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Eduquer dans la rue

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Située à Boulogne-sur-Mer, l’association ELP a fait de la lutte contre le décrochage scolaire l’un de ses principaux chantiers. Sa particularité : agir principalement « hors les murs », en allant dans la rue au contact des jeunes.

En cette journée de juillet, le soleil n’est pas au rendez-vous dans le quartier du Chemin Vert, à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). La pluie fine qui tombe sans interruption n’empêche pas l’équipe de l’association de prévention spécialisée ELP (Education loisirs promotion)(1) de maintenir son action. Un barnum permet toutefois aux éducateurs de cette association de s’abriter. Quelques enfants et adolescentes prennent place autour de jeux de société. Sur le mini-stade situé juste à côté, Jonathan Dufour, éducateur sportif à l’Ufolep (Union française des œuvres laïques d’éducation physique), échange des passes de ballon avec des enfants que la bruine ne dissuade pas. Au grand dam des jeunes joueurs, le tournoi de football prévu l’après-midi semble compromis. Midi et demi, l’équipe va chercher des pizzas pour déjeuner sur place. Comme d’habitude, elle en prend plus que nécessaire. Justine Tintillier, éducatrice spécialisée, en propose aux enfants restés sur place. Ils commencent par refuser, expliquant qu’ils ont déjà « mangé des pâtes chez eux », avant de se laisser tenter. Visiblement, ils n’ont pas déjeuné… « Pendant les vacances, certains enfants passent la journée dehors et ne mangent pas à midi », précise l’éducatrice spécialisée.

Fondée en 1974, l’association ELP – l’un des huit « clubs de prévention » du Pas-de-Calais – est familière de ces actions. Pendant des décennies, son local (un ancien garage à bateau) a joué un rôle important dans le quartier. Jonathan Dufour a grandi ici. « Tout le monde allait s’y réunir, on y jouait au baby-foot », raconte-t-il. « En 2015, notre local a été cassé, relate Henri Cechosz, chef de service. Cela nous a amenés à changer nos pratiques : nous travaillons maintenant essentiellement “hors les murs”. » Il poursuit : « L’accueil inconditionnel, à la base du travail des associations de prévention spécialisée, passe par la rue. C’est là que se trouvent les jeunes qui décrochent. » Les initiatives menées en partenariat avec l’Ufolep s’adaptent aux possibilités des différents quartiers. En l’absence d’équipements pour les jeunes, et alors que la mairie a adopté un arrêté interdisant les jeux de ballon sur les parkings, cela sera une initiation à la boxe ou au badminton… Fréquemment aussi, les éducateurs s’associent à des animations « jeux » ou « lecture » réalisées par l’association ATD quart monde. « Nous sommes à côté pour discuter. Les jeunes nous présentent à leur maman », pointe Juliette Humetz, éducatrice spécialisée. Cette présence récurrente permet d’être identifiés et donc contactés en cas de besoin : « Quand un jeune a un problème, nous avons des informations par une mère, une sœur, une tante… »

Lutter contre l’échec scolaire

La lutte contre le décrochage scolaire est devenue un chantier de première importance. Le conseil départemental, qui finance à 90 % les 370 000 € de budget annuel de l’association, a recentré son mandat sur les 11-16 ans. La caisse des allocations familiales y participe à hauteur de 5 % et les communes de Boulogne-sur-Mer et Saint-Martin, respectivement de 3 % et 2 %. Une collaboration s’est engagée avec plusieurs collèges de l’agglomération. « ELP nous facilite le travail par sa présence dans les quartiers. Quand des grosses absences sont repérées, les éducateurs peuvent se déplacer très rapidement, alors que nous ne pouvons pas aller voir les familles », apprécie Pascal Carouge, conseiller principal d’éducation (CPE) du collège Angellier, situé au centre de Boulogne-sur-Mer. Dans ce contexte, le statut « extérieur » des éducateurs de prévention spécialisée est primordial. « Le fait qu’ils interviennent hors du cadre administratif de l’Education nationale rassure les parents en difficulté, explique le CPE. En effet, beaucoup éprouvent une véritable “peur du gendarme” par rapport à l’institution scolaire. » Il faut dire que, en cas d’absences répétées, l’établissement a l’obligation de réaliser un signalement au procureur de la République. Les éducateurs de rue agissent, eux, dans le cadre de la libre adhésion, hors de toute mesure judiciaire.

Ce petit collège d’à peine 500 élèves, doté d’une section d’enseignement général et professionnel adapté (Segpa), compte un tout petit noyau dur d’enfants très absentéistes que l’institution peine à raccrocher. « Un élève n’est pratiquement pas venu en cours de la sixième à la quatrième », explique Pascal Carouge. Le travail avec les parents peut nécessiter du temps : « Il faut parfois sortir l’“artillerie lourde”, l’assistante sociale, les éducateurs, mais ça paie, se félicite-t-il. Nous avons réussi à faire venir au collège une mère qui, au début, n’ouvrait pas la porte. » Le travail avec les parents n’est pas toujours aussi difficile. Ce sont parfois eux qui, inquiets au sujet de leur enfant, alertent le collège pour solliciter de l’aide. L’établissement demande alors aux éducateurs d’ELP de les contacter. « Dans ces moments, certains parents se livrent beaucoup », observe Justine Tintillier. La lutte contre le décrochage scolaire implique aussi un travail avec les écoles élémentaires. « Des enfants étant déjà très absentéistes dès le CM1-CM2, nous avons réalisé des sorties avec les enseignants pour les raccrocher », précise l’éducatrice.

Autre établissement, autre thème d’intervention. Au collège Salengro, situé à Saint-Martin, des bagarres aux arrêts de bus voisins – un élève était allé jusqu’à sortir un couteau pour menacer des camarades – ont constitué l’élément déclencheur. « Nous étions assez impuissants parce que les surveillants ne vont pas jusque-là, raconte Caroline Gatien, la principale. Nous avons donc demandé à ce que des éducateurs d’ELP soient présents deux fois par semaine à ces arrêts, en variant leurs horaires de présence. » Une permanence de l’association a ensuite été mise en place au sein même du collège. « Cela a permis que je sois identifiée comme une “adulte du collège” », se félicite Juliette Humetz. Le micro-trottoir qu’elle a réalisé avec des élèves au sein de l’établissement et dans la rue a permis de faire émerger des problématiques : le harcèlement sur les réseaux sociaux, les discriminations liées au physique ou l’inégalité entre filles et garçons sont apparus au cœur des préoccupations des collégiens. « A partir de la rentrée, nous allons réfléchir avec les jeunes à des actions. Ils seront véritablement acteurs du projet. Nous devons toutefois veiller à ne pas faire doublon avec les initiatives menées au sein du collège. »

Accompagner lors des exclusions

Les éducateurs d’ELP sont aussi mobilisés en cas d’exclusion temporaire. Pas question de laisser les élèves exclus rester à la maison ! La sanction s’apparenterait à des vacances supplémentaires. Chaque jour d’exclusion, les collégiens passent une demi-journée avec l’association : « Les temps d’échanges individuels avec un éducateur permettent de revenir sur le pourquoi de la sanction, de réfléchir avec l’adolescent à une autre manière d’agir », explique l’éducatrice. En cas d’exclusion définitive d’un collège, ELP assure un suivi en attendant l’entrée dans un nouvel établissement. Trois semaines à un mois s’écoulent souvent avant que l’adolescent évincé n’intègre un autre collège. Pendant ce long laps de temps, la présence des éducateurs est importante. A ce travail avec les jeunes temporairement ou définitivement exclus s’ajoute une prise de contact avec les parents, s’ils ne sont pas déjà connus. « Il est important de clarifier notre place d’éducateurs avec les familles afin qu’elles fassent bien la différence avec les éducateurs qui interviennent pour l’aide sociale à l’enfance dans le cadre d’une assistance éducative en milieu ouvert ou pour la protection judiciaire de la jeunesse », insiste Justine Tintillier. André Henon, 60 ans, a bénéficié du soutien d’ELP pour sa deuxième fille, maintenant âgée de 18 ans : « Elle séchait tout le temps, je ne savais plus quoi faire ! J’en ai parlé à l’assistante sociale de la Maison des solidarités, qui m’a conseillé d’aller voir les éducateurs. » Ce soutien l’a soulagée. « Ils discutaient avec elle, l’ont accompagnée au collège, à la mission locale ou pour des stages. » Depuis quelques mois, elle s’est installée avec son petit ami à Marseille et est suivie là-bas par une mission locale dans le cadre de la « garantie jeunes ». Pour autant, le contact n’a pas été rompu avec ELP. « Nous essayons d’avoir des nouvelles. Il y a quelques jours, je parlais avec sa sœur, elle me l’a passée au téléphone », confirme Justine Tintillier.

Nouvelle corde à son arc dans le travail avec les parents, ELP collabore depuis un an avec Claire Truquet, coach en développement personnel. Celle-ci intervient pour la mission de lutte contre le décrochage scolaire, émanation du service municipal de la réussite éducative. L’association la contacte suivant ses besoins, qui sont très divers. « Ce sont parfois des parents qui n’arrivent pas à accompagner leurs enfants vers l’autonomie ou ne parviennent plus à communiquer… », déclare Claire Truquet. Lors du premier rendez-vous avec la famille, un éducateur est toujours présent. Une fois la mise en relation effectuée, les appréhensions dissipées, la famille n’a plus besoin de l’éducateur et un travail sur plusieurs séances peut s’amorcer avec la coach.

Des sorties en mer et en famille

Le travail autour de la parentalité prend parfois un tour original : des sorties voile en famille. Titulaire d’un brevet d’Etat de voile, le chef de service d’ELP est en effet directeur bénévole de Cité Mer, une association qui possède un voilier et un bateau de pêche. En mer, la parole se libère. « Récemment, un papa guinéen a raconté tout son voyage pour venir en France, son expérience en mer, ses parents tués devant ses yeux au pays… C’était vraiment très fort. » La sortie en bateau dure quatre heures. Chacun participe aux manœuvres selon ses capacités, Henri Cechosz se contente de donner les instructions : les parents ou les enfants plus âgés tiennent la barre, les plus petits peuvent tirer des cordes… « Pendant ce court laps de temps, le regard de ces parents sur leur enfant peut changer : il devient un objet de fierté et est, par exemple, celui qui réussit à bien tenir la barre, à faire que le bateau avance droit », relate-t-il. Ces moments permettent aussi de « se renarcissiser ». En mer, plus d’allocataire des minima sociaux stigmatisé. « Quand on croise un navire, on se salue entre barreurs, fini l’invisiblité ! », note l’éducateur. La sortie permet aussi de retisser des liens familiaux. « Ce moment partagé invite à en vivre d’autres, simples à organiser en bord de mer. Ce peut être une balade sur la plage, pour ramasser des moules. On peut ensuite les déguster en famille… » Dans le cadre de projets financés par le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), ELP organise aussi des sorties de pêche : des jeunes garçons, objets de mesures de justice, partent pêcher en mer avec leur père. « Revenir avec du poisson, c’est très valorisant ! On peut le donner à la grand-mère, le partager… La pêche, ça donne une identité ! », reconnaît Henri Cechosz. A Boulogne-sur-Mer, même si le nombre de pêcheurs professionnels a baissé, la mer reste au cœur de l’ADN de la ville. « Nous partageons avec les jeunes notre adoration pour elle, ces immenses espaces », s’exclame le chef de service d’ELP. Malheureusement, la pêche n’offre désormais que peu de débouchés professionnels aux jeunes pris en charge par l’association. Et la sélection est très rude pour entrer au lycée maritime, regrette Henri Cechosz : « “S’il est bilingue, il n’aura pas de problème”, ai-je pu entendre à propos d’un jeune qui souhaitait intégrer un CAP matelot. »

Sur la pelouse de la cité du Chemin Vert, la pluie cesse un temps de tomber, au grand soulagement des footballeurs en herbe. Les matchs peuvent commencer. Même si la majorité des joueurs sont des garçons, Anastasia, 13 ans, ne rate pas une occasion de jouer. Traditionnellement, le public de la prévention spécialisée était plutôt masculin, mais grâce à son travail sur l’absentéisme scolaire, ELP est désormais davantage en lien avec des jeunes filles. « Nous sommes confrontés à des situations d’isolement, pointe Rémi Fauquez, éducateur spécialisé. Certaines jeunes filles sont dans un profond mal-être, se scarifient. »

Connecter l’insertion au terrain

Si le mandat départemental a conduit à un recentrage sur les plus jeunes, le travail avec les jeunes adultes n’a pas pour autant cessé. Il est néanmoins davantage ciblé sur l’insertion professionnelle. Dans ce domaine, ELP travaille en partenariat avec l’association d’accompagnement à l’emploi « Réussir ensemble », ce qui a amené celle-ci à repenser son action. « Nous avons dû nous interroger sur le peu de fréquentations de notre local », explique Olivier Caboche, son directeur. « Dans nos quartiers, les gens ne passent pas la porte des structures, il est donc important d’aller vers eux », ajoute Emmanuel Kane, chargé de projet « insertion ». Tous les quinze jours, en alternance sur les trois agglomérations, il rejoint dans la rue les éducateurs spécialisés afin que ceux-ci le mettent en lien avec les jeunes. Dans ce bassin d’emploi du Pas-de-Calais, les marchés publics sont fréquemment dotés de clauses d’insertion. « Par notre connaissance du terrain, nous pouvons cibler les “leaders” de groupe. A la suite d’un premier chantier, ils se rendent compte qu’ils ont besoin de formations et que nous pouvons les aider à y accéder », précise Jelloul Melouani, éducateur spécialisé d’ELP. « Nous avons eu quelques belles réussites avec des personnes référentes », se félicite Emmanuel Kane. De quoi donner des idées aux autres membres du groupe, qui viennent parfois à la rencontre des éducateurs avec leur CV. Ces binômes « éducateur de rue-chargé d’insertion » apportent une plus grande efficacité. « Nos collègues d’ELP vont pouvoir nous mettre en contact et donner le premier niveau d’information, après nous pouvons expliquer les dispositifs », assure-t-il. Peu à peu, cette présence porte ses fruits : « Nous sommes connus. Certains jeunes astreints à porter un bracelet électronique nous reconnaissent et nous disent qu’ils passeront nous voir. Cela prend parfois un peu de temps, mais ils le font. »

Avec la multiplication du travail « hors les murs », les partenariats d’ELP se développent. Encore faut-il les faire vivre dans la durée. Tous les lundis, un binôme d’éducateurs est chargé d’aller rencontrer les structures partenaires, ce qui permet de faire un point sur les situations. Le binôme change après six mois et les cinq éducateurs spécialisés de l’association alternent. Toutes ces actions, ces partenariats se développent dans un cadre budgétaire contraint. « Nous respectons au maximum la commande publique. Chaque éducateur suit 26 jeunes et propose des accompagnements qualifiants autour de questions concrètes comme : “Comment puis-je t’aider à retourner à l’école” Mais nous avons perdu 5 % de notre budget en 2016 et autant en 2017 », prévient Henri Cechosz. La poursuite de la baisse des dotations des collectivités territoriales risque d’amplifier cette baisse.

Loin de ces considérations, les enfants terminent le tournoi de foot. Un atelier « préparation d’une salade de fruits » est lancé sous le barnum. Après incitation des éducateurs, les garçons rejoignent les filles à l’épluchage. C’est l’heure du goûter, le barnum va bientôt être démonté. « J’ai pu jouer au foot avec mon frère, il a 22 ans. Ça fait tellement longtemps qu’on ne fait plus rien ensemble », lance Anastasia, les yeux brillants. Retisser des liens, toujours.

Notes

(1) Association ELP : 3 202, quartier du Chemin Vert – 3, allée Boieldieu – 62200 Boulogne-sur-Mer – Tél. 03 21 91 42 61.

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