L’arrivée sur les lieux n’est pas des plus accueillantes. Le centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) est installé dans une friche, il y a une casse automobile à proximité, quelques voitures brûlées parsèment les alentours et un terrain occupé par un collectif rom jouxte la nouvelle résidence… Mais, au coin de la rue, une école flambant neuve se dresse et les nouveaux immeubles d’habitation, qui couvriront le quartier dans les années à venir, se profilent à quelques centaines de mètres. « Je suis bien ici, lâche Saïda Manai, une Italo-Tunisienne de 46 ans. C’est plus sûr, de jour comme de nuit, et plus propre que là où je me trouvais avant. Nous sommes entre femmes, des mères, des enfants, des célibataires, et on est attentives les unes aux autres. » Même satisfaction pour Salimata Sacko, 32 ans, originaire du Mali, qui garde cet après-midi la petite-fille d’une de ses voisines partie travailler. « Ici, nous avons chacun notre chambre », précise-t-elle, un œil sur le fait-tout dans lequel elle cuisine, l’autre sur la fillette qui joue dans ses jambes. Construit en 15 unités autonomes de 60 m2, le foyer compte également des hommes seuls et des familles, installés dans des allées différentes. Sous ses airs de baraque de chantier proprette, chaque module comporte quatre chambres, une cuisine et une salle de douche. Certains sont même accessibles en fauteuil roulant. Des modules qui seront déplacés d’ici à trois ans pour être réinstallés sur un autre terrain en friche : tel est le concept du centre d’hébergement d’urgence ModuloToit, un dispositif d’hébergement transportable, ouvert à Aubervilliers depuis début 2017 par le groupement d’associations ABRI (Agir, bâtir et réinsérer en Ile-de-France).
« En Seine-Saint-Denis, nous sommes confrontés à de nombreuses difficultés pour créer des lieux d’hébergement, souligne Gérard Barbier, délégué général d’ABRI. Le conseil départemental est exsangue et l’Etat nous aide peu. Il est très difficile de trouver des cofinanceurs. » L’association travaille donc beaucoup sur des sites précaires, notamment des bâtiments publics désaffectés en attente de travaux. « En 2011, lorsqu’on nous a demandé de quitter l’un de ces lieux – une ancienne direction départementale des affaires sanitaires et sociales, à Villepinte – pour qu’il soit vendu ou réhabilité à un autre usage, nous avons exploré plus de 40 pistes pour reloger notre centre d’hébergement, poursuit Gérard Barbier. Soit c’était trop cher, soit les maires trouvaient qu’ils avaient suffisamment de logements sociaux dans leur commune. » L’équipe de direction a alors l’intuition qu’elle pourrait résoudre deux problèmes d’un coup : animer des zones en attente de réhabilitation et héberger ses usagers dans un environnement différent.
L’idée séduit l’Etablissement public foncier d’Ile-de-France, qui propose rapidement un terrain. En 2012, une étude de faisabilité permet de définir la composition des logements envisageables et de vérifier qu’il existe des industriels capables de répondre à la demande. L’idée : concevoir des modules de 3 mètres par 6 mètres qui contiennent soit deux chambres, soit une cuisine-salle à manger, un dégagement et une salle de douche. Associés et raccordés au tout-à-l’égout et aux branchements d’eau et d’électricité, trois modules permettront ainsi de proposer une petite maison avec quatre chambres. D’autres combinaisons sont également possibles, pour un total de 64 places. « Le tout en construction basse consommation et très haute performance environnementale », tient à pointer Gérard Barbier.
Mais du côté du financement, un problème se pose : comment emprunter pour construire une structure nomade sur un terrain que l’on ne peut hypothéquer ? « L’investissement public ne finance pas un projet provisoire, explique Gérard Barbier. Notre programme, même s’il est peu coûteux[1], ne rentrait pas dans les cases de la Caisse des dépôts ni dans celles de la plupart des banques. » L’association se tourne donc vers le Crédit coopératif, plus ouvert à l’entreprise, et hypothèque un terrain qu’elle possède afin de pouvoir obtenir un crédit. Entre les difficultés de financement et les multiples problèmes à régler, la structure transportable a finalement vu le jour en deux ans et demi, soit en janvier 2017. « Dans l’intervalle, comme l’Etat nous avait demandé de créer les places d’hébergement, nous avons dû ouvrir un service temporaire à Sevran, avec des locations en diffus qu’on a conservées plus longtemps que prévu », commente le délégué général.
Les résidents (des familles monoparentales, des femmes seules, des migrants…) sont orientés par le service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) de Seine-Saint-Denis. « Nous recevons les dossiers d’évaluation, indique Emilie Prieu, cheffe de service. Je reçois ensuite les candidats, leur présente le site et les modalités. » Le centre n’est pas adapté à tous. Et si le CHRS ne peut pas refuser des résidents, ceux-ci peuvent en revanche décliner l’offre. « Il y a des personnes qui ne veulent absolument pas cohabiter », note ainsi Emilie Prieu. Celles qui présentent une problématique en santé mentale et une rupture dans l’accès aux soins ne seront pas non plus au mieux dans cette structure. « C’est un problème, car il est difficile d’avoir des informations sur l’état de santé des candidats avant qu’ils n’arrivent et s’installent, remarque Myriam Zouara, conseillère socio-éducative (CSE), comme on nomme les travailleurs sociaux chez ABRI. Or nous avons des personnes qui sont soumises à des stress très forts du fait de leur situation et qui risquent de décompenser. » Une psychologue est d’ailleurs présente pour quelques heures mensuelles. « Mais ce n’est pas suffisant », regrette la CSE.
Au départ, plusieurs familles ont refusé l’orientation par crainte du quartier. « Moi-même je ne savais pas très bien comment présenter le centre car je ne l’avais pas encore visité, se rappelle David Ferrag, chargé de mission au SIAO du département. Alors je suis venu et j’ai compris que l’on pouvait rassurer les familles. » Pour les partenaires, l’arrivée de cette nouvelle structure a finalement été bien accueillie. « Nous sommes toujours en recherche de places, poursuit David Ferrag. Nous avons beaucoup de familles en liste d’attente. Et des CHRS en très mauvais état. Donc proposer cette structure modulaire, propre, neuve, c’est forcément positif. »
Chamda Yem, 45 ans, et Mustabar Ghulam, 36 ans, ont investi avec plaisir l’une de ces maisons avec leurs trois enfants de 1, 2 et 3 ans. Ce couple pakistano-cambodgien s’est rencontré alors que chacun des deux vivait dans la rue. Ils ont ensuite erré trois ans d’hôtel en hôtel social avant d’intégrer la nouvelle résidence. Tous deux peinent encore à parler le français et à raconter leur histoire. Ils ne travaillent pas, l’un en raison de problèmes de dos, l’autre parce qu’elle s’occupe de ses trois enfants en bas âge. « Nous sommes bien ici, mais c’est difficile de faire manger les enfants avec notre allocation », se plaint Chamda, qui est arrivée en France en 2000 et presque aussitôt tombée dans les bras d’un premier compagnon brutal. Tant bien que mal, les conseillères socio-éducatives tentent de compléter l’ordinaire par des bons alimentaires que la ville met à disposition ou par le recours à des associations qui récupèrent des produits invendus. Elles donnent également accès à un vestiaire et peuvent accorder un kit vaisselle pour les familles qui arrivent sans aucune ressource.
L’équipe du CHRS est constituée d’une cheffe de service, d’un gardien, d’un responsable de la sécurité des personnes et de quatre conseillères socio-éducatives ayant des formations diverses en travail social : éducateur spécialisé, assistante sociale, conseillère en économie sociale et familiale… « Nous privilégions la polyvalence, assure Emilie Prieu. C’est la culture du travail en internat, nous pensons que cela permet d’avancer plus vite. » L’équipe est également mieux pourvue en travailleurs sociaux que d’autres centres d’hébergement gérés par le même groupement. « La répartition des moyens est différente et nous permet de nous recentrer sur l’accompagnement social », explique Gérard Barbier. Comme tous les logements sont indépendants, pas de personnel d’entretien ni de restauration. « C’est un peu du diffus regroupé, poursuit le délégué général. Dans une structure collective, ces fonctions peuvent mobiliser jusqu’à quatre équivalents temps plein, que nous avons redistribués sur les postes d’accompagnement. »
Les CSE travaillent sur la base de projets individuels révisés tous les trois mois en fonction des progrès accomplis par chacun. « Nous avons chacune une dizaine de suivis, pour lesquels nous travaillons sur l’accès aux droits de base, raconte Myriam Zouara, CES et conseillère en économie sociale et familiale. Accompagnement dans la scolarité, droit au logement, à la santé, prise en charge des situations de handicap… » Difficile, pourtant, pour elle de décrire une journée type. « Les résidents nous sollicitent beaucoup entre leurs rendez-vous, atteste Nathalie Jean-Pierre, CSE et de formation assistante de service social. Ils se sentent toujours dans l’urgence et nous devons ménager beaucoup de temps pour l’écoute. » Les travailleuses sociales sont présentes sur la structure du lundi au dimanche et se relaient de 9 heures à 21 heures.
Elles ont déjà à leur actif quelques réussites. « Le CHRS est une forme d’accueil qui coûte cher comparé à l’hôtel, affirme Gérard Barbier, mais grâce à l’accompagnement que nous offrons en deux ans, les personnes sont insérées. » Une résidente et ses deux enfants ont obtenu un logement par l’application de leur droit au logement opposable ainsi qu’un contrat de travail ; une autre, réfugiée soudanaise, s’est également vu attribuer un appartement, une petite allocation et a même retrouvé en France son fils aîné qu’elle croyait décédé. Quant à Simona Bertalan, 49 ans, nul doute qu’elle quittera prochainement le centre d’hébergement. Cette mère roumaine d’une petite Victoria de 6 ans, arrivée en France il y a moins de trois ans, maîtrise déjà le français et utilise ses compétences de couturière dans un atelier d’insertion. « J’ai demandé un logement dès que je suis arrivée dans ce centre, explique-t-elle. Lorsque j’aurai un CDI, tout sera réuni pour que je puisse assurer un véritable avenir à ma fille. »
A côté de ces activités, les CSE tentent de mettre en place des actions collectives : ici un potager, là un atelier d’expression artistique ou de poterie… « Arriver dans une structure nouvelle et différente comme celle-ci est intéressant car on peut y mettre notre patte », observe Julie Delphin, CSE et éducatrice spécialisée de formation. Pourtant, tous les professionnels recrutés ne partageaient pas initialement cet enthousiasme. « J’ai craint qu’il soit difficile de travailler en pensant qu’on allait bientôt partir, se rappelle ainsi Nathalie Jean-Pierre. Est-ce qu’on ne risquait pas d’alimenter la précarité ? Quelle image allions-nous renvoyer de l’accompagnement social en nous installant dans une telle zone ? » Difficile pour des travailleurs sociaux censés rassurer et aider leurs usagers à s’adapter si eux-mêmes s’interrogent. « Mais aujourd’hui cela va mieux, cette inquiétude s’est apaisée, constate la CSE. On sait que l’on est ici pour plusieurs années, l’ambiance est bonne, les gens se sentent à l’aise. »
Son bureau est attenant à un espace commun de quelque 200 m2 qui comprend un grand salon de réunion, un espace télévision, une cuisine collective pour les jours de fête et la buanderie où les résidents viennent laver leur linge. A proximité, parmi les premiers modules, un est réservé à Cédric Bique, le gardien de la structure. « Mon rôle n’est pas d’assurer uniquement la sécurité et la surveillance, dit-il. Je suis beaucoup dans le relationnel et l’informel. Certains résidents viennent me parler le soir, quand il n’y a plus personne. Et parfois je dois intervenir si surviennent de petits heurts entre voisins, mais c’est rare. » Le fonctionnement en maisons séparées apparaît vraiment comme un plus : « Au-delà du fait que chacun est responsable de son espace, je trouve qu’il y a moins de tensions et de conflits que dans l’habitat collectif, résume Nathalie Jean-Pierre. Et puis les personnes se sentent davantage libres d’aller et venir et de recevoir des amis. »
Assia Laouar Staihi, elle, est encore en train de prendre ses marques. Elle s’est installée dans l’une des maisons du centre il y a deux semaines, après que son beau-frère lui a demandé de quitter son appartement, dans lequel il l’hébergeait depuis deux ans. En avril 2015, cette mère algérienne a débarqué en France, son fils de 11 ans – atteint d’un sévère retard psycho-moteur – dans les bras. « Dans mon pays, personne n’a su mettre le bon diagnostic sur son état et nous avons perdu beaucoup de temps. Alors je suis venue prendre l’avis des médecins français, relate-t-elle. Mais on n’a toujours pas trouvé. » Assia est diplômée et a déjà travaillé dans le secteur bancaire. Si elle obtient un titre de séjour, elle pourra retrouver du travail. Mais pour elle, aujourd’hui, pas question de partir tant que son fils n’est pas diagnostiqué… et soigné.
Depuis le lancement du projet, le terrain sur lequel est installé ModuloToit a été cédé à un développeur immobilier et la convention de mise à disposition lui a été transférée. « Celui-ci nous a garanti que nous serions la dernière parcelle construite, déclare Gérard Barbier. Notre présence dans le quartier l’arrange. Cela évite les squats ou les dépôts d’ordures sauvages. » Il faudra pourtant que la structure quitte les lieux d’ici deux à trois ans. « Nous avons convenu avec l’actuel propriétaire du terrain qu’il nous prévienne six mois à l’avance lorsque nous devrons partir, afin que nous ayons le temps de nous organiser. C’est tout à fait faisable si nous connaissons déjà notre point de chute », soutient le délégué général, qui estime que cela laisse le temps de viabiliser un terrain en friche, à présent que les enseignements ont pu être tirés de la première installation. Les professionnels vivront alors le changement en même temps que les personnes accompagnées. « Mais j’espère qu’on ne partira pas trop vite, observe Julie Delphin. Pour les résidents, cela signifie changer de référent Pôle Emploi, trouver à s’orienter dans un autre environnement, scolariser les enfants dans un nouvel établissement. Et puis, que deviendrait notre projet de potager ? » Pas de souci, cependant : lui aussi est organisé en bacs prêts à être déménagés.
ABRI regroupe Hôtel social 93 et La Main tendue, deux associations de Seine-Saint-Denis qui viennent en aide aux mal-logés et sans-abri du département. Ensemble, elles animent un dispositif de 29 services d'accueil, d'hébergement et d’insertion, soit près de 1 000 places pour les publics précaires de Seine-Saint-Denis (familles avec ou sans enfants, personnes isolées, grands exclus, femmes victimes de violences).
(1) Selon ABRI, le coût de construction revient à 1 914 € du m2, alors que dans d’autres CHRS des travaux d’« humanisation » ont été chiffrés entre 2 500 et 3 900 € du m2.