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Martine Abrous : « Une adresse pour faire valoir ses droits »

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De juin 2015 à août 2017, la sociologue Martine Abrous a mené une recherche-action sur la domiciliation en Seine-Saint-Denis. Un droit qui constitue, selon elle, un enjeu de citoyenneté et un levier pour lutter contre l’exclusion, mais qui n’est pas toujours bien connu ni bien appliqué.
En quoi consiste exactement le droit à la domiciliation ?

Ce droit n’est pas nouveau, il fait partie de la loi de 2007 sur le droit au logement opposable (DALO). Son intérêt a été réitéré en 2015 dans le cadre du plan de lutte gouvernemental contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Il permet, en effet, aux personnes sans adresse fixe de se faire domicilier au CCAS [centre communal d’action sociale] ou, à défaut, auprès d’une association, afin de préserver l’accès à leurs droits. C’est une avancée sociale car la domiciliation conditionne l’entrée aux administrations, aux établissements scolaires, aux employeurs… Sans adresse, c’est un peu la double peine : pas de carte d’identité, de couverture sociale, d’allocations chômage, de droit de vote, de citoyenneté… L’enjeu est important : en 2015, selon la Fondation Abbé-Pierre, près de 700 000 personnes n’avaient pas de domicile personnel.

Qui sont les personnes concernées ?

Sur un échantillon de 900 personnes en Seine-Saint-Denis, plus de la moitié sont des personnes précaires isolées, hébergées chez des tiers qui, souvent, sont eux aussi en difficulté. Elles alternent entre emplois, RSA [revenu de solidarité active], chômage et sont loin de la figure du clochard sous son abri de fortune. Beaucoup sont des Français issus de l’immigration – vivant depuis longtemps en France – qui se sont retrouvés à la rue après une séparation faisant souvent suite à un licenciement. D’autres sont des migrants en attente de permis de séjour. Certains, encore, sont des gens du voyage ou appartiennent à la communauté rom. Lorsqu’on est dans des parcours anxiogènes de rupture, d’instabilité, de recherche de solutions au jour le jour, de dépendance à l’égard d’une personne qui vous héberge, la domiciliation apporte un peu de sécurité sur le plan psychologique. Car si la famille, les amis, les compatriotes peuvent vous soutenir un moment, cette aide n’est pas éternelle. Les motivations des demandeurs sont variées : d’aucuns se domicilient pour un suivi médical, d’autres pour percevoir le RSA, d’autres encore pour recevoir leurs lettres en main propre. « Le courrier, c’est personnel, confidentiel. A la mairie, je sais qu’il n’est pas ouvert, alors que ceux qui m’hébergent le lisent », m’a dit une personne. Pour cet autre homme, que j’ai rencontré lors de mon enquête et qui dort dans sa voiture depuis son divorce, se faire domicilier est le seul moyen d’avoir une adresse en attendant un logement.

En pratique, comment s’effectue la domiciliation ?

Concrètement, la personne doit se présenter à l’accueil de sa mairie munie de sa carte d’identité ou de son passeport. Elle doit justifier d’un lien avec la commune : soit elle y travaille, soit elle y réalise des démarches d’insertion, soit ses enfants y sont scolarisés, soit elle y a des amis ou des proches. Depuis 2016, les motifs de domiciliation sont élargis à l’ensemble des droits civils, la notion de « séjour » se substitue à celle d’« installation sur le territoire ». A Saint-Denis, un service dédié a été créé. Le CCAS examine la demande et, si celle-ci est validée, délivre une attestation Cerfa d’élection de domicile. L’intéressé vient chercher son courrier au lieu où il est domicilié, il doit nécessairement se présenter ou téléphoner tous les trois mois. Le CCAS a obligation, dans les textes, de faire connaître aux différentes administrations la liste des personnes domiciliées afin que celles-ci puissent bénéficier des prestations sociales auxquelles elles ont éventuellement droit.

Certaines demandes sont-elles refusées ?

A partir du moment où le demandeur prouve son lien avec la commune, il ne devrait pas y avoir de rejet. D’ailleurs, la loi est plutôt offensive sur ce point car elle prévoit que les centres communaux ou les associations agréées à domicilier motivent leur refus. Dans les faits, les services de l’Etat qui coordonnent le dispositif manquent de visibilité sur des rejets parfois non justifiés. De la même manière, si l’application de ce droit premier tend à se concrétiser, des problèmes juridiques, administratifs et techniques la freinent. Alors que toutes les communes sont censées mettre en place la domiciliation, certaines ne le font pas. En Seine-Saint-Denis, les demandes se concentrent dans certaines villes, tandis que d’autres les déclinaient encore en juin 2017.

Dix ans se sont écoulés depuis la loi… Peut-on tirer un premier bilan ?

Pour l’heure, il n’existe pas de chiffres officiels sur le nombre de domiciliations effectuées, mais dans un contexte où le nombre de chômeurs et la précarité augmentent, où de plus en plus de bénéficiaires du RSA sont sans logement, la domiciliation apparaît comme un levier de l’inclusion. Premier point d’entrée pour faire valoir ses droits, elle confère une certaine reconnaissance sociale, une survie possible et une réassurance essentielle lorsque le mode de vie est éclaté. C’est une soupape qui permet aussi d’amortir les risques liés à l’errance (marginalisation, addiction, vol, prostitution…). Ce n’est pas rien. La recherche-action que j’ai menée à Saint-Denis montre l’attractivité de ce droit : des demandeurs déclarent que « c’est tout » pour eux. A partir de la domiciliation, un des premiers domiciliés par la ville a pu trouver un emploi et louer un logement avec son amie. Pour autant, la gestion du dispositif reste complexe, ne serait-ce que par le manque de moyens humains et financiers supplémentaires alloués. La loi prévoit un entretien systématique avec les demandeurs pour les accompagner sur le chemin de l’insertion, mais qui peut le faire ? Les CCAS sont débordés. Souvent, tout repose sur la mobilisation et le caractère volontariste du travailleur social ou du chef de service. Le flou juridique qui a entouré jusqu’en 2016 la notion de « lien avec la commune », les réticences à domicilier une population en demande d’aide sociale constituent également des obstacles. Une des principales craintes est que la domiciliation représente un appel d’air et attire beaucoup de candidats. Ceci peut expliquer qu’il n’y ait pas eu trop d’informations autour de ce droit.

Quel est le principal enseignement de votre recherche-action auprès des personnes domiciliées à Saint-Denis ?

Le constat majeur bat en brèche plusieurs idées sur une population souvent décrite comme passive, dépendante des aides, non qualifiée. Pourtant, la plupart mènent de front la recherche d’un logement, d’un emploi, des petits contrats de travail et l’éducation des enfants. Les allocataires du RSA domiciliés au CCAS, les personnes qui perçoivent une pension ou une allocation aux adultes handicapés savent que, pour obtenir un logement, il leur faut un emploi. L’enjeu est central pour se reloger, se sentir utile ou valoriser ses compétences. Malheureusement, on a trop tendance à considérer les pauvres comme des incapables. Or la qualification ne se résume pas à des diplômes de haut niveau, cela peut être aussi un savoir-faire ou un savoir-être. Mais ces capacités-là ne sont pas reconnues. Pourtant, plusieurs travaux ont montré que les aspirations des précaires ne se limitent pas à la satisfaction des besoins primaires. Et si on regarde vraiment comment ils se débrouillent pour survivre, on découvre parfois des trésors. Ainsi, Alphonse, ancien cadre de 74 ans qui a perdu son logement et accumulé des dettes, fait du soutien scolaire auprès des enfants de son hébergeur et intervient parfois dans un collège pour participer à des rencontres pédagogiques.

Vous affirmez qu’un des leviers pour repenser l’insertion pourrait être l’action collective…

L’action collective est plus qu’importante pour moi, c’est une autre manière de regarder les gens. Surtout, on est plus intelligent à plusieurs que tout seul. J’étais assistante sociale lors de la mise en place du RMI [revenu minimum d’insertion]. Au lieu de recevoir les gens individuellement, j’ai organisé des sessions d’information et d’orientation avec des groupes de 20 personnes. Parmi elles, il y avait un ancien ingénieur qui est devenu le leader du groupe et a très vite créé la première association des bénéficiaires du RMI de France, laquelle a organisé des choses formidables pendant un an. Soutenir l’accès aux droits tout en considérant les personnes comme acteurs et partenaires produit des effets positifs. A Saint-Denis, j’ai proposé à dix personnes domiciliées de se retrouver tous les mercredis matin dans une salle de la mairie pour mettre en place un groupe d’entraide. Au terme de dix-huit mois de fonctionnement, les membres ont consolidé leur situation socio-économique. Très vite, des binômes aidants-aidés se sont mis en place, en fonction des compétences et des expériences de chacun. Les personnes sont expertes de leur vécu, il faut s’appuyer sur elles. La plupart du temps, il ne leur manque qu’un petit coup de pouce, mais celui-ci est vital.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Sociologue spécialisée dans la lutte contre l’exclusion, Martine Abrous enseigne les politiques sociales à l’université Paris 13, au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) et à l’institut régional du travail social (IRTS). Elle est l’auteure de Sans adresse, la domiciliation comme enjeu de citoyenneté (éd. L’Harmattan, 2017).

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