« Lorsque l’accompagnement social, souvent en intervention sociale d’aide à la personne (ISAP), « patine », que l’usager va d’échec en échec, qu’il ne parvient plus à aller au bout de ses démarches, qu’il subit les multiples parcours d’insertion mis en place par nos institutions, qu’il fait preuve d’immobilisme, il y a fort à parier que l’usager souffre – outre des freins liés aux déficiences cognitives et autres difficultés de compréhension – d’une estime de soi basse qui ne lui permet pas de prendre appui pour rebondir. Il faut, à mon sens, se poser la question de l’estime de soi et accepter de travailler sur ce thème.
Nous sommes confrontés au concept de “l’œuf ou la poule”. Faut-il travailler sur la mise en action de la personne pour rehausser son estime de soi, ou faut-il refaçonner l’estime de soi pour que la personne parvienne à se projeter dans l’action ? C’est un sujet complexe à aborder et plus encore à faire évoluer dans le cadre de l’ISAP. Mais la méthode collective peut apparaître comme une source inestimable d’innovation, de liberté et d’évolution. Faire l’impasse sur cette notion essentielle qu’est l’estime de soi, et qui est le cœur même de la plupart des problématiques rencontrées en service social, est le chemin le plus court vers l’échec et l’immobilisme. Les aspirations professionnelles ne peuvent se faire jour que lorsque tous les autres besoins ont été assouvis, comme indiqué dans la pyramide des besoins du psychologue américain de tendance humaniste Abraham Maslow (1943). L’estime de soi fait partie des besoins à traiter avant de vouloir travailler sur l’insertion professionnelle. L’ISIC va alors travailler sur le besoin d’appartenance – ne serait-ce que celle au groupe lui-même. Elle va s’appuyer sur les capacités infinies de l’usager et resituer la personne dans son histoire familiale et sociale. Un travail pourra ensuite être entamé sur le besoin d’estime en exprimant tous ses doutes, en stimulant la parole et le retour d’expérience, afin que le groupe soit porteur de valorisation et d’images positives qui alimenteront l’estime.
La mise en place de l’ISIC passe par un constat de terrain d’où résulteront :
• un diagnostic social effectué par l’assistante sociale ;
• la négociation avec son institution et les partenaires locaux ;
• la préparation matérielle : organisation des rencontres, contenu des séances, création des outils d’animation, d’observation et d’évaluation en concertation avec les personnes du groupe.
L’ISIC se situe à la croisée des chemins entre le social et toutes les autres sphères qui constituent l’individu dans la société. Comme le soulignent les auteurs de L’intervention sociale d’intérêt collectif, “c’est donc un processus qui se situe à l’articulation du psychologique et du social, du social et de l’économie, du social et de l’institutionnel, du social et du politique”(1).
L’ISIC est un temps à part. Nous ne sommes plus dans des injonctions, des justifications pour faire valoir ses droits, des intermèdes téléphoniques, des rendez-vous toutes les demi-heures. Non. Nous sommes dans une temporalité autre, où la relation humaine prend toute sa place. Le travailleur social ne se positionne plus en expert. Il devient un facilitateur, un guide vers la liberté d’être soi.
Dans mon expérience, j’ai choisi de laisser une large place à la médiation artistique. Les participantes, au nombre de cinq, bénéficient de minima sociaux, souffrent d’isolement et d’une mauvaise estime de soi. Elles ont pu exprimer leur ressenti à travers l’argile, le dessin, la pâte à modeler. Pendant dix mois, un lundi sur deux, nous avons travaillé ensemble sur l’estime de soi. Comment celle-ci s’est-elle modelée au cours de notre vie ? Les séances ont permis de verbaliser des vécus douloureux sur lesquels les participantes ont accepté de prendre le temps de l’analyse et du recul. Le jeu de rôle, le dessin de l’arbre de vie, la création à l’argile, les exercices de respiration sont autant d’outils qui favorisent la prise de parole, laquelle joue son rôle de médiateur. L’émotion ressentie dans le groupe a contribué à créer un lien fort d’empathie, de solidarité, et a fait naître une dynamique de changement. Je me suis appliquée à encourager le retour d’expérience, qui a permis de remodeler, séance après séance, une estime de soi haute ; de la nourrir de phrases et d’empreintes positives.
Cela devient une expérience bénéfique sur laquelle les participantes peuvent venir prendre appui en confiance pour se projeter vers l’extérieur. Le groupe a d’abord servi de cocon protecteur, puis de lieu stimulant, avec des activités plus ludiques ayant pour but la restauration de la confiance en soi, pan essentiel de l’estime de soi. Le groupe est devenu un passeur vers la société et les réseaux locaux, vers un début d’autonomie. Chaque séance a été l’occasion pour elles de trouver un espace confidentiel et non jugeant, un lieu d’écoute bienveillante et valorisante.
J’ai opté pour une posture inspirée des travaux du psychologue humaniste américain Carl Rogers(2) et de la méthode Gestalt(3), qui mettent en avant la verbalisation de ses émotions. Cela a été particulièrement efficace pour créer rapidement un lien fort au sein du groupe et pour avancer dans l’analyse de sa problématique de basse estime de soi. Les séances ont alterné avec les rendez-vous dans le cadre de l’ISAP, étape indispensable et complémentaire pour un accompagnement global de l’usager. Ces deux outils ont pu débloquer des situations statiques et douloureuses. Il y a eu des cheminements plus longs que d’autres, des freins. Mais le groupe est là et s’adapte au rythme de chacun. Mon rôle a été celui de guide au sein du groupe. J’ai veillé à stimuler la parole de chacun tout en laissant un espace de liberté, le choix de rester en retrait si le besoin s’en faisait sentir. Cette posture a permis aux membres du groupe de se sentir en sécurité et libres d’intervenir ou non. Chacune a pu cheminer, apprendre à prendre soin de soi, à reprendre confiance, à reprendre le pouvoir de décision sur son existence. Un souffle nouveau a pris forme dans la mesure où elles ont arrêté de subir. Quatre d’entre elles ont pris des décisions importantes pour évoluer dans leur parcours de vie. Je les accompagne maintenant dans le cadre de l’ISAP. J’ai pu être le témoin privilégié du processus d’empowerment au sein du groupe, « un processus d’acquisition, de développement, d’augmentation et d’utilisation du pouvoir »(4).
Les participantes sont ressorties de cette expérience en notant leur estime de soi avec une note supérieure à la moyenne, alors qu’elles avaient donné une notre proche de zéro au départ de l’action. Nous devons tout de même prendre conscience que l’estime de soi est fluctuante d’un jour à l’autre, d’une expérience à l’autre. Il ne s’agit pas d’une image statique et définitive, comme l’explique le psychiatre français André Christophe(5). Cependant, à cet instant, au sein du groupe, elles se donnent la moyenne. Les mots qui reviennent le plus souvent dans leur discours sont “respect”, “bienveillance”, “écoute”, “non-jugement”. Les piliers fondateurs de ce groupe ont permis aux participantes de prendre appui pour aller vers l’extérieur et pour changer le regard posé sur elles-mêmes. Le groupe a montré son “pouvoir thérapeutique”, comme le nomme Carl Rogers(6).
L’impact sur l’accompagnement social en général s’en trouve simplifié, fluidifié, et la pratique du travail social, tout de suite efficiente. L’ISIC vient mettre en quelque sorte un coup d’accélérateur sur l’accompagnement social. Tout semble plus clair, sans filtre, franc, sain. Elles ont pu expérimenter le lien de confiance avec moi et je connais mieux leurs peurs, leurs freins, je peux donc mieux en tenir compte dans mon accompagnement.
L’ISIC est une démarche de liberté et d’humanité. Mise en place dans de bonnes conditions, elle ne peut apporter que du bien-être à l’usager, elle lui permet d’exister, de prendre confiance pour prendre appui et se projeter vers l’extérieur. Elle est valorisante pour le professionnel, parce que les résultats se font sentir très rapidement. Elle est aussi une alternative à l’usure professionnelle et aux dispositifs contraints de la législation qui font partie de nos missions.
Nombre de collègues ont peur de se lancer. Mais elles ont eu cette formation sur l’ISIC, elles sont formées et expérimentées à l’entretien et aux outils d’entretien : reformulation, observation du non-verbal, valorisation, écoute bienveillante… C’est tout ce que les usagers demandent. Il n’est pas nécessaire d’avoir des ambitions trop grandes. Tout ce que les personnes attendent, c’est un espace de parole et une écoute bienveillante ; être pris en compte en tant que sujet-acteur… Et cela, nous savons le faire mieux que personne. La relation humaine, c’est ce que nous savons faire de mieux. C’est l’essence même de notre profession. »
(1) Cristina De Robertis, Marcelle Orsoni, Henri Pascal, Micheline Romagnan, L’intervention sociale d’intérêt collectif, Presses de l’EHESP, 2014, p. 59.
(2) Cf. Carl Rogers, Les groupes de rencontre. Animation et conduite de groupes, InterEditions, 2006.
(3) Cf. Chantal Masquelier-Savatier, La Gestalt-thérapie, PUF, collection « Que sais-je ? », 2015.
(4) Cristina De Robertis, Marcelle Orsoni, Henri Pascal, Micheline Romagnan, L’Intervention sociale d’intérêt collectif, op. cit., p. 77.
(5) Cf. Christophe André, Imparfaits, libres et heureux. Pratiques de l’estime de soi, Ed. Odile Jacob, 2006.
(6) Carl Rogers, Les Groupes de rencontre. Animation et conduite de groupes, op. cit., p. 58.