Je suis engagé dans un projet avec une dizaine d’EHPAD pour améliorer l’écoute et l’accompagnement des résidents et de leurs proches. En tant qu’anthropologue, je travaille sur le terrain, et je me suis aperçu que la majorité des soignants et des professionnels du secteur médico-social connaissaient mal les sujets âgés, le monde qu’ils ont connu jeunes, les changements dont ils ont été témoins, la façon dont ils vivent leur avancée en âge. Ils sont souvent démunis aussi quand ces derniers leur rapportent les événements douloureux de leur vie, leur crainte par rapport à leur fin de vie. Ce livre est là pour les aider à mieux connaître cette population et à être plus à l’aise dans les moments d’échange, eux qui doivent être à la fois les garants de la vie et les témoins de la mort.
Traditionnellement, les établissements confient l’écoute à des spécialistes, et notamment à des psychologues. Cependant, les personnes âgées ne s’adressent pas forcément à eux mais au personnel qu’elles côtoient tous les jours et qui sont aussi bien l’aide-soignante, l’infirmière, l’agent d’entretien que la personne chargée de la restauration. Peu importe leur fonction, l’essentiel est que les résidents choisissent à qui ils veulent parler, et non pas qu’on leur impose un interlocuteur en pensant que c’est bien pour eux. C’est en ce sens qu’il faut innover et former les professionnels à l’écoute.
Dans la société d’aujourd’hui, tout le monde parle à leur place, en leur nom, mais en réalité on entend très peu les personnes âgées elles-mêmes. Par ailleurs, tout le monde pense savoir écouter, mais cela est beaucoup moins évident qu’il n’y paraît. En effet, il faut distinguer l’écoute fondée sur les questions d’ordre pratique ou médical de celle relevant des questions existentielles du type : « En ai-je encore pour longtemps ? » Dans le premier cas, les professionnels savent très bien ce qu’il faut faire : donner un verre d’eau, un médicament, prendre la température… Dans le second cas, c’est beaucoup plus complexe car on sort des soins techniques pour entrer dans un registre plus spirituel, celui du sens de la vie. Les professionnels sont terrifiés lorsqu’un résident leur lâche : « Je n’ai plus envie de vivre » ou leur demande : « Quel intérêt ai-je encore à vivre comme ça ? » C’est comme si un enfant dit à sa maman que sa soupe n’est pas bonne, ça la panique parce qu’elle pense faire de son mieux. Or les professionnels font véritablement ce qu’ils peuvent et sont très attachés aux personnes âgées.
Il n’y a pas de recettes miracles. Néanmoins, la clé est de renoncer à penser à la place de l’autre. Ce qui est facile à dire et difficile à faire. Une véritable écoute doit considérer le résident comme un sujet, auteur et acteur de sa vie, et non pas comme une personne souffrante. Hélas, les professionnels du soin ont tendance à ne se représenter la vieillesse que comme une accumulation de troubles et de dégradations. Bien entendu, le vieillissement engendre des pathologies majeures dont ils doivent s’occuper. Pour autant, il ne faut pas tomber dans l’infantilisation. D’ailleurs, selon moi, l’expression « personnes âgées » n’est pas appropriée. On devrait plutôt dire « personnes engagées dans le dernier tiers de la vie ». Ce serait une manière de les valoriser et de pointer qu’elles sont en avance sur les autres générations et qu’elles ont des expériences à leur transmettre. Mais parler de « personnes âgées » est confortable : cela permet de mettre le vieillissement, la maladie, la mort à distance. La société plébiscite la jeunesse, la beauté, le dynamisme, c’est normal mais, parallèlement, elle met les vieux de côté en les cantonnant à être des stéréotypes, voire des assistés.
A l’hôpital Bretonneau, à Paris, les formations à l’écoute durent six jours et, en EHPAD, quatre jours. L’objectif est de donner aux professionnels une autre vision des sujets âgés, alors que parfois quarante, voire cinquante ans les séparent d’eux. On travaille sur les modes de vie, les valeurs des personnes dont ils s’occupent, mais aussi sur les représentations, le vécu des soignants. C’est d’autant plus important quand ceux-ci sont jeunes : qu’est-ce que vieillir signifie quand on est dans le premier quart de sa vie et que l’on a suffisamment d’énergie pour rebondir ? Mais quand vous avez 70 ou 80 ans, que vous avez traversé des bouleversements importants, vous prenez conscience de la « finitude ». Cette interrogation devient centrale avec la vie en EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]. Car quand on ne travaille plus, que l’on a perdu l’être cher, la santé, que le réseau relationnel diminue, que l’on n’a plus la reconnaissance de ceux qui « font quelque chose », alors les atteintes narcissiques sont énormes.
Oui, car même les plus jeunes commencent toujours par se plaindre de détails très concrets quand cela ne va pas. Il est rarissime que quelqu’un parle d’emblée de sa problématique existentielle. Il faut donc aller au-delà de la simple plainte. Si un résident dit : « La soupe était froide hier soir », peut-être l’était-elle vraiment, mais si les plaintes se répètent, on doit se demander ce qu’il y a derrière et prendre les paroles au sérieux. Il n’y a pas de limite à l’écoute, mais elle ne doit pas être centrée uniquement sur les actes techniques et, lorsqu’elle est vraie, la personne âgée se sent reconnue. Cela l’aide à libérer sa parole, à ne pas somatiser et à appréhender plus sereinement les transitions auxquelles elle est confrontée. Surtout, cela lui permet d’être en lien avec l’autre.
La satisfaction de bien faire leur travail. Le professionnel qui, pour éluder les questions existentielles d’un résident, se contente de dire : « Ça ira mieux demain » ou : « Ça va aller, venez jouer aux cartes avec les autres », sent bien qu’il n’apporte pas une réponse juste, capable d’accompagner avec délicatesse la parole de l’autre pour qu’il puisse mettre des mots sur ce qui est difficile pour lui. Du coup, il est mal à l’aise. La sanction est très forte car les problèmes se posent malgré tout et les professionnels se retrouvent en souffrance. Il faut travailler avec les cadres de l’institution pour qu’ils comprennent que leurs collaborateurs ont leurs tâches à accomplir en temps et en heure, mais qu’il faut aussi leur laisser la liberté d’être un peu disponibles. Il suffit souvent de dix minutes pour que des choses essentielles soient dites avec un résident et qu’il soit mieux dans sa tête.
Cela dépend des établissements mais, globalement, c’est un problème majeur. La mort n’est pas nommée, on n’en parle pas. C’est un tabou. Sauf que les résidents qui ne voient plus un voisin de table depuis quelques jours ne sont pas dupes, ils devinent qu’il se passe quelque chose. Si on leur avait dit qu’il était mourant, ils auraient peut-être aimé aller lui rendre visite et, une fois décédé, se recueillir auprès de lui. Au lieu de ça, on met juste la photo du défunt dans un coin. C’est pareil avec les proches : un résident qui décède est placé sur un lit réfrigéré en attendant que les pompes funèbres viennent le chercher. La plupart du temps, il n’y a ni lieu de recueillement multiconfessionnel, ni espace de paroles. L’institution s’occupe de l’organisation matérielle, de l’heure des repas, de la propreté, des budgets, de mettre des fleurs sur les tables… mais passe sous silence les questions majeures sur la fin de vie. Tout le monde sait pourtant que l’on n’est pas « au Club Med ». Chaque année, un EHPAD recense environ 30 décès. Etre capable d’accepter de parler de la mort permettrait de défendre de façon plus joyeuse et ouverte que cette réalité-là existe bel et bien, mais que l’on peut continuer à vivre quand même.
C’est le drame. On transpose la dégradation de l’état physique des personnes âgées à leur état psychique. Et comme leur corps est très affaibli, on ne leur dit rien, de peur de les contrarier. Mais c’est un désastre. Trop protéger empêche d’échanger sur ses angoisses. Ne pas dire la vérité met sur un chemin impossible. Et, sur le plan éthique, cela pose un problème : qui est-on pour prendre la décision que l’autre est trop fragile pour pouvoir assumer le destin qui est le sien ?
Propos recueillis par Brigitte Bègue
L’anthropologue Georges Arbuz est membre fondateur de l’association La Vie devant nous, qui organise des sessions de formation aux pratiques d’écoute et d’accompagnement des personnes âgées à l’hôpital Bretonneau, à Paris. Il est l’auteur d’Ecouter les sujets âgés (éd. érès, 2017) et de L’avancée en âge au XXIe siècle (éd. L’Harmattan, 2015).