« L’action sociale est l’un des aspects d’un projet de société fondé sur les droits énoncés dans la Constitution. Elle se décline, notamment, à travers le travail social. Ce dernier n’est pas à même de résoudre les problématiques du logement, de l’emploi, de la maladie mentale, de la conjugalité ou de la parentalité. Acceptons cette limite, car elle dessine en creux la nature du travail social : accompagner des personnes dans la réalisation de besoins existentiels. Il ne s’agit pas de répondre à ces besoins, mais d’effectuer des actes afin que ces personnes deviennent capables d’y répondre.
La définition fait référence au “principe de justice sociale”, mais celle-ci nous semble hors de portée du travail social, qui contribue, sans doute, à l’accès aux droits, dans la limite des politiques économiques, sociales et culturelles des pouvoirs en place. Sans doute interpelle-t-il les élus au titre de la solidarité nationale qui les engage et de la cohésion sociale dont ils sont comptables. Mais cette ambition dépend d’une volonté politique qui soutient, ou pas, ou à des degrés divers, une politique sociale bénéfique aux moins favorisés, une perspective de justice sociale qui n’instrumentalise pas le travail social dans une simple distribution de prestations susceptibles de varier au fil des prévalences électorales, des évolutions démographiques ou des soubresauts de l’opinion publique. Une approche plus incisive, politisant l’action sociale, aurait introduit le principe de lutte contre les inégalités sociales.
Toute tentative de définition du travail social se heurte aux limites de la société qui le contient, marquée par la marginalisation d’un nombre croissant de laissés pour compte. Dans ce contexte, le travail social ne peut se réduire à la simple tâche de compenser les inégalités, réduction que n’opère pas la définition du CASF. Cependant, celle-ci ne clarifie pas le risque de dualisation d’un travail social à deux vitesses selon le degré de solvabilité des bénéficiaires. La définition du travail social doit reposer sur une approche socialisée – une affirmation du “vivre ensemble” –, pas sur une approche marchandisée – la prévalence des intérêts individuels dans un marché concurrentiel.
L’action sociale ne doit pas être considérée comme le filet de sécurité qui amortit la chute des perdants de la mondialisation concurrentielle. Reposant sur l’exercice de droits égaux dans une société démocratique, à l’opposé d’une société de castes ou d’ordres, le travail social refuse de hiérarchiser les individus selon leur valeur sociale. Ce rappel nous semble nécessaire, car on caractérise souvent le travail social par la déqualification de ses usagers. Ainsi, à l’issue de ses consultations, le HCTS a heureusement écarté de la définition l’expression “personnes en situation de fragilité et de vulnérabilité”. Il a aussi écarté, lors des débats, la notion de responsabilité des personnes dans les événements à l’origine de l’accès à certains droits, de même que la morale paternaliste propre à cette responsabilisation.
Pour autant, le travail social peut-il prétendre, pour les personnes accompagnées, “à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté” ? Autant le professionnel du travail social contribue à l’accès au droit – et, dans ce domaine, son rôle est de ne rien céder devant les réserves, les dérobades et les entraves qui lui sont opposées en s’appuyant sur le droit –, autant le fait d’assurer l’inclusion sociale et la pleine citoyenneté relève d’une visée politique qui excède largement le travail social. C’est un dessein de justice sociale que seuls la volonté des pouvoirs publics et l’engagement citoyen peuvent réaliser.
Un projet de société ne se réduit pas à une plateforme programmatique. Il soutient des orientations sur l’exercice du pouvoir et ses finalités, il justifie des choix relatifs au “vivre ensemble”, il ouvre des perspectives et dégage des principes d’action. Etroitement dépendant de ce projet politique, intimement lié aux mouvements sociaux qui le configurent, ce fondement historique du travail social aurait dû figurer en tête de la définition, d’autant que celle-ci se réfère, à juste titre, tant à la dimension universelle des droits de l’homme qu’à la dimension citoyenne de la démocratie.
Participer au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et pour leur communauté signifie qu’elles agissent sur leur existence, pas que c’est le travail social qui transforme leur existence. Cependant, nous nous interrogeons sur le “but” général énoncé : “émancipation”, “accès à l’autonomie”, “protection”, “participation”. Peut-on mettre sur le même plan la participation citoyenne, qui relève du libre arbitre, et le couple autonomie-protection comme condition même d’existence ? Ces termes posent un idéal hyperbolique et une contribution globale à un projet de société si vaste qu’ils finissent par ne plus “définir” le travail social. Ou posent-ils une vision tutélaire qui suppose des citoyens démunis au point que le travail social serait chargé de les inciter au devoir de participation citoyenne ? Et pourquoi les deux expressions “changement social” et “développement social” ? Qu’est-ce qui les distingue ?
A confondre le caractère professionnel du travail social – désormais lié par le plan gouvernemental au développement social – et le caractère politique du changement social ; à ne pas distinguer ce qui relève du projet de société et ce qui relève du travail social, on risque de tomber dans une phraséologie faussement consensuelle et, paradoxalement, de dépolitiser les enjeux de l’action sociale. Pour ne pas être utilisé dans des enjeux de pouvoir inhérents à toute société, sans pourtant ignorer qu’il tient sa légitimité de cette société, le travail social doit connaître son contexte politique d’exercice, avoir conscience de représenter une activité traversée par la dimension politique. Mais le professionnel du travail social ne peut pas s’attribuer la charge de promouvoir le changement social. Il ne ferait que s’y désespérer. Plus encore peut-être, à investir d’un tel dessein son activité professionnelle, il en décharge le corps social ; il dépolitise l’action sociale en réduisant le projet de société, la lutte contre l’injustice et l’inégalité sociale à une action professionnelle. Pour autant, on ne peut réduire les travailleurs sociaux à un rôle de distributeur de prestations, à une position tutélaire d’aide conditionnelle ou contrainte.
L’analyse des attendus de la définition montre que ce n’est pas tant le travail social qui est énoncé que sa raison d’être : le caractère politique de l’action sociale. Celle-ci n’est pas simplement un système de prestations, mais aussi une volonté de cohésion et de justice sociales. Ce préalable politique est impératif et la définition élaborée par le HCTS a écarté à raison le terme “discipline”, au sens trop étroit de la définition internationale. Mais si le travail social n’est pas pensé distinctement de son fondement politique, on risque d’entretenir une confusion des enjeux, attribuant au travail social et à ses professionnels la responsabilité du but en entremêlant finalité et moyens. D’évidence, le travail social est traversé par la question politique, parce que ses professionnels sont au contact de ce qui fait et défait la société. Il ne s’agit pas, pour eux, d’ignorer son caractère politique, mais de ne pas le prendre à leur charge. Le mérite de la définition est d’avoir énoncé la raison d’être politique du travail social et les modalités de l’action qui en découle. Son défaut est de les mêler sans les articuler, de les aligner en une succession d’énoncés, alors que la qualité d’une définition est de faire référence. Malmenée, débattue, critiquée, dépassée, elle a le mérite d’exister. Elle est une invitation à clarifier la complexité dialectique de la pensée politique et de l’action professionnelle.
Le professionnel du travail social n’a pas à développer politiquement son action : il instrumentaliserait la personne pour servir son dessein personnel de transformation sociale ; il dénaturerait la mission conférée par le pouvoir politique. Il doit distinguer la dimension politique, raison d’être de son travail, et ce travail lui-même qui, sans être neutre, s’inscrit dans les limites et l’ambition de la mission conférée. La distinction entre agent, acteur et auteur éclaire cette tension : le professionnel du travail social n’est qu’un agent lorsqu’il est confiné à la simple exécution, à la seule distribution de prestations, sans soutenir l’accès aux droits, sans examiner avec la personne ce qu’elle peut revendiquer au regard de sa situation et de l’injustice sociale que celle-ci représente ; il devient acteur lorsqu’il éclaire la personne sur ces aspects, ce qui comporte une dimension politique évidente, mais appartient à la personne en tant que citoyenne ; il se constitue auteur lorsqu’il construit avec la personne une pensée et une action de sorte qu’elle développe son pouvoir d’agir. Acteur de la dimension politique du travail social, il est auteur de la relation par laquelle il s’engage auprès de la personne. L’articulation nécessaire de ces trois niveaux n’est pas sans poser des dilemmes éthiques et déontologiques(2). Mais c’est justement parce qu’il se veut professionnel du travail social et non démiurge de la transformation sociale que le travailleur social se questionne sur la ligne de crête qu’il emprunte.
Le législateur a raison de placer la relation au cœur du travail social et de mettre en avant l’engagement du professionnel dans la relation et non dans un combat politique. Ce dernier doit être assuré par le jeu démocratique et les organisations de la société civile qui identifient des besoins et revendiquent les moyens d’y répondre. »
(1) Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017. Voir ASH n° 3010 du 12-05-17, p. 38.
(2) Voir les situations traitées par le Comité national des avis déontologiques et éthiques (CNADE) –