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« Les pauvres sont jugés victimes d’injustice sociale ou bien paresseux »

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Au XIXe siècle, en France, les pauvres étaient considérés comme une « classe dangereuse ». Depuis, les choses ont évolué. Néanmoins, la méfiance des riches à leur égard persiste, aussi bien à São Paulo qu’à Delhi ou à Paris. C’est ce que pointe le sociologue Serge Paugam dans une enquête sur la manière dont les plus aisés perçoivent la pauvreté.
Qu’est-ce qui vous a motivé à vouloir savoir ce que les riches pensent des pauvres ?

Dans le passé, j’avais déjà étudié la façon dont les pays de l’Union européenne percevaient la pauvreté. J’avais notamment eu l’occasion d’observer des variations nationales, mais également des variations selon les cycles économiques. Aussi utiles soient-elles, ces analyses, qui s’appuyaient sur des enquêtes par sondage en population générale, ne permettaient pas toujours de comprendre en finesse toutes les dimensions du rapport des classes sociales à la pauvreté. D’où l’idée de mener une enquête qualitative auprès des riches habitants de quartiers très ségrégués de trois grandes métropoles : São Paulo, Dehli et Paris. C’est, en effet, à travers la perception de l’élite que l’on peut appréhender les rapports de classes. Ce que l’on constate dans les quartiers riches les plus exclusifs permet de faire ressortir sous la forme d’une loupe grossissante ce que le quotidien ne permet pas toujours de révéler de façon directe dans d’autres couches sociales.

Pourquoi avoir choisi ces trois villes ?

Il y a eu très peu de recherches sur la perception de la pauvreté qui comparent des métropoles de pays émergents comme l’Inde et le Brésil et des pays postindustriels comme la France. Les inégalités et la pauvreté sont beaucoup plus élevées dans les premiers. Il semblait donc pertinent de faire ressortir l’appréciation de la pauvreté dans des continents et des contextes très contrastés. A Paris, nous avons enquêté dans les Ve et XVIe arrondissements et, pour la banlieue, au Vésinet [Yvelines] et à Ville-d’Avray [Hauts-de-Seine], où nous étions sûrs de trouver une population appartenant aux strates supérieures de revenus.

Quels sont les points communs entre les trois métropoles ?

Le mécanisme qui structure les rapports sociaux entre les riches et les pauvres et peut conduire à des formes radicales de séparatisme social est assez semblable d’une métropole à l’autre. Dans chacune d’entre elles, nous avons pu vérifier trois dimensions de la discrimination à l’égard des pauvres, qui peuvent se renforcer mutuellement. Les riches considèrent, tout d’abord, qu’ils sont moralement supérieurs aux autres couches de la population, et que les pauvres en particulier ne sont pas porteurs de valeurs conformes à celles qu’ils défendent en termes d’éducation, de distinction, de bienséance et d’éthique au travail. Ils estiment ne pas appartenir au même monde. Leur entre-soi est comme un cocon protecteur qui constitue une sorte de frontière morale et correspond à un refus de la mixité sociale. Le deuxième point avancé par les riches est le caractère indésirable des pauvres. Nombreux sont ceux qui avouent éprouver une répulsion physique à leur égard. Dans leur imaginaire, ils sont sales et peuvent transmettre des maladies contagieuses, donc mieux vaut ne pas leur serrer la main ou fréquenter les mêmes lieux qu’eux. Les pauvres sont jugés également potentiellement violents. Pour beaucoup, ils constituent toujours une classe dangereuse dont il faut se protéger à tout prix. Si ces tendances sont plus prononcées à Delhi et à São Paulo, elles existent aussi à Paris, notamment à l’égard des migrants, lesquels contribuent à faire réapparaître cette hantise du pauvre que l’on ne contrôle pas et dont on ne sait pas qui il est. Au moment de notre enquête, cette méfiance était très forte envers les Roms. La troisième caractéristique est la neutralisation de la compassion.

C’est-à-dire ?

Alors que certains n’ont rien pour subsister, les riches se construisent un système de défense au quotidien pour justifier leurs privilèges. Parmi les raisons évoquées, il y a l’idée que la pauvreté fait partie de la nature humaine, qu’elle a toujours existé et qu’elle existera toujours. C’est l’ordre social qui est, selon eux, naturellement inégal. Pour beaucoup de riches que nous avons interviewés, il n’y a donc pas lieu de s’en émouvoir. Il y a aussi le sentiment que la richesse sert à la société, donc au bien commun, ce que l’on appelle le « ruissellement ». La neutralisation de la compassion passe aussi par la croyance que les pauvres sont paresseux et que, par conséquent, ils ne méritent pas forcément qu’on leur vienne trop en aide. Ce jugement peut conduire à la culpabilisation des plus démunis et à remettre en cause les programmes sociaux qui leur sont destinés.

C’est parfois ce que l’on entend chez nous…

Les inégalités sociales se sont renforcées ces dernières années en France. La ségrégation spatiale a augmenté du fait de la concentration de la richesse dans certains quartiers. La tendance à vouloir s’affranchir des pauvres est devenue plus nette. Au moment du vote de la loi sur le RMI en 1988, il existait un consensus sur la nécessité et le devoir de la Nation de leur venir en aide. Par rapport à ce qui se passait à la même époque au Royaume-Uni, je me sentais fier d’être français. Mais, aujourd’hui, ce consensus s’est fortement affaibli et les défavorisés sont de plus en plus stigmatisés et discriminés.

Dans un précédent livre – Les formes élémentaires de la pauvreté –, vous avez travaillé sur la perception de la pauvreté en Europe. Diffère-t-elle selon les pays ?

Les enquêtes disponibles permettent de distinguer deux explications courantes : soit les pauvres sont jugés victimes d’injustice sociale, soit ils sont jugés fainéants. En fonction de ces deux avis, les pays sont plutôt partisans d’une aide aux plus pauvres ou d’une limitation des programmes de lutte contre la pauvreté. La proportion de personnes qui répondent à l’un ou l’autre des items varie selon le pays. L’endroit où l’on considère le plus que la pauvreté s’explique par la paresse est le Royaume-Uni. Historiquement, ce pays a toujours soutenu que le pauvre doit faire des efforts pour s’en sortir. Cette conception a, d’ailleurs, accompagné les mesures de Margaret Thatcher et abouti à la déconstruction du système de protection sociale anglais. En France, notre sensibilité est autre, et ce sont plutôt les déterminismes sociaux qui sont pointés pour expliquer la pauvreté. Mais cette perception change selon les époques et il semble que l’on soit actuellement dans une phase de rétractation de la compassion, pour ne pas dire de suspicion, à l’égard des pauvres, soupçonnés de profiter du système. Dans les pays d’Europe du Nord, ils peuvent être stigmatisés, mais il y a un relatif consensus pour considérer que la pauvreté renvoie à un dysfonctionnement que l’Etat doit prévenir et corriger. De fait, peu de gens sont dans l’extrême misère.

Selon vous, pourquoi les habitants du XVIe arrondissement de Paris ont-ils refusé l’installation d’un centre pour SDF ?

La réaction a été effectivement très vive puisqu’il y a eu une pétition signée par 40 000 personnes. Ce n’est pas rien. Là où il aurait pu y avoir un réflexe de solidarité, il y a eu l’opposé, c’est-à-dire une manifestation collective d’égoïsme à l’égard des personnes sans domicile fixe. J’y vois un exemple extrême du triptyque de la discrimination dont j’ai parlé plus haut, avec, avant tout, un réflexe de défense des intérêts des riches et la crainte d’une contamination physique et morale des pauvres. Pour les habitants des quartiers très ségrégués, la pauvreté ne doit pas être visible, en tout cas, pas à côté de chez eux. Mais si l’on écoute ce type d’argument, il faudrait alors installer les plus démunis au fond des bois ou dans les déserts, là où ils ne dérangeraient personne… Ce serait renoncer à tout esprit de solidarité.

Justement, comment maintenir, voire développer, cette solidarité ?

La solidarité ne se limite pas à l’organisation et à la régulation institutionnelle de la protection sociale. Elle correspond avant tout à ce qui attache les individus entre eux et à la société, à tel point que l’on peut y voir l’un des fondements de la vie sociale. Autrement dit, l’homme est anthropologiquement solidaire car il ne peut vivre sans ces attachements multiples qui lui assurent à la fois la protection face aux aléas du quotidien et la reconnaissance de son identité et de son existence en tant qu’être humain. Tout homme est inévitablement pris dans la chaîne des interdépendances sociales. Les riches le sont aussi, mais ils n’en ont pas toujours conscience et se comportent souvent comme s’ils n’avaient aucune raison de l’être. C’est pourquoi les valeurs du solidarisme doivent être mises en avant. Il est crucial de se rappeler aussi que la France a fait reculer la misère en considérant que les risques qu’elle entraîne valent pour la société tout entière. En explorant les conditions de possibilités de la solidarité entre les riches et les pauvres, ce livre a sans doute une vertu pédagogique.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Spécialiste des inégalités sociales et de la pauvreté, le sociologue Serge Paugam est directeur de recherche au CNRS et directeur d’étude à l’EHESS. En collaboration avec Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet, il vient de publier Ce que les riches pensent des pauvres (éd. du Seuil, 2017).

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