Au Royaume-Uni, l’implication de personnes accompagnées et de proches aidants dans les cursus en travail social est un critère d’accréditation des départements universitaires et des écoles depuis une quinzaine d’années. En France, on n’en est pas là, mais l’idée fait son chemin(1). Différentes initiatives plus ou moins récentes et ambitieuses en témoignent. Fin juin à Paris, l’European Association of Schools of Social Work (EASSW) et l’Union nationale des acteurs de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis) ont braqué le projecteur sur certaines de ces expériences, lors de la Conférence européenne sur les formations en travail social(2).
« On perd du temps à apprendre… pour désapprendre ensuite ! » Tel est l’un des enseignements que Frédéric Penaud, cadre dans la protection de l’enfance, tire de la coformation avec des personnes en situation de pauvreté à laquelle il a participé, il y a quelques années, dans le cadre d’un stage organisé par le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) avec ATD quart monde. « Je pensais être bien intentionné, pétri d’humanisme et ouvert aux autres, mais j’ai pris conscience que je pouvais être à côté de la plaque », déclare le professionnel. C’est pourquoi il défend le croisement des savoirs et des pratiques, une démarche minutieusement élaborée par ATD à la fin des années 1990, dès la formation initiale des travailleurs sociaux.
Plusieurs écoles qui partagent cette conviction sont passées à l’action. L’institut régional du travail social (IRTS) Languedoc-Roussillon a démarré en 2016 une expérimentation sur son site de Perpignan(3), en partenariat avec ATD, le Secours populaire et le conseil départemental des Pyrénées-Orientales. Il s’agit d’un parcours optionnel d’approfondissement (POA) de 140 heures, réparties sur la deuxième et la troisième année des étudiants en filière d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé et d’éducateur de jeunes enfants. Ce POA est réalisé avec un groupe de personnes en situation de pauvreté, qui sont accompagnées par les partenaires associatifs du centre de formation pour produire une réflexion collective et rémunérées par ce dernier pour leur participation. A lui seul, l’intitulé de cette coformation a une valeur programmatique : « En quoi le fait d’associer les personnes concernées peut nous aider à lutter contre la pauvreté ? » Deux ans de travail en amont ont été nécessaires pour préparer le parcours. Il fallait au préalable initier à la méthodologie de croisement des savoirs les formateurs qui allaient l’animer, mais aussi les professionnels des sites qualifiants qui seraient les tuteurs de stage des étudiants. L’idée était à la fois que les tuteurs ne se retrouvent pas en porte-à-faux par rapport à leurs stagiaires et qu’eux aussi s’inscrivent dans une dynamique globale de changement des pratiques, explique Elsa Piou Iliassi, cadre pédagogique à l’IRTS. Aujourd’hui, une première promotion d’étudiants a effectué la totalité de ce parcours – une seconde lui a emboîté le pas. Les premiers ont fait remonter qu’il s’était agi d’un moment fort de leur formation. Ils relèvent notamment que « les temps de croisement imposent une vraie réflexion sur le sens du métier et une prise de conscience concrète de ses difficultés », notent Elsa Piou Iliassi et Noëllie Greiveldinger, psychologue au conseil départemental, qui ont coanimé le POA. Avoir accès à une parole inédite de personnes en situation de pauvreté apparaît comme un apport permettant à la fois de mieux comprendre ce qu’est la pauvreté et quelles sont les logiques des personnes concernées, notamment leurs réactions quand elles rencontrent les travailleurs sociaux. Une définition de la « distance » professionnelle que des étudiants s’étaient forgée a aussi évolué en « juste proximité » et respect mutuel, pointent les formatrices. Symétriquement, les usagers se disent fiers d’avoir réussi à partager les connaissances issues de leur expérience et déclarent avoir eux aussi changé leur façon de voir les professionnels et les institutions.
Développer, d’une part, le pouvoir d’agir et une requalification des personnes accompagnées, qui accèdent à un statut de formateur, et, d’autre part, une meilleure appréhension de leur profession par les apprentis travailleurs sociaux, « c’est pour nous, cadres pédagogiques, une aventure humaine et un projet politique et démocratique », souligne Donatienne Galliot, responsable de formation à l’IRTS Hauts-de-France. Cet établissement aussi revisite ses pratiques. Depuis plusieurs années, il demandait à Raoul Dubois, élu au conseil consultatif régional des personnes accueillies et accompagnées (CCRPA) du Nord-Pas-de-Calais, d’intervenir devant des étudiants pour témoigner de son expérience. En 2016, l’IRTS a embrayé la vitesse supérieure : il a associé à son équipe de formateurs des personnes accompagnées – deux représentants du CCRPA et le président du collectif des SDF de Lille – et des professionnels du réseau de la FNARS (aujourd’hui Fédération des acteurs de la solidarité). Ces partenaires ont élaboré ensemble un module sur l’accompagnement des personnes en situation de précarité et d’exclusion, destiné à des étudiants en deuxième année dans les filières d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé et d’éducateur technique spécialisé(4). Coconstruction, puis coanimation et enfin coévaluation de la formation : des personnes concernées par l’exclusion ont participé à tous les stades de la séquence, qui se déroule sur une semaine et dont la deuxième édition a eu lieu en septembre dernier.
Avec une approche différente de celles qui s’adossent peu ou prou à la méthodologie de croisement des savoirs, l’Ecole Rockefeller, à Lyon (Rhône), place, depuis dix ans, « les savoirs d’en bas » au cœur de la formation initiale des assistants de service social, selon l’expression de Béatrice Deries et Lætitia Overney, formatrices et sociologues, à l’origine de l’initiative. S’élevant contre « toute conception de la professionnalisation qui entend rompre avec l’expérience profane », les enseignantes ont mis en place un dispositif de formation-action-recherche original. Il s’agit d’un module obligatoire d’« initiation à une expertise partagée du social » d’une durée de 70 heures, qui commence dès l’entrée en formation des étudiants, avant même leur premier stage. La démarche a, parmi d’autres particularités, celle de se dérouler en quasi-totalité en dehors des murs de l’école : c’est sur le terrain de collectifs d’usagers, avec qui les formatrices ont des liens de longue date, que les étudiants vont mener une enquête de type ethnographique. Associations de malades du sida, de personnes prostituées ou transsexuelles, de personnes atteintes de troubles bipolaires, de locataires, de jeunes majeurs sans papier, d’usagers de drogue, de militants d’ATD, de parents d’enfants adoptifs ou en situation de handicap… Les collectifs qui ouvrent leur porte aux étudiants sont très diversifiés. Leur point commun est qu’il s’agit de groupes d’autosupport, dont aucun n’a de professionnels du travail social en son sein. Au fil de l’enquête qu’ils réalisent en trinôme, les étudiants font des entretiens, observent des pratiques, s’immergent dans des temps de vie – épaulés par les formatrices sur le plan de la méthodologie et de l’analyse des matériaux recueillis. Au terme du premier semestre, ils remettent un compte rendu d’enquête réflexif (monographie de l’association, mise en lumière des compétences des personnes rencontrées, réflexion des étudiants sur leur propre transformation au contact de l’expérience étudiée). Enfin, une journée d’échanges est organisée en juin à l’école avec l’ensemble des collectifs qui peuvent se libérer.
Ce module a deux objectifs principaux, résume Béatrice Deries. « Premièrement, il s’agit pour les étudiants d’identifier des savoirs dans des groupes directement concernés par les problèmes pris en charge. Deuxièmement, les étudiants sont invités à découvrir de quoi sont faits ces savoirs. » L’idée forte est bien d’engager les apprentis travailleurs sociaux à penser leur future posture professionnelle « dans le sens d’une coconstruction des savoirs et des interventions auprès des usagers », complète Andrée Tonti, sociologue et formatrice, autre pilier de la démarche.
Reconsidérer la notion d’expertise professionnelle et les moyens de la construire est aussi la préoccupation du collectif Soif de connaissances, qui a été créé en 2015 par l’Ecole santé-social sud-est (ESSSE), située à Lyon (Rhône), l’Institut de formation des travailleurs sociaux (IFTS) d’Echirolles (Isère), l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) installé à Grenoble (Isère) et la FNARS Rhône-Alpes (aujourd’hui FAS Auvergne-Rhône-Alpes). Soif de connaissances s’est notamment attelé à imaginer de nouvelles modalités de formation non seulement coconstruites et coanimées par des formateurs et des personnes concernées par l’accompagnement social – rémunérées pour ce faire –, mais aussi par des chercheurs (de l’Odenore) et des professionnels en exercice. Trois modules dits « multiregards » d’une journée, qui peuvent être proposés de manière distincte, ont été bâtis sur ce canevas : l’un sur la précarité, la pauvreté et l’exclusion ; un deuxième sur le non-recours et la précarité ; le troisième sur la participation et les relations professionnels-personnes accompagnées. Ils ont été mis en place de manière progressive depuis mai 2016 à Lyon et à Grenoble, majoritairement auprès de futurs assistants de service social en première, deuxième ou troisième année.
Si le principe de la participation d’usagers à la formation initiale des travailleurs sociaux semble acquis, sa mise en œuvre n’en suscite pas moins de multiples questionnements. Pascaline Delhaye, responsable du pôle « recherche » de l’IRTS Hauts-de-France, en évoque un certain nombre : « Qui faire participer : les personnes avec qui nous sommes déjà en contact ou en lançant un appel à candidatures plus ouvert au travers des sites qualifiants ? A quel niveau de l’appareil de formation demander aux personnes accompagnées d’intervenir ? Dans le face-à-face pédagogique ? Dans la construction des modules de formation ? Sous quel statut : comme intervenant occasionnel rémunéré – ce qui est le cas à l’IRTS Hauts-de-France – ou comme bénévole ? A titre individuel ou à celui de représentant d’un groupe, d’une association, d’un mouvement ? Quelle place donner, en tant que cadres pédagogiques, au savoir déployé par les personnes accompagnées ? Comment prévoir et instituer les confrontations qui naîtront peut-être entre les différents protagonistes ? Faut-il soutenir la controverse qui peut jaillir comme étant propre au fonctionnement de type démocratique ? Quelle articulation, aussi, de cette participation avec le reste de l’appareil de formation et les sites qualifiants ? » Pascaline Delhaye projette de travailler ces questions – parmi d’autres – dans le cadre d’une recherche-action collaborative avec tous les acteurs engagés « pour construire une praxis à ce sujet ».
Soif de connaissances a la même ambition. Son projet, Uniforc – pour « Des usagers inclus dans la formation et la recherche collaboratives en travail social » –, a démarré début 2017. Mené en partenariat avec trois institutions étrangères(5), il devrait aboutir à la fin de l’année. Les modules de formation développés par le collectif sont l’un des principaux terrains de cette recherche, qui vise à dégager « les préconditions de la participation des personnes accompagnées aux formations sociales », explique Louis Bourgois, coordonnateur. « Il y a eu une injonction assez claire, fin 2015, du plan d’action en faveur du travail social et du développement social, pour systématiser l’intervention des personnes accompagnées dans la formation, mais sans aucune indication sur la manière de le faire. Or, si on veut dépasser le témoignage, cela suppose de remplir un certain nombre de conditions, notamment en matière de coût », ajoute-t-il. La participation des usagers constitue en effet un modèle relativement onéreux du fait du temps d’ingénierie nécessaire et du nombre de personnes impliquées, non seulement dans la coconstruction, mais aussi dans l’animation des sessions. « En ce qui nous concerne, il y a quatre intervenants à chaque fois : un formateur, un usager, un chercheur et un professionnel », détaille Louis Bourgois.
Plusieurs autres études transnationales sur les initiatives relatives à l’inclusion d’usagers dans les cursus de formation sont sur le métier. Elles ont toutes pour ambition de repérer, de valider et de promouvoir les bonnes pratiques en la matière. Une recherche a ainsi été engagée par le centre régional de formation aux métiers du social (CRFMS) Erasme de Toulouse (Haute-Garonne), membre du réseau international PowerUs (voir page 33), et l’IRTS Perpignan avec deux départements universitaires espagnols de travail social. Un projet comparatif du même type est mené par des participants belges, suédois et néerlandais du réseau PowerUs. Enfin, un couple franco-québécois, associant la chaire « Travail social-intervention sociale » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et l’Ecole de travail social de l’université de Sherbrooke, s’est aussi attelé à la tâche. Béatrice Deries est très réservée sur la notion de « bonnes pratiques » : « Il y a une tendance à ériger en référentiel tout ce qui a été innovant, ce qui tue la force vive des expériences, transformées en normes et réifiées, au détriment de leur contenu », estime-t-elle. Plutôt que la modélisation, la coordonnatrice pédagogique de l’Ecole Rockefeller préconise « la contamination, l’inspiration mutuelle » pour favoriser l’essaimage des tentatives qui mettent à mal les assignations de places et de savoirs.
Quelles conceptions du savoir les formations sociales mobilisent-elles ? Tout dépend de l’époque, explique le sociologue Bertrand Ravon, qui propose une périodisation en trois temps(1). Le premier, au milieu des années 1960, est défini comme celui de l’autonomie du savoir à partir de la « théorisation de la pratique ». Les écoles, qui s’émancipent des établissements employeurs comme des universitaires, sont le lieu par excellence où cette activité s’effectue. « Devenir sujet de sa pratique, tel pourrait être résumé l’enjeu pédagogique et politique des centres de formation après 1968, au moins dans le champ de l’éducation spécialisée », estime le sociologue. Le deuxième temps, présenté comme celui de la réglementation du savoir, se structure dès les années 1980 avec l’apparition de la référence aux compétences. « La généralisation du modèle de la compétence, indissociable de l’extension de la logique gestionnaire, s’est accompagnée d’une prolifération des directives, préconisations et autres propositions de réglementations de l’appareil de formation, selon un processus de régulation organisationnelle produisant l’harmonisation des formations, l’homogénéisation des compétences, et au bout du compte la standardisation des savoirs », analyse Bertrand Ravon. Enfin, le troisième moment, contemporain, est un régime d’ouverture vers les « usagers, requalifiés actuellement comme étant à même de coproduire les savoirs les concernant, en vue d’une connaissance partagée ». Le savoir devient l’affaire de tous : pas seulement celle des formateurs et des étudiants « en quête d’un cadre dans la tête (une théorisation de leur pratique), pas seulement des organisateurs en quête de référentiels, mais de tous les protagonistes (les personnes concernées par la situation de formation), qui se confrontent à l’expérience même de l’intervention ». Schématiquement, il ne s’agit plus de connaître pour agir, mais d’intervenir pour connaître, résume Bertrand Ravon. « Le modèle de l’expertise fondant le travail sur autrui ferait ainsi place à celui de la connaissance coproduite par le travail avec autrui. » Pour le chercheur, cet idéal – « particulièrement consensuel » – de la connaissance partagée est devenu une nouvelle norme, sinon une injonction publique. Mais l’expertise expérientielle des personnes accompagnées ne se décrète pas, elle « se façonne dans une relation de confiance qui demande du temps et où les protagonistes peuvent vraiment s’écouter ». Or, ce temps est loin d’être pris en compte dans les référentiels « métiers ».
(1) Dernière en date d’une série de préconisations insistant depuis 2015 sur l’importance d’associer des personnes accompagnées à la formation des travailleurs sociaux, celle du Haut Conseil du travail social en juillet – Voir ASH n° 3019 du 14-07-17, p. 8.
(3) Aujourd’hui, ce centre de formation s’appelle « IRTS Perpignan Faire économie sociale et solidaire ».
(5) Il s’agit de la Haute Ecole en travail social de Genève (Suisse), de l’Institut d’études de la citoyenneté de l’université de Genève, et du Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (Canada). En 2016, la direction générale de la cohésion sociale a confirmé son financement d’Uniforc dans le cadre d’un appel à projets de recherche.
(1) Voir « Autonomie, standardisation ou partage des savoirs ? Problèmes, enjeux et configurations », in Les formations du secteur social aujourd’hui. Transformations et diversifications, ouvrage collectif coordonné par Yvette Molina et Gilles Monceau, Presses de l’EHESP, 2017.