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Alcoolisation fœtale : connaître pour mieux accompagner

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Les troubles causés par l’alcoolisation fœtale toucheraient des centaines de milliers de personnes en France, la plupart non diagnostiquées. Pour la prévention, les soins, l’accès à la scolarité et à l’emploi, les professionnels s’efforcent de construire des réseaux à même de suivre les personnes atteintes et leurs familles tout au long de la vie.

Camille, 20 ans, s’exprime d’une petite voix enfantine, un peu hésitante : « Quand j’ai appris ce que j’avais [en 2016], je me suis dit : « C’est pas possible. Qu’est-ce que j’ai fait pour avoir ça » La personne qui nous a faite, on se dit que c’est à cause d’elle. Si elle n’avait pas bu, si elle avait fait attention, si on l’avait aidée, ça ne serait pas arrivé. » A la tribune d’un colloque organisé par plusieurs associations(1) au ministère des Solidarités et de la Santé, le 6 septembre, la jeune femme raconte sa scolarité, marquée par trois redoublements. « Je ne comprenais pas pourquoi je n’y arrivais pas. Après la troisième, j’ai demandé de l’aide à ma maman [adoptive], qui m’a emmenée faire un bilan au CHU [centre hospitalier universitaire] d’Angers. J’ai alors appris que j’étais dysorthographique, que je n’arrivais pas à passer de l’oral à l’écrit. » Finalement, c’est à l’hôpital Robert-Debré, à Paris, que Camille reçoit son diagnostic : un syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF). Aidée par une auxiliaire de vie scolaire (AVS), elle a récemment décroché un certificat d’aptitude professionnelle (CAP) d’employée de vente. Sa vie sociale reste compliquée : « Je suis gentille, ouverte, calme, posée, j’aime aider les autres, mais je peux vite m’emporter, ce qui peut avoir des conséquences assez graves », avertit-elle.

Après Camille, c’est Emmanuelle qui prend la parole. Agée de 28 ans, elle a vécu 26 ans sans savoir qu’elle souffrait d’un trouble causé par l’alcoolisation fœtale (TCAF). Elle aussi a connu une scolarité chaotique, mais a obtenu son bac puis un brevet de technicien supérieur (BTS) d’assistant de manager. Elle a trouvé un emploi dans une mutuelle, puis un poste de caissière. Les deux fois, elle a été licenciée à cause de difficultés de compréhension ou d’erreurs dans son travail. Finalement, sa mère, avant de mourir, lui a révélé qu’elle avait eu un problème d’alcool durant sa grossesse. Diagnostiquée, puis reconnue travailleuse handicapée, elle a été embauchée dans une entreprise adaptée, où elle encaisse des chèques pour une compagnie d’assurances. Elle est en CDI et s’entend « très bien » avec ses collègues. « Apprendre que j’avais [cette pathologie] m’a bouleversée, mais aussi rassurée », dit-elle, car elle connaît enfin la cause de ses problèmes.

De quoi s’agit-il ? Les TCAF « regroupent les manifestations qui peuvent survenir chez un individu dont la mère a consommé de l’alcool durant la grossesse. L’atteinte cérébrale en fait toute la gravité », résume la Haute Autorité de santé (HAS) dans une « fiche mémo »(2). « Ces troubles forment un continuum allant de la forme la plus caractéristique et la plus sévère, le SAF, à des formes incomplètes se traduisant par des difficultés dans les apprentissages et/ou un trouble des facultés d’adaptation sociale. » Le SAF s’accompagne de signes physiques (retard de croissance, ouverture des paupières raccourcie, lèvre supérieure mince…), qui ne sont cependant pas visibles chez la plupart des personnes avec TCAF. Les atteintes cérébrales peuvent entraîner des troubles de l’attention, de la mémoire, du raisonnement abstrait, du calcul et du langage, une déficience sensorielle (surtout visuelle) et des troubles du comportement. Le SAF le plus fréquent est « la forme partielle, qui est responsable de troubles neurodéveloppementaux, d’échec scolaire, de troubles des conduites, de délinquance et d’incarcération, de consommation de produits à l’adolescence », énumère la HAS.

9 naissances sur 1 000

L’alcoolisation fœtale est « un problème massif », a souligné lors du colloque Catherine Metelski, présidente de Vivre avec le SAF, une association créée en 2012, qui regroupe 130 familles. Selon la HAS, le syndrome toucherait environ 1,3 naissance vivante sur 1 000 chaque année en France. En considérant l’ensemble des TCAF, l’incidence atteindrait 9 naissances pour 1 000 dans les pays occidentaux. Dans l’Hexagone, « près de 500 000 personnes souffriraient à des degrés divers des troubles liés à cette exposition. Cela est clairement inacceptable ! L’enjeu de la prévention est donc notre priorité », a clamé, le 6 septembre, la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn. Elle a promis des travaux pour donner plus de « visibilité » aux messages de prévention, notamment le pictogramme avertissant les femmes enceintes sur les produits contenant de l’alcool. Le gouvernement a lancé une nouvelle campagne en septembre, sous le mot d’ordre « Zéro alcool pendant la grossesse ». On en est encore loin : Nicolas Prisse, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), pointe que « près d’un tiers des femmes enceintes continuent de consommer au moins occasionnellement des boissons alcoolisées ».

Autre problème : « Probablement 99 % des cas adultes échappent au diagnostic », parce que ces pathologies sont mal connues des familles comme des professionnels, rapporte Catherine Metelski. Or, un diagnostic dans « les premières années de la vie » permet « de prévenir les troubles en menant une rééducation et de mieux accompagner la famille », a souligné, lors du colloque, Sandrine Lanco-Dosen, neuropédiatre et directrice du centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP) d’Aulnoye-Aymeries (Nord). Les CAMSP, destinés aux enfants de 0 à 6 ans, « disposent de professionnels formés aux troubles du neurodéveloppement, dont les TCAF », décrit-elle. Le pédiatre peut établir lui-même le diagnostic. La rééducation doit être pluridisciplinaire : kinésithérapeute, ergothérapeute, orthophoniste, psychomotricien… La psychologue « va aider à créer un espace d’expression pour l’enfant », ce qui peut permettre de « parler de la santé de ses parents, de l’instabilité familiale, de la violence autour de lui » lorsqu’elle existe. Il faut « donner confiance » à l’enfant, car il a « souvent un statut d’enfant pas sage ». Une éducatrice de jeunes enfants (EJE) va « favoriser l’éveil, soutenir la relation mère-enfant par le jeu, aider à requalifier la mère », poursuit le Dr Lanco-Dosen. L’assistante sociale du centre et l’EJE préparent l’intégration de l’enfant dans une crèche ou dans une halte-garderie, ce qui rendra sa socialisation « moins difficile » que s’il arrive directement à l’école. Une institutrice spécialisée du CAMSP fait ensuite le lien entre ce centre, l’école et la famille.

L’assistante sociale s’efforce elle aussi de préserver le lien mère-enfant, restant « à l’écoute des familles, en lien avec les services de PMI [protection maternelle et infantile] ». Mais « il nous arrive de devoir faire un signalement [au parquet] quand la situation de la famille devient intenable », explique le Dr Lanco-Dosen. Elle constate que « beaucoup » d’enfants suivis au CAMSP sont placés à l’aide sociale à l’enfance (ASE). Le centre mène par ailleurs une activité de « prévention secondaire » auprès des parents, pour éviter que de futurs frères ou sœurs souffrent de ces troubles. La naissance d’un enfant avec SAF peut être « l’occasion de parler de l’alcool, d’amener la mère à des soins, mais cela peut se révéler compliqué », décrit le Dr Lanco-Dosen. « Parfois, le parent semble aller mieux, mais rechute, ce qui entraîne une rupture des soins. On ne voit alors plus la mère, ni l’enfant. » Dès lors, le CAMSP d’Aulnoye-Aymeries « tente de travailler en réseau avec les professionnels de l’addictologie, de la maternité, des PMI… cela nécessite de se connaître et de comprendre les limites de chacun ».

« Prêter notre cerveau »

« En addictologie, c’est nous qui devons nous adapter aux personnes », rebondit Thierry Danel, psychiatre et directeur médical du centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) du CHU de Lille. Lorsqu’il s’adresse à des travailleurs sociaux, il les avertit que les troubles des personnes avec TCAF vont perdurer après l’enfance. « On a beau être le plus grand éducateur du monde, on devra faire un accompagnement au long cours. On dit parfois : « Apprends à un homme à pêcher plutôt que de pêcher à sa place… » Mais non, certains apprentissages ne se maintiendront que si l’on prête nos cerveaux ». « C’est extrêmement décourageant, les équipes fatiguent », mais « pour les travailleurs sociaux, le job est bien dans cet accompagnement ».

Les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) peuvent elles aussi jouer un rôle clé… à condition d’être bien informées. Or, « l’alcoolisation fœtale, ça n’est jamais renseigné dans les certificats médicaux » transmis ! « Il y a un tabou autour de l’alcool, ce n’est pas quelque chose que l’on va écrire, même si on le sait », relève Anne Hassani, pédiatre à la MDPH de la Sarthe. Il faut donc « communiquer pour que les professionnels y pensent ». De même, « il est très important d’avoir dans le dossier une évaluation sociale de la personne, particulièrement dans le cas de TCAF », et si possible de rencontrer les familles. Elle souligne que « beaucoup d’enfants placés à l’ASE ont des troubles du comportement dont on ne connaît pas l’origine » et invite les équipes à ne pas « passer à côté d’un SAF ».

L’accompagnement des enfants et des familles se heurte aussi à un problème de moyens. La mère adoptive de Camille, qui habite dans la Sarthe, assure avoir dû se battre « comme une malade » pour trouver une AVS. Les services d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) environnants n’avaient pas de place disponible. « Et quand vous avez un handicap qui n’est pas visible d’emblée », malgré l’orientation faite par la MDPH, il faut encore convaincre. « Le chef du service éducatif vous dit : “Elle n’a rien, votre fille, elle répond à toutes les questions qu’on lui pose !” », relate-t-elle.

Longs délais d’attente

David Germanaud, neuropédiatre à Robert-Debré, est en colère : « Il faut réévaluer les financements des soins et des examens pour les personnes qui ont des problèmes neurodéveloppementaux, en particulier les TCAF. » Un suivi pluridisciplinaire en CAMSP, tel que décrit par le Dr Lanco-Dosen, « n’est possible que dans ces structures », souvent saturées et dont la prise en charge cesse après six ans : c’est ensuite la psychiatrie qui prend le relais, avec des professionnels globalement mal formés à ces troubles, dépeint le Dr Germanaud. Il déplore que certains actes restent peu accessibles, comme les évaluations psychométriques. L’examen de base, qui coûte environ 250 €, n’est pas remboursé par l’assurance maladie lorsqu’il est pratiqué en libéral. Quant aux hôpitaux, ils sont débordés : « Ma consultation sur les troubles neurodéveloppementaux à Robert-Debré, c’est jusqu’à quinze mois de délais. Et neuf mois pour une psychométrie », se désole le praticien. Certaines rééducations ne sont rendues accessibles que par la compensation du handicap assurée par les MDPH… au prix, là encore, de longs mois d’attente.

Catherine Metelski confirme que les consultations permettant le diagnostic restent rares et comptent peu de personnel. Le problème est que ces médecins ne sont pas forcément connus de leurs confrères ni des associations : « difficile de savoir à coup sûr vers qui orienter les familles ». Vivre avec le SAF appelle donc à structurer des réseaux de professionnels formés (dans la santé, le travail social, mais aussi dans la police, la justice…). Elle insiste aussi sur l’idée de sensibliser les acteurs de l’emploi (entreprises adaptées, Pôle emploi…) sur les capacités des personnes avec TCAF. Catherine Metelski invite aussi les administrations à relayer sa cause : « Arrêtons de faire comme si ce problème n’existait pas. Le comprendre, c’est déjà nous aider. »

L’éclosion de centres de ressources

Le plan d’action 2016-2017 de lutte contre les drogues et les conduites addictives avait prévu le déploiement de deux centres de ressources sur l’alcoolisation fœtale, à titre expérimental. Ils ont été créés en 2016 à La Réunion et en Nouvelle-Aquitaine. Dans le cadre de plans d’action régionaux sur les TCAF, ils ont des missions de communication auprès du grand public, de formation des professionnels, de recherche, de mise en réseau des acteurs concernés… Par exemple, le centre de ressources de La Réunion, à Saint-Pierre, doit installer dès la fin 2017 des ateliers de formations sur les TCAF pour les assistantes familiales, et projette d’en proposer en formation initiale à l’institut régional du travail social (IRTS), explique Bérénice Doray, directrice de ce centre. Catherine Metelski, présidente de Vivre avec le SAF, plaide pour que d’autres centres de ce type voient le jour en s’appuyant sur des réseaux déjà installés, par exemple en Ile-de-France ou dans les Hauts-de-France. Plus largement, elle regrette qu’il n’y ait pas encore de plan d’action national spécifique aux TCAF.

Notes

(1) Colloque organisé principalement par la Camerup (Coordination des associations et mouvements d’entraide reconnus d’utilité publique) et Vivre avec le SAF.

(2) HAS, « fiche mémo » sur le repérage des TCAF, juillet 2013 – https://goo.gl/92dnGg.

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