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La mort lente du secret professionnel

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Comme tout un chacun, toute personne accompagnée dans un établissement social, médico-social ou sanitaire bénéficie du droit au respect de sa vie privée. En même temps, l’accompagnement dont elle bénéficie peut justifier, dans des conditions encadrées, que des professionnels partagent des informations entre eux ou avec des tiers. Pour Michel Boudjemaï, spécialiste de la formation juridique en action sociale et médico-sociale et formateur à l’IRTS Champagne-Ardenne(1), le législateur, à force d’introduire de telles dérogations au secret professionnel, aboutit à une dégradation inacceptable du respect de la vie privée.

« Le secret professionnel semble avoir vécu. A force d’étendre le champ du partage d’informations à caractère secret, le législateur a fini par atteindre ce qui constitue la base même du secret : le silence. Un silence qui n’est pas guidé par la volonté de dissimuler, de garder pour soi, mais tout simplement par celle de protéger la vie privée. Quelle que soit sa situation personnelle, professionnelle, économique ou sociale, chacun bénéficie du droit à la protection de la vie privée, conformément à la convention européenne des droits de l’homme (art. 8), au code civil (art. 9), ou encore à l’article L. 311-3, 1° du code de l’action sociale et des familles (CASF) ; et aussi à la charte des droits et libertés de la personne accueillie du 8 septembre 2003, qui garantit à chacun “le respect de la confidentialité des informations [le] concernant dans le cadre des lois existantes” (art. 7). Dans notre système juridique, la violation de ce droit fondamental peut être sanctionnée par le juge civil ou pénal(2). Toutes les personnes accompagnées dans des établissements sociaux, médico-sociaux ou sanitaires bénéficient de ce droit. En même temps, l’accompagnement dont elles bénéficient peut parfois justifier, dans certaines conditions strictement encadrées, que des professionnels soient amenés à partager des informations entre eux ou avec des tiers. Le travail en équipe et en partenariat est une nécessité, mais le législateur ne doit pas pour autant s’autoriser à déroger aux règles du secret avec autant d’aisance. Or, selon nous, trop de dérogations tuent les dérogations.

Informations « nécessaires à la prise de décision »

Dans certains secteurs du travail social ou médico-social, le législateur a prévu la possibilité d’un partage d’informations. C’est le cas en protection de l’enfance (CASF, art. L. 226-2-2) ou en matière de prévention de la délinquance, lorsqu’un professionnel constate une “aggravation des difficultés sociales, éducatives ou matérielles d’une personne ou d’une famille” (CASF, art. L. 121-6-2). Plus récemment, la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes introduit dans le CASF un alinéa qui autorise “les personnels des centres d’hébergement et de réinsertion sociale [CHRS] [à] échanger entre eux les informations confidentielles dont ils disposent et qui sont strictement nécessaires à la prise de décision” (CASF, article L. 345-1). Ajoutons également que « les personnes appelées à intervenir dans l’instruction des demandes de prise en charge, l’évaluation et l’orientation des personnes ou familles […] ayant recours au dispositif d’accueil, d’hébergement et d’accompagnement vers l’insertion et le logement […] peuvent échanger entre elles des informations confidentielles (CASF, art. L. 345-2-10, issu de la loi du 24 mars 2014 pour l’accès au logement et un urbanisme rénové, dite loi “ALUR”). Dans le secteur sanitaire, la loi du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé consacre le principe du partage d’informations au sein de l’équipe de soins ou entre celle-ci et des professionnels des champs social et médico-social (code de la santé publique [CSP], art. L. 1110-4). L’article R1110-2 du CSP, modifié par le décret n° 2016-994 du 20 juillet 2016, énumère les professionnels et les personnes physiques et morales ne relevant pas du domaine de la santé susceptibles de partager des informations : assistants de service social, accompagnants éducatifs et sociaux, mandataires judiciaires à la protection des majeurs, assistants maternels et familiaux, accueillants familiaux, etc.

Dans toutes les hypothèses de partage précitées, des conditions strictes doivent être respectées. Ne peuvent être échangées que des informations absolument nécessaires à la réalisation de la mission commune. Par ailleurs, de plus en plus de professionnels sont astreints au secret. L’article 226-13 du code pénal prévoit qu’on peut l’être par état (ministres du culte), profession (assistant de service social) mission (aide sociale à l’enfance [ASE], protection maternelle et infantile [PMI]…) ou fonction (secrétaire de l’ASE). Cette “liste” reste ouverte, puisqu’il est loisible au législateur d’y ajouter d’autres hypothèses. La loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes en constitue un parfait exemple. Celle-ci prévoit que “les personnels des centres d’hébergement et de réinsertion sociale sont tenus au secret professionnel dans les conditions prévues aux articles 226-13 et 226-14 du code pénal. Par dérogation au même article 226-13, ils peuvent échanger entre eux les informations confidentielles dont ils disposent et qui sont strictement nécessaires à la prise de décision” (CASF, art. L 345-1).

Le législateur a manqué de discernement : il n’est pas tolérable que le simple statut de salarié d’un CHRS, ou d’une toute autre structure d’ailleurs, puisse entraîner une telle conséquence. C’est oublier que le secret induit une lourde responsabilité qui repose sur une déontologie professionnelle impliquant notamment une formation en lien avec celle-ci. On ne peut traiter de manière identique des personnes qui se trouvent dans des situations professionnelles différentes ou qui sont issues de cursus de formation différents.

33 000 ESMS et 800 000 travailleurs sociaux

Le législateur est allé encore plus loin. A la suite de la loi du 26 janvier 2016 et de l’ordonnance n° 2017-31 du 12 janvier 2017, l’article L. 1110-4, I du CSP dispose que “toute personne prise en charge par un professionnel de santé, un établissement ou service, un professionnel ou organisme concourant à la prévention ou aux soins dont les conditions d’exercice ou les activités sont régies par le présent code, le service de santé des armées, un professionnel du secteur médico-social ou social ou un établissement ou service social ou médico-social mentionné au I de l’article L. 312-1 du code de l’action sociale et des familles a droit au respect de sa vie privée et du secret des informations le concernant”. Cet article est rédigé dans des termes généraux et vise les professionnels et les établissements du champ social et médico-social, puisqu’il se réfère directement à l’article L. 312-1 du CASF. Ce dernier énumère les seize catégories d’établissements et services (ESMS) soumis à la loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale. Cette nouvelle disposition concerne potentiellement quelque 33 000 ESMS et 800 000 travailleurs sociaux. Par ailleurs, l’article L. 1110-4, I du CSP définit le champ des informations couvertes par le secret : “Ce secret couvre l’ensemble des informations concernant la personne venues à la connaissance du professionnel, de tout membre du personnel de ces établissements, services ou organismes et de toute autre personne en relation, de par ses activités, avec ces établissements ou organisme. Ils s’impose à tous les professionnels intervenant dans le système de santé”. Les notions de “secret” et de “professionnels” auxquelles renvoie cet article, combiné à la définition du périmètre de ce secret donnée par le II du même article, permettent de déduire que le législateur entend bien soumettre toutes les personnes ainsi visées au secret professionnel. Tout semble plaider pour la reconnaissance d’un secret professionnel “généralisé”. Avec, il est vrai, un partage d’informations limité légalement, mais largement possible.

De plus en plus d’hypothèses légales autorisent le partage d’informations à caractère secret ; et le législateur étend la liste des professionnels astreints au secret dans des proportions inquiétantes. Ce double phénomène nous amène à signer l’acte de décès du secret professionnel. La loi de janvier 2016 a fait sauter le dernier verrou. Faut-il s’en inquiéter ou s’agit-il d’une évolution nécessaire à laquelle nous finirons par nous adapter ? L’histoire nous le dira. Mais nous craignons une banalisation du secret professionnel, qui risque d’aboutir à terme à une sorte d’égalisation des professions par rapport à ce concept opératoire clé. Or, assumer le secret professionnel implique une posture, un engagement et une formation adéquate. Les ESMS peuvent le garantir pour certains professionnels, mais sûrement pas pour l’ensemble de leur personnel. Il est urgent d’ouvrir un débat à ce sujet afin de faire renaître le secret professionnel de ses cendres, d’abord dans l’intérêt de l’usager, ensuite pour redonner du sens au travail social.

Le prétexte d’un accompagnement de meilleure qualité, invoqué généralement pour justifier des dérogations aux règles du secret professionnel, aboutit in fine à nier à certaines personnes le droit au respect de leur vie privée. Ce qui, dit autrement, revient à créer deux catégories juridiques distinctes. Celle des personnes remplies de leurs droits et celle des autres qui, à cause de leur vulnérabilité, se voient reconnaître des droits plus faibles. »

Contact : mboudjem@club-internet.fr

 

Notes

(1) Michel Boudjemaï est également l’auteur de Secret et discrétion professionnels (éd. ASH professionnels, 2015).

(2) La violation du secret est une infraction pénale pour laquelle l’auteur encourt un an d’emprisonnement et 15 000 € d’amende. Obtenir ou tenter d’obtenir la communication d’informations à caractère secret en dehors du cadre légal relève de cette infraction. Des peines complémentaires sont susceptibles d’être prononcées, comme l’interdiction d’exercer sa profession.

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