nombre de sociétés, on n’ouvre pas une discussion sans avoir passé beaucoup de temps à se présenter et à se considérer. Chez nous, on essaie d’aller vite, ce n’est pas pareil que ce qui se passe doucement, observe le sociologue de la famille. D’autres liens, plus directs, mobilisateurs, se créent. Cette qualité de rencontre et d’intégration engage autrement les “jeunes” entrants dans leur formation. »

Même ouverture à l’atelier « exclusion », où les souffleurs de poésie proposent aux étudiants de créer une « levée d’écriture » vagabonde. Dans une atmosphère feutrée, les échanges commencent à faire émerger sur leurs feuilles blanches des questions « ni de convention ni conventionnelles », en lien avec les enjeux complexes de la relation professionnalisée à l’autre. Demain, ils les brandiront silencieusement sous la forme de pancartes lors de la mise en commun de toutes les productions réalisées dans les ateliers. « Comment peux-tu m’inspirer ? », écrit Maeva à sa table. « Mon handicap ? », interroge Lydie. « Qu’est-ce que je fais de bien aux autres ? », se demande Sylvie. « Faut-il balayer en soi ? », questionne Gaëtan.

« Très souvent, les gens qui travaillent dans le social font face à des conditions tellement difficiles qu’ils se retrouvent la peau cornée, blindée, et traitent la personne qui souffre sans affects, sans plus pouvoir prendre en compte la difficulté, l’accidentel, relève Olivier Comte, directeur artistique de la compagnie des souffleurs. Or on sait que c’est également par les bouleversements intérieurs que l’on mesure la catastrophe chez l’autre et que l’on peut y apporter quelque chose de profondément humain. »

S’ouvrir aux autres par l’émotion

Autant de dimensions sollicitées auxquelles Mohamed Ben Ali, 50 ans, d’origine tunisienne, en première année de moniteur-éducateur, ne s’attendait pas du tout. « Ce choix de l’art, par rapport auquel on peut être complexé au départ, n’est pas anodin. Il vient interroger ce qui fait lien social et renforcer nos compétences pour notre accompagnement “après”, notamment sur le plan de l’écoute », explique cet ex-directeur de magasin puis entraîneur sportif, dont le souci de l’autre s’est transformé en vocation lors d’ateliers intergénérationnels : celle d’accompagner les plus âgés.

Pour sa part, ce que retient Amandine Wszolek, 28 ans, c’est « une belle entrée en matière par l’émotion »… De fait, le dispositif fait tout de suite sortir des tâches et missions propres à chacune des filières auxquelles les étudiants pourraient avoir vite tendance à se cantonner. « On se retrouve à égalité, tous impliqués, à penser ensemble quelque chose de la professionnalisation, comme le début d’une culture commune », apprécie la jeune femme en première année d’éducatrice spécialisée, titulaire d’une licence en sciences du langage et jusqu’ici directrice de centre de loisirs.

Concrètement, l’ambition de l’équipe est de « situer culturellement » le cursus, souligne Karim Gacem : « Ces deux journées affichent clairement les modalités de notre conception de la professionnalité fondées sur une ouverture à l’autre, à la vie, sur un rapport aux savoirs, à la culture. On n’est pas dans une citadelle assiégée, il n’y a pas de possibilité d’obscurantisme ou de fondamentalisme. » Une affirmation d’autant plus importante, a fortiori, que l’école se trouve en banlieue et qu’elle annonce d’emblée que l’on va y parler de tout, de philosophie, de désir, de musique, de religion, avoir des références culturelles pointues. Sans créer d’illusion. « Il s’agit de poser un cadre d’évolution où l’on accueille et engage chacun avec tout ce qu’il est déjà. »

Un métier « idéalisé » en plein changement

Son collègue Sorel Keita, juriste et formateur, très engagé dans le milieu associatif local, y ajoute l’importance déclarée de la place de chacun : « Cela ne va pas nécessairement de soi pour les nouveaux étudiants issus des quartiers, ou qui ont connu des échecs auparavant, ou encore qui ont choisi cette voie pour sortir du chômage, des plus motivés aux plus incertains sur la suite de leur parcours. » Dans une telle diversité, « il est important de dégager ce qui les unit et d’initier la confiance pour leur donner envie d’avancer ensemble, pas seulement comme professionnels mais également comme des acteurs de cohésion de la société tout entière. Si l’on y arrive entre nous, on peut projeter aussi cette dynamique à l’extérieur », insiste ce fin connaisseur du territoire essonnien, qui note aujourd’hui une « mode » du travail social en banlieue sans doute idéalisé, mais perçu comme « positif et franchement utile ». Maeva, 21 ans, en première année d’éducatrice spécialisée, qui avait arrêté la fac depuis deux ans, parle de « toutes ces choses » qu’elle a découvertes sur elle-même au cours de ce temps privilégié : de sa capacité à prendre la parole en public à celle de construire un groupe pour concrétiser un projet. « Cela donne des ailes. Je me suis dit : “Ça y est, c’est parti pour toi !” », raconte la jeune femme, touchée par la fragilité du monde et soucieuse d’associer le geste utile à la pensée à travers ce métier.

Comme un socle essentiel proposé à ces futurs professionnels pour fonder et unifier leur posture au sein d’un paysage de formation aux métiers de l’action sociale en plein bouleversement(1) : « Face à la prégnance de la notion de “référentiel de compétences”, les étudiants, en décrochant un à un leurs modules, ont le sentiment de juxtaposer des contenus de formation sans les relier, analyse Caroline Azémard. De tels moments ont pour effet de les interpeller sur le sens de leur engagement et de leur permettre de rassembler le puzzle. L’expérience ne suffit pas : ils ont besoin d’être accompagnés pour faire la synthèse à la fois au niveau personnel et dans leur environnement professionnel. »

Globalement, le dispositif ne génère pas de surcoût important. Au-delà de quelques cas, il se fait généralement sur le temps de travail des formateurs. Et quand bien même, l’appétit et la joie suscités chez les étudiants constituent un investissement sans prix. « Cela éveille une qualité d’attention, de silence, d’accueil de ce qui va être porté en cours, de liens créés entre eux, et une dynamique intéressante. Plus besoin de passer en permanence dans les salles pendant l’année pour faire la discipline et leur rappeler qu’ils sont des professionnels », se réjouit la directrice, qui alimente la démarche avec les formateurs tout au long de l’année par le biais de journées d’études ou de rencontres interfilières.

Jusqu’à envisager des changements dans les modalités mêmes de gouvernance au sein de l’école. Cette année, des débats citoyens vont être initiés, avec l’ambition d’en faire des espaces de parole pour ces futurs professionnels. « Ce n’est pas nous qui fixerons l’ordre du jour mais eux qui décideront », explique Sorel Keita, chargé de leur lancement. Un début de processus pour les rendre encore plus acteurs.

Notes

(1) Irfase : 5, terrasses de l’Agora – 91034 Evry cedex – Tél. 01 60 79 47 47 – irfase.idf@irfase.com.

(2) Une définition du travail social, qui n’existait pas jusqu’à présent, a été ajoutée par décret du 6 mai 2017 au code de l’action sociale et des familles. La publication des décrets sur les référentiels qui réformeront en pratique les diplômes est attendue pour la fin 2017.

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