J’aurais pu titrer « Affaires sociales et questions intimes », ce qui reviendrait à considérer qu’il y a deux sortes de questions. Ce n’est pas le cas. La virgule dans le titre marque une continuité et souligne, justement, qu’il n’y a pas de rupture. Les questions sociales sont collectives, institutionnelles, syndicales, politiques, mais également intimes car inséparables de ce qui arrive à une personne sur le plan individuel, privé, sexuel, subjectif… L’inverse est également vrai. Dans les modifications qu’ils entraînent, un divorce, un licenciement, par exemple, peuvent et doivent être vus sous les deux angles idéologique et subjectif. C’est un fait vieux comme le monde, que les chercheurs et les praticiens abordent le plus souvent à leur insu. La nouveauté, c’est que je l’illustre à travers huit thématiques.
Leur commun dénominateur est qu’il s’agit de configurations construites dans l’histoire sociale. Avant Freud, les gens ne faisaient pas de lapsus, ils faisaient des erreurs. De même, avant la psychiatrie, il n’y avait pas de fous, on parlait de l’« idiot du village ». En outre, une forte tendance est d’expliquer à travers du « tout social » et, surtout, du « tout psy ». Or, au XXIe siècle, il est impensable de travailler sur l’idéologie sans s’appuyer sur la logique de l’inconscient, et réciproquement : les deux font nœud. Les thèmes abordés éclairent la nécessaire objectivité des énoncés et des diagnostics et l’impossible neutralité de ceux qui les énoncent.
Ma thèse est qu’il faut différencier le vieillissement, qui est un processus physiologique, anatomique, physique, de la vieillesse, qui est une construction idéologique sous laquelle on désigne les personnes âgées et on intervient à leur propos. C’est une idée, finalement, très énigmatique car, à partir du moment où l’on est né et vivant, on prend de l’âge. Logiquement, il faudrait donc parler de « personnes plus âgées que d’autres ». La vieillesse dépasse largement le seul critère de l’âge, lequel est une condition nécessaire mais pas suffisante. Aujourd’hui, pour autant, on a l’impression d’entrer dans la vieillesse comme on entre dans les ordres : il faudrait revêtir certains habits, se comporter de telle façon, quelles que soient les caractéristiques subjectives des personnes. En échange de quoi, elles auraient accès à des prestations, à des droits, que les services sociaux leur procurent. Se lover dans la vieillesse permet d’avoir un tarif « senior », une place socialement réservée. Le mot même de « vieillesse » impose un chemin à emprunter suggéré par des experts, des médecins, des psychologues, des bénévoles, des travailleurs sociaux, des services spécialisés, des entreprises commerciales… Déconstruire invite à interroger les évidences pour ventiler la serre des convictions.
On peut faire l’hypothèse que plus ils sont analysés par le prisme de la vieillesse, moins leur capacité à décider de leur vie peut être entendue. Ainsi, sur le plan intime, il est très difficile d’aborder la question de leur sexualité car ils sont censés ne plus avoir de désir. C’est là une représentation de la vieillesse, ce ne sont pas les personnes âgées. A aucun âge le désir ne va de soi. Dans les EHPAD, il est fréquent que des membres du personnel déclarent à propos des petits vieux : « Ils ne pensent plus à ça », ou s’émeuvent lorsque deux résidents demandent à dormir ensemble. Comme si, chez les plus jeunes, la sexualité allait de soi ou ne pouvait être également émouvante ! Ce qui étonne, c’est que le désir chez les sujets âgés puisse encore surprendre. On parle des « vieux beaux », qui gardent de « beaux restes », des papis et mamies « primesautiers », des « vieux pervers » ou des « petites vieilles salées ». Autant de termes familiers pour désigner celles et ceux qui ne rentreraient pas dans le moule de la vieillesse.
Il y a des victimes, bien sûr, sauf que l’on n’est pas une victime en l’air, mais dans une société, une catégorie sociale, un pays donné, etc. La victimologie a tendance à escamoter le contexte psychosocial, les enjeux, les intérêts, les alliances, les antagonismes, et à se cantonner au pathos. Dire « victimes », c’est trop dire et pas assez. En rendant compte des attentats, des crimes, des migrants…, un certain journalisme, les discours pseudo-savants ou encore les discussions de café du commerce mettent l’accent sur les seuls personnages au détriment des logiques objectives. Par exemple, il y a une discrétion presque totale sur le fait que les tremblements de terre ne frappent pas de la même manière toutes les populations et, dans une même société, tous les groupes sociaux en fonction des lieux d’habitation, des moyens de transport ou, encore, de l’accès aux soins. La tendance à faire de tout le monde des victimes méconnaît que toutes les victimes ne se valent pas. Que dire, également, de l’expression souvent utilisée de « victime innocente » ? Que serait une victime coupable ?
Chaque année, à certaines périodes, la question du suicide suscite un véritable déferlement médiatique, avec des campagnes de sensibilisation auprès du grand public. Des spécialistes s’expriment, des commissions sont créées. On cherche une cause, « la » cause. Or la mythologie des causes est faussement rassurante car les cas de figure sont très disparates. Le suicide paraît flagrant en termes de perception, de médiatisation, de doléances individuelles, de souffrances collectives, d’actes, de comportements. Pour autant, malgré les tentatives d’explication, ses contenus restent indéterminés. Sans parler du sens qu’un tel acte peut revêtir. Tout se passe comme si moins on savait de quoi il s’agit précisément, plus les solutions étaient faciles à trouver. Selon moi, la difficulté réside dans l’absence d’une définition claire et précise. On ne peut pas, en effet, dégager un consensus d’ensemble à partir d’une ou de plusieurs expériences individuelles sous peine de rendre universelles des caractéristiques simplement locales ou conjoncturelles. Ainsi, constater la recrudescence ou la diminution des suicides des jeunes nécessite de spécifier cette classe d’âge : est-on jeune de la même manière selon l’appartenance sociale ou le capital culturel ? Le suicide est une décision personnelle, certes, mais prise au beau milieu du lac social. Mieux le définir pourrait bénéficier à la prévention.
La prévention est possible, mais elle navigue parmi plusieurs paradoxes. Le premier est que la vie de chacun ne lui appartient pas : dans le droit romain, une peine était infligée aux « suicidants » ratés. De nos jours, des polices d’assurance excluent le suicide de leurs garanties, et donc du versement d’une pension aux survivants. Deuxièmement, aucune religion n’autorise le suicide mais des exceptions sont admises, comme les martyrs ou les kamikazes. Ensuite, vivre consiste en un éternel va-et-vient entre ce que la psychanalyse appelle « pulsion de vie » et « pulsion de mort ». Et on peut se demander en quoi les personnes qui attentent à leurs jours sont différentes du reste des humains. Enfin, aux yeux des autres, le suicide est souvent l’exemple d’un comportement irrationnel, mais pour son auteur, ce geste est chargé de sens. Renonce-t-il à la vie ou à une certaine vie ? Le réel est complexe. Si le suicidant a des raisons, l’intervenant, celui qui va faire de la prévention, a, lui, des intérêts. La politique sociale a des missions, les familles ont des ressentis et des investissements conscients ou inconscients… Tous visent à empêcher le suicide en redonnant goût à la vie. La contradiction est parfois que les uns tiennent à une vie dont l’autre ne veut pas ou plus. Il n’y a pas de formule magique. Le suicide, surtout quand il nous touche de près, est difficilement tolérable. Certaines démarches de prévention aussi, quand elles se mutent en une croisade de salut des âmes égarées. Le travail social est anobli quand il se fait avec les gens, qu’il accompagne sur un chemin. La prévention est intéressante quand elle vise la prise en compte et non la prise en charge. Ne pas chercher à faire pour autrui mais avec lui.
Propos recueillis par Brigitte Bègue
Le philosophe et sociologue Saül Karsz est consultant et responsable scientifique du Réseau pratiques sociales, créé en 1982. Son dernier ouvrage s’intitule Affaires sociales, questions intimes (éd. Dunod, 2017). Chez le même éditeur, il a publié Mythe de la parentalité, réalité des familles (2014).