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Force de proposition et d’opposition

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Le président de l’association Dignité, fondée par des personnes accueillies en structure d’hébergement, revendique haut et fort sa liberté de parole, quitte à bousculer. Il entend également s’adresser directement aux futurs professionnels du travail social afin de les rapprocher de la réalité du terrain.

Alors qu’on l’attend à l’entrée du site des Grands Voisins, un espace d’expérimentation sociale du XIVe arrondissement de Paris, Sébastien Frutieaux s’avance et lance : « Bienvenue à Boboland ! » Le président de Dignité(1), association fondée en 2015 par des personnes accueillies dans des structures d’hébergement d’Ile-de-France pour défendre leurs droits et faire entendre leur parole, lui-même ancien sans-domicile fixe, est ainsi : à la fois impliqué et revendiquant son indépendance, très liant, tout en prenant le risque de provoquer. On aurait pu imaginer, comme date clé de sa biographie, l’année 2011, celle de ses débuts « à la rue ». Il balaie l’idée et déroule une vie où tout semble se tenir et se répondre : le passé de professionnel de la logistique et le présent de président associatif, le chômeur sans domicile et l’intervenant en formation de travail social. Après avoir quitté l’école « le plus tôt possible », Sébastien Frutieaux, 18 ans, part faire l’armée et découvre sa séropositivité. A son retour, il enchaîne les petits boulots, passe par la case justice pour trafic de voitures – une ligne de sa biographie qu’il « assume totalement » –, puis fait carrière, avec succès, comme responsable de logistique dans différentes entreprises. Une vie bien remplie, avec un mariage en 2003 et un engagement militant au sein de l’association de lutte contre le sida AIDES. Et puis le ciel bleu s’entache de nuages noirs. Tout d’abord le chômage, suivi d’un divorce. « Puisque personne ne se soucie de [lui] », il estime qu’il n’a qu’à « se mettre à la rue », après avoir « dépensé toutes ses économies pendant six mois de fête non-stop ». On perçoit que son divorce a été un tremblement de terre. « J’étais révolté », répète-t-il.

Quand Sébastien Frutieaux découvre l’hébergement d’urgence, il s’est déjà fait un avis – très négatif – sur le secteur social. En recherche d’emploi, il accepte une mission de six mois dans une entreprise d’insertion. « Quand j’ai découvert la boîte, je suis tombé raide, se souvient-il. Le directeur, il s’était inventé directeur ! » Il estime que l’organisation était totalement à revoir, avec des ouvriers en insertion « sans aucune perspective à la fin de leur contrat ». « On recycle les personnes, elles sont au chaud pendant six mois, et après ? Le secteur de l’insertion produit des emplois de cadres et des emplois de pauvres ! » Il ne remet pas en cause les travailleurs sociaux qu’il a croisés et qui l’« ont aidé avec les moyens qu’ils ont ». Une reconnaissance qui n’empêchera pas des relations parfois houleuses. « Se friter » est certainement l’expression qu’il emploie le plus. « Mais toujours sans animosité », ajoute-t-il. Maintenant président d’association, il a gardé le même mode d’échange face aux personnes qu’il sollicite : « Chacun est dans son rôle, à moi de pousser mon interlocuteur dans ses retranchements pour obtenir plus face à des “non”. »

Se reconstruire

En parcourant son expérience dans l’hébergement d’urgence, qui dura environ cinq ans, il égrène les noms de refuges et de centres parisiens : les urgences de l’hôpital Saint-Antoine (XIIe), La Mie de pain (XIIIe), le centre d’accueil du SAMU social de la rue Oscar-Roty (XVe), le centre Mouzaïa de l’Armée du salut (XIXe)… Pas de lassitude dans la voix, plutôt de la détermination, et même l’évocation de bons moments. C’est pendant cette période de précarité qu’il a décidé de « se reconstruire ». En donnant de la voix, et, on n’est pas surpris de l’apprendre, « même si ça doit déranger ». Il entre dans des conseils de la vie sociale (CVS) pour « bousculer la mafia des habitués », participe à la mise en place de temps collectifs, « désolé de voir chacun s’enfermer dans sa chambre individuelle ». Il ne craint pas de dire qu’« il n’y a pas plus discriminant que le public en errance. Il faut trouver celui sur qui reporter son malheur, par exemple celui qui n’a pas ses papiers. » Sébastien Frutieaux franchit une nouvelle étape dans la « participation » – un terme qui lui « fait horreur » – des personnes accompagnées en intégrant, en 2013, le conseil consultatif régional des personnes accueillies et accompagnées (CCRPA). Le jugeant trop dépendant de l’institution, il le quitte pour fonder, en 2015, une alternative soutenue par des financements privés : l’association Dignité. Faut-il voir dans le positionnement critique de Sébastien Frutieaux une posture de contradicteur systématique ? « Il n’est pas dans une opposition qui détruit. Au contraire, il construit », estime Christophe Blanchard, chercheur et sociologue, un proche collaborateur(2). « Il est dans la coélaboration. Il propose, écoute, et c’est la relation que nous souhaitons instaurer entre usagers et structures », confirme Isabelle Medou-Marère, directrice régionale de la Fédération des acteurs de la solidarité Ile-de-France, qui a introduit Sébastien Frutieaux au sein de son conseil d’administration en 2014. Et Christophe Blanchard de souligner : « C’est l’une des rares personnes ayant directement connu la grande précarité à avoir monté son association. Il a su s’entourer et se forger un statut. » Certes, il peut « irriter », comme a pu le constater le sociologue, « mais il est pris au sérieux ». Sébastien Frutieaux doit vraisemblablement cette réussite à la richesse de son ancienne vie professionnelle. « Du coup, quand il parle d’organisation ou de management, il ne peut pas être pris en défaut », confirme Christophe Blanchard.

« Au-delà de la théorie »

Deux ans après le lancement de Dignité, Sébastien Frutieaux, qui travaille sur la participation des personnes accompagnées avec une « centaine de partenaires », entend donner une nouvelle envergure à son association. Davantage de communication, des antennes en région – « Ce ne seront pas des franchises, elles seront indépendantes ! » – et une candidature pour intégrer le 8e collège du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) (3). Pour le public précaire, il entend développer des ateliers d’estime de soi – « Pas avec des travailleurs sociaux et pas dans un bureau, plutôt en plein air et avec des coachs » –, ainsi que de « vrais » ateliers d’insertion « sur des métiers qui embauchent ». Son autre cheval de bataille est la formation des élèves en travail social. Il intervient déjà dans des établissements comme l’université Paris-XIII et le lycée Rabelais, à Paris. « Ensemble, nous travaillons avec des étudiants en première année sur les représentations qu’ils ont des personnes en situation de précarité, précise Laurence Poutrain-Mari, formatrice au lycée Rabelais. J’ai remarqué qu’après avoir échangé avec Sébastien, les étudiants sont mieux préparés pour partir en stage. » Toujours dans l’objectif de toucher les professionnels, le président de Dignité lance, avec Christophe Blanchard, un cycle de séminaires « ouverts à tous » : étudiants, universitaires, usagers, structures… « Nous partons du constat que la formation n’est pas adaptée. Nous voulons apporter un savoir complémentaire, avec la parole des usagers. Aller au-delà de la théorie », précise le sociologue. « On a une petite expérience qu’on espère partager », complète Sébastien Frutieaux, qui prend des étudiants en stage dans son association. Pas de doute, il fonctionne « en mode projet ». D’ailleurs, quand un de ses interlocuteurs lui dit « on n’a pas d’argent », il répond : « je ne te demande pas d’avoir de l’argent, mais un projet ! ». Même si son association lui a valu les honneurs de différents hommes politiques – « et encore plus en campagne électorale ! » –, il se dit « jamais aussi heureux » que lorsqu’une structure lui annonce : « Ça y est, on a deux personnes accompagnées dans notre conseil d’administration. » Et pourtant… Sébastien Frutieaux projette de changer de vie, une nouvelle fois. Pourquoi pas en Espagne, où la société lui semble beaucoup plus inclusive ? Il l’assure, il ne sera pas « un retraité du social ».

Dates clés

• 1969 Naissance en Seine-Saint-Denis

• 2011 Vit à la rue, puis pendant 4 ans en centre d’hébergement d’urgence

• 2013 Entre au CCRPA d’Ile-de-France

• 2015 Quitte le CCRPA et fonde l’association Dignité

• 2017 Développement de Dignité et lancement d’un cycle de séminaires

Notes

(1) Voir ASH n° 2901 du 13-03-15, p. 20. Contacts : dignite.idf@gmail.com – Tél. 07 71 86 91 29.

(2) Voir ASH n° 3011 du 19-05-17, p. 15.

(3) Ce collège est composé de représentants de personnes en situation de précarité.

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