Le moins que l’on puisse dire est que les personnes âgées, surtout celles qui entrent dans la qualification de « dépendantes », ont occupé la scène médiatique ces derniers mois. Pas de « canicule » meurtrière cette fois-ci, mais, depuis l’enquête de Florence Aubenas sur la grève au sein de l’EHPAD Les Opalines jusqu’à la récente émission télévisée Cash investigation portant sur les établissements privés lucratifs, il n’y eut guère de semaines sans que l’on aborde la question. Et, comme souvent, le miroir que tendent les médias est inquiétant : surcharge de personnels sous-payés condamnés à des cadences infernales pour les soins et les toilettes, insuffisance des financements dédiés aux établissements, personnes âgées aux limites de la maltraitance, hégémonie des logiques managériales mortifères pour l’accompagnement et la relation…
Avec, évidemment, une bien moindre visibilité, le secteur connaît dans le même temps une recomposition d’ampleur du côté de ses modalités de financement. Dans le cadre de la loi « adaptation de la société au vieillissement » du 28 décembre 2015, un vaste chantier de réformes concernant la tarification des établissements et services pour les personnes âgées dépendantes a été engagé depuis le 1er janvier 2017.
On ne peut ici en détailler tous les aspects, mais plutôt en déceler les lignes de force. Tout d’abord, tous les services concernés doivent établir avec les pouvoirs publics un contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (CPOM), instrument destiné à lier une stratégie à moyen terme des opérateurs avec une garantie des financements pour la soutenir. Passons sur la curiosité, maintenant coutumière, que constitue le fait d’obliger une personne morale à établir un contrat. Tout tient au point de savoir ce qui sera vraiment négociable de ces contrats…
Ensuite, la logique de la tarification est profondément modifiée, avec le recours à l’état prévisionnel des recettes et des dépenses (EPRD) en lieu et place des budgets prévisionnels antérieurs : ce n’est plus le niveau des dépenses prévisibles qui détermine la demande de moyens, mais ce sont les activités qui induisent une masse de ressources et, par-là, commandent les dépenses. Liée au CPOM, cette novation dans le pilotage financier des structures constitue un total changement de paradigme. Dans le ciel des principes, les gestionnaires, d’un côté, disposent d’une plus grande marge de manœuvre avec une visibilité à cinq ans et, de l’autre, les financeurs voient leur tâche simplifiée et recentrée sur le suivi de la trajectoire des structures au travers des grandes masses financières, plutôt que dispersée dans un contrôle annuel et détaillé service par service.
Enfin, l’ingénierie d’établissement des tarifs, concernant les forfaits dépendance et soins, est réorganisée pour accentuer la dénommée « convergence tarifaire », le recours à des financements complémentaires extérieurs aux tarifs est accentué (enveloppes dédiées diverses, subventions d’équipement) et une « modulation par l’activité » est introduite pour pousser à des niveaux d’occupation des places maximum.
Si l’on revient à l’image assez catastrophique du secteur qui est propagée par les médias et qu’on la confronte aux réponses juridico-institutionnelles censées lui permettre de faire face aux problème collectif que constitue l’accroissement de la dépendance liée au vieillissement, on est sidéré par l’abîme qui sépare ces deux aspects d’une même réalité. D’un côté, est stigmatisé le manque patent de moyens, compte tenu de ce phénomène qui s’intensifie tant en quantité qu’en ce qui concerne la gravité des situations de dépendance. De l’autre, on choisit la voie du management qui consiste, à ressources quasi constantes, à pousser les opérateurs à faire plus et mieux si possible, pour l’essentiel en déportant la charge d’adaptation et éventuellement d’inventivité vers les acteurs du terrain. Une même question, deux visions de la solution apparemment sans rapport…
Cela dit, les défenseurs médiatiques de la « cause » et autres enquêteurs, tout à leurs « cas », ne nous disent pas où il faudrait prendre les considérables ressources que nécessiterait la réalisation d’un idéal de prise en charge parfaite de chaque personne dépendante en fonction de ses choix et de ses attentes ; quant aux régulateurs et gestionnaires des dispositifs, ils doivent bien savoir que les montages managériaux ont des limites très vite atteintes et que, sans solution en matière de flux financiers accrus, la politique sur la dépendance continuera d’aller mal et donc de susciter, de temps en temps, des émois collectifs. Ceux-là, au moins, sont faciles à produire et ne coûtent pas cher…