Avant de devenir directrice de l’association de prévention spécialisée APS 34, à Montpellier, Claudie Gaillard a notamment exercé le métier d’éducatrice de rue, en région Ouest. Elle sait donc ce que signifie « être loin du pouvoir ». « On n’avait pas la pression de la direction, on était autonome, c’était plutôt agréable », se souvient-elle. Maintenant qu’elle manage du personnel « hors les murs » – 45 salariés répartis en un dispositif de prévention du décrochage scolaire, un autre de prévention de la radicalisation et 12 équipes d’éducateurs de rue, qui travaillent sur l’ensemble de l’Hérault –, elle se retrouve de l’autre côté de la barrière et en pèse les avantages et les inconvénients : « Mes équipes sont autonomes, je suis attachée aux concepts de “délégation” et de “responsabilisation”. Du point de vue managérial, c’est appréciable d’être entourée de personnes qui n’ont pas peur de l’initiative. Le revers de la médaille, c’est qu’il peut y avoir des électrons libres. Et, quand on a des doutes sur leur travail, on a peu de moyens de contrôle. » Un constat qui, selon Claudie Gaillard, n’est pas propre au travail de rue : « Quand je dirigeais un CHRS ou que je travaillais dans l’accompagnement lié au logement, j’étais aussi confrontée à cette problématique, avec des professionnels sur le terrain, éloignés des bureaux toute la journée. Ce qui est différent avec le travail de rue, c’est que les éducateurs ne travaillent pas sur des dossiers nominatifs. La question de la traçabilité et de la visibilité de leur travail est donc un enjeu et une question qui se travaille au sein des équipes. Mon rôle de manager, c’est de déployer des outils pour pallier ce manque de moyens de valorisation et d’évaluation. »
APS 34 a ainsi mis en place un logiciel de remplissage d’activité avec une base de données qui répertorie les temps de présence sociale, de déplacement, de réunion. « Et les cadres sont en liens étroits avec les partenaires locaux qui recueillent les attentes du public. Ils peuvent informer – sans que cela soit du contrôle – si aucune action n’est organisée, si aucun projet ne se met en place, ou tout simplement s’ils sont régulièrement alertés sur les méfaits de groupes de jeunes à un même endroit. »
Stéphane Burger supervise une dizaine de professionnels répartis en quatre équipes (centre-ville, quartier prioritaire, zone périurbaine et zone rurale) pour le service de prévention spécialisée de Quimper (Fondation Massé-Trévidy). Selon lui, c’est un leurre de penser que l’on peut tout contrôler. « Je ne vis pas comme un inconvénient de ne pas pouvoir vérifier le travail des éducateurs. Je fonctionne sur le principe de subsidiarité : les professionnels doivent travailler de façon souple et en confiance avec le public, et je dois faire de même avec eux. En tant que directeur, je suis plus l’animateur du questionnement que celui qui le dicte. » Ce qui, pointe-t-il, est compliqué, insécurisant pour les professionnels qui ne sont pas encadrés par l’institution, c’est de travailler sans mandat : « Nos éducateurs n’ont pas un public désigné d’avance. Il faut aller le chercher, repérer les vulnérabilités dans les territoires et travailler en coconstruction, sans injonction. Cela demande une autonomie de travail importante, les décisions devant se prendre sur le terrain au plus près de la réalité. » Si les équipes de Stéphane Burger ont donc une large marge de manœuvre, elles doivent néanmoins être en permanence joignables par lui (par téléphone portable, e-mail…) et être réactives.
Directeur du service de prévention spécialisée d’ALSEA 87 (Association limousine de sauvegarde de l’enfance à l’adulte), qui encadre 40 professionnels dont 17 exercent « hors les murs », Khalid Mouala estime quant à lui que le métier du directeur, quel que soit le secteur, n’est pas d’assurer la gestion du quotidien. « J’ai un regard plus distant du terrain. Je ne viens pas faire le métier de l’éducateur, mais je dois faire en sorte que celui-ci puisse accomplir correctement ses missions. Les professionnels de terrain ont un niveau de savoir et de connaissances important. Je suis dans une fonction de pilotage, mais je dois tout de même me doter d’outils pour avoir un regard précis sur l’activité du service. »
L’important, pour ces directeurs, est d’abord d’avoir dans leurs équipes les « bons professionnels », et donc de s’assurer de la qualité du recrutement. A l’ALSEA 87, les éducateurs sont répartis dans les quartiers de Limoges en trinômes. « Ceux-ci doivent être complémentaires. J’encourage la pluralité des cursus de formation avec, si possible, des EJE, des AS, des infirmiers. Lors de l’embauche, il faut veiller aussi à ce que la recrue puisse s’insérer dans une équipe avec laquelle elle va passer de longues heures », pointe Khalid Mouala. « Ce n’est pas toujours facile », concède Claudie Gaillard. Elle-même a notamment dû gérer des conflits d’équipe avec des divergences d’approche. « Quand on se retrouve dans la rue avec un collègue, c’est comme devant un mur d’escalade : il faut avoir confiance dans celui qui tient la corde. A nous, managers ou chefs de service, de trouver le bon binôme de collaborateurs qui vont pouvoir travailler ensemble. » Depuis sa prise de fonction il y a deux ans, elle a mis en place des temps de régulation sur deux équipes. « Le conflit, ce n’est pas grave non plus. Il faut le traiter, ça fait partie d’une communauté de travail, mais il ne faut pas le laisser prendre de l’ampleur. »
Egalement favorable à la mixité des profils dans les équipes qu’il envoie sur le terrain, Stéphane Burger assure que le recrutement en prévention spécialisée n’est pas simple : « C’est un travail qui comporte des moments de tension, avec parfois de l’insécurité, et des moments de vide. Et il faut aussi une certaine humilité quant aux résultats obtenus. » Claudie Gaillard ajoute : « Il faut du personnel capable d’aller vers, mais aussi de gérer des situations de stress. Je préfère donc recruter des personnes expérimentées ou qu’on nous a recommandées. »
Le rôle du manager est aussi d’assurer la cohésion d’équipe. « Du moment qu’il y a plusieurs équipes, c’est important de décloisonner. Les salariés sont en attente d’échanger, de se connaître », explique Claudie Gaillard, qui admet que les équipes éloignées du siège de Montpellier (Lunel, Béziers…) se sentent un peu isolées. « Le siège d’APS 34 est une ruche où les cinq équipes montpelliéraines passent souvent, si bien que les autres équipes ont tendance à penser qu’on les traite différemment. Je m’efforce de me rendre régulièrement dans les annexes. » Mais pour être garant d’une culture commune, d’une bonne ambiance et d’un esprit associatif, il est important de réunir « dans les murs » les équipes « hors les murs »… A la fois pour des réunions de travail et pour des moments de convivialité. « Comme nous sommes entrés dans une démarche d’évaluation de projet de service, il y a des commissions de travail, des commissions transversales, des commissions de suivi des apprenants, où les salariés se retrouvent », pointe la directrice d’APS 34.
Pour Khalid Mouala, « la cohésion d’équipe passe par un sentiment d’appartenance à un service. La direction y veille en mettant en place des temps de rencontres. La préoccupation première est qu’ils ne se sentent pas en free-lance. » Stéphane Burger organise régulièrement, à Quimper, des réunions de service, des réunions d’équipe (construction de projets, partenariats, diagnostics de territoire, évolution du terrain) et des réunions thématiques (rapports d’activités, actions transversales, évaluations interne et externe) dans les locaux du siège. « Chaque équipe bénéficie aussi d’une analyse des pratiques une fois par mois, sans le cadre. »
Enfin, l’idéal est qu’il y ait de la mobilité interne au sein des équipes. « Il faut un juste dosage, pointe Stéphane Burger. Les travailleurs de rue doivent rester suffisamment longtemps sur un territoire pour être intégrés dans le paysage d’un quartier et faire un travail de fond – mais sans risquer l’usure. »
Les managers qui chapeautent des équipes de maraude d’intervention sociale sont soumis aux mêmes problématiques. Ainsi, Lila Somé, qui gère le pôle Vaucluse de l’association HAS (Habitat alternatif social), en témoigne. Ses services proposent un accompagnement global « dans » et « hors les murs » aux personnes les plus éloignées des dispositifs existant à Avignon. Elle supervise ainsi les interventions de binômes de maraudeurs – composés d’un travailleur social et d’une infirmière (ou d’un aide-soignant), soit quatre équivalents temps plein – qui partent sur le terrain cinq à six fois par semaine. « Nous nous voyons quand même très régulièrement car l’ensemble des salariés travaille en transversalité. Un éducateur du CHRS peut ainsi être amené à faire une maraude. A la fin de chaque tournée, les binômes envoient un bilan par courrier électronique sur mon mail et sur l’adresse unique de la plateforme, pour que chacun ait un retour d’informations. Cela permet à ceux qui ne se croisent pas quotidiennement de suivre les interventions et de savoir quelles suites à donner. Avoir ce type de remontées très régulières me permet de mieux soutenir les salariés. »
L’association HAS s’est tout de même équipée d’un outil qui permet de vérifier l’« efficacité » des équipes : une base de données indiquant le nombre de personnes différentes rencontrées, les actions faites directement dans la rue (soins ou autres). « Cette retranscription me permet de faire les bilans intermédiaires d’évaluation que j’envoie à l’agence régionale de santé, qui finance notre action », pointe Lila Somé. Cette ancienne éducatrice spécialisée devenue directrice l’an dernier, après avoir obtenu un master 2 « Gestion des établissements sanitaires et sociaux », sélectionne ses maraudeurs en fonction de la motivation et de l’implication. « C’est un travail qui nécessite de la responsabilisation, et je leur fais totalement confiance pour être investis dans leurs missions, pour les faire correctement et obtenir des résultats. Il est arrivé que je constate que des salariés sont moins impliqués sur cette action, et je leur ai proposé de repasser vers le CHRS ou le service d’accueil immédiat. »
Dans l’aide à domicile, si le personnel intervient effectivement « hors les murs », c’est un peu plus complexe. Selon l’ANACT (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), « les conditions de travail des intervenantes à domicile se caractérisent par une problématique d’isolement au travail liée à des questions d’organisation de la production de service et de travail ». L’agence constate un sentiment de manque de soutien et d’accompagnement dans le travail de la part de l’encadrement ; des carences en termes de communication ; la rareté des temps collectifs pour partager ses connaissances ou faire des retours d’expériences.
Il n’en est rien à VSDS, Spassad (service polyvalent d’aide et de soins à domicile) et SSIAD (service de soins infirmiers à domicile) à Reyrieux (Ain)(1), où Karine Boissier supervise 130 salariés, dont 110 sur le terrain. La directrice s’appuie beaucoup sur les responsables de pôles et ceux de secteur. « Nos aides à domicile et infirmières ont des directives, un planning et des tâches, mais nous ne sommes pas derrière elles pour vérifier si tout est bien réalisé. Il faut donc allier confiance – ce sont des professionnelles formées et sélectionnées – et partage d’informations. Pour cela, nous nous sommes dotés d’outils de télégestion qui permettent de dialoguer avec les responsables. Et puis on sait que quand on n’entend de plaintes ni des familles ni des bénéficiaires, c’est que tout se passe bien ! » Un point important, quand on prend en charge des personnes âgées ou handicapées à domicile, est de ne pas laisser le bénéficiaire sans assistance si une salariée est malade. « On essaie de remplacer au plus vite, on adapte les tournées, on optimise les plannings pour trouver immédiatement un salarié disponible pour intervenir. » Il faut aussi savoir protéger les salariées qui sont envoyées au domicile des gens, sans filet : « Si une soignante se retrouve seule face à une personne agressive, elle doit nous prévenir vite pour que l’infirmière coordinatrice se mobilise. Nos salariés ne sont pas là pour tout encaisser. L’analyse de la pratique permet d’évacuer… et de se retrouver. Nous réunissons trois ou quatre groupes chaque mois. »
Les aides à domicile de VSDS semblent avoir un fort sentiment d’appartenance à l’association : « C’est peut-être grâce aux réunions que nous organisons chaque trimestre pour déterminer les plannings des week-ends, ou aux rencontres conviviales au siège pour les vœux et les départs en retraite. Je pense aussi que les professionnelles arrivent à être en lien car elles se croisent chez les bénéficiaires, échangent via le cahier de liaison, mais surtout parce que nous sommes en milieu rural, où tout le monde se connaît ! »