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Educateurs de l’urgence

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Aux Résidences, à Saintes, une structure du foyer de l’enfance de la Charente-Maritime, des éducateurs spécialisés accueillent et encadrent des adolescents cabossés par la vie. Un travail au quotidien qui n’est pas de tout repos.

Le signalement émane d’un collège, l’alerte a été donnée par des enseignants. Des hématomes au visage, sur le corps et sur les bras. Le garçon a 13 ans. Cet après-midi-là, le foyer départemental de l’enfance de la Charente-Maritime(1) accueille dans l’urgence un nouveau mineur dans l’un de ses trois groupes réservés aux garçons de 12 à 18 ans. « Il ne fume pas, il n’a pas de portable », détaille à son arrivée Laurent Guillon, le chef de service. Le « débrief » est rapide : l’équipe éducative s’apprête à prendre le relais. Ce groupe occupe Les Résidences, surnommées « les Rés », deux maisons mitoyennes immergées au cœur d’un quartier pavillonnaire et populaire de Saintes, au sud de La Rochelle. Sept places y sont disponibles, et autant d’éducateurs spécialisés ou de moniteurs-éducateurs pour encadrer les adolescents.

Intimidé, les yeux rivés sur le sol, Théo(2) n’ose pas franchir le seuil de la porte. La veille, il subissait encore les coups de sa mère et de son beau-père. Eux répondent désormais à un juge. Lui se trouve parachuté dans un monde où se côtoient enfants cabossés et mineurs en déshérence, des « potes de galère », des gamins qui, pour seul point commun, n’ont pas demandé à se retrouver ici. A ses pieds, un léger sac de voyage et deux poches en plastique remplies de vêtements. Du linge sale. « J’ai pris tout ça. Ça s’est fait dans la précipitation… », murmure Théo, inquiet, caché derrière un sourire gêné.

L’accueil d’urgence reste la mission première du foyer de l’enfance, une structure financée par le département de la Charente-Maritime, compétent entre autres en matière d’aide sociale à l’enfance (ASE) ou de protection maternelle et infantile (PMI). « C’est comme les urgences à l’hôpital, nous ne pouvons refuser personne », résume Audrey Delsol, sa directrice. Ici, les plaies béantes et profondes touchent pour la plupart à des affaires de violences conjugales, de maltraitance infantile, d’inceste ou de délaissement d’enfant. L’an dernier, 286 mineurs (filles et garçons de tous âges) ont été confiés au foyer de l’enfance. Certains font l’objet d’un placement judiciaire. D’autres d’un placement administratif à la demande des parents, lorsque leurs enfants deviennent ingérables, voire dangereux pour leur propre entourage. Près de la moitié ont entre 12 et 18 ans. Ils resteront quatre mois en moyenne au foyer de l’enfance, avant de retrouver leur famille ou d’être orientés vers une structure plus adaptée pour un placement de longue durée : famille d’accueil, établissement spécialisé ou lieu de vie associatif.

Panser les blessures

Les premiers jours, les premières semaines, l’équipe éducative s’efforce de panser les blessures, de poser des jalons. La tâche est immense. Certains mineurs n’ont pas mis les pieds à l’école depuis des mois, voire des années. L’échec scolaire, l’isolement, et déjà pour quelques-uns une forme de marginalité… L’objectif consiste à bâtir un projet personnalisé avec chaque jeune, en lien avec les parents. Une priorité pour « donner un sens à leur placement ». « C’est le plus difficile, estime Laurent Guillon, le chef de service responsable de deux groupes d’adolescents installés à Saintes. Certains ne voient pas à quoi on peut leur servir, ils ne parviennent pas à se projeter… » Un sentiment que les adolescents formulent souvent ainsi : « Comment tu pourrais m’aider, toi, là où les personnes que j’aime le plus, mes parents, ont échoué ? »

Silencieux, Théo découvre « Les Rés » avec Caroline Barillère, éducatrice. « Les premiers temps, ils se contiennent et veulent faire forte impression. C’est après que l’on voit les failles », souffle-t-elle. Le mineur partagera une chambre au rez-de-chaussée. Les autres garçons occupent des chambres individuelles aux étages. Les premières consignes sont données : pas de rasoirs ni de déodorants, conservés hors de portée par les adultes. Idem le soir et la nuit pour les portables. Interdiction de fumer avant 16 ans ; au-delà, il faut l’accord des parents. Extinction des feux à 22 heures.

Thomas, son voisin de chambrée, observe la scène depuis son lit. Du haut de ses 14 ans, il la joue placide et distant. Il a pourtant « dégoupillé » voici quelques jours. Atteint de troubles obsessionnels compulsifs, il a agressé les éducateurs à coups de balai avant de sauter à pieds joints sur le toit d’une camionnette. L’équipe a immédiatement donné l’alerte grâce à un médaillon qu’elle ne quitte jamais. Une patrouille de police est arrivée en renfort. L’incident s’est soldé par un dépôt de plainte au commissariat, une procédure systématique en cas d’agression ou de dégradation de la part des jeunes. « Notre marge de manœuvre est faible, reconnaît Laurent Guillon. Mais c’est symbolique. Et c’est aussi leur montrer qu’ils ne peuvent agir en toute impunité. »

Garder la bonne distance

Verbale ou physique, la violence reste une constante sur les groupes d’adolescents. Au sein du foyer de l’enfance, les garçons de 12 à 18 ans sont réputés pour être les plus difficiles. « La particularité, c’est qu’ils sont imprévisibles », avance le chef de service. A Saintes, les incidents ont pourtant diminué au cours des quatre dernières années. « Avant, nous avions une intervention par semaine. De la police, des gendarmes ou des pompiers. Aujourd’hui, nous sommes à moins d’une par mois. » Revers de la médaille : « Cette violence est beaucoup moins permanente, mais quand elle se produit, elle est aussi plus forte… » Tous les éducateurs redoutent cet instant, cette fraction de seconde où tout bascule pour un rien ou un détail. La question de la confrontation physique est invariablement posée : jusqu’où aller pour maîtriser ces mineurs ? Ici, personne n’esquive le sujet. Il faut parfois en venir aux mains pour contenir un jeune. Laurent Guillon préfère parler de « contenance » plutôt que de contention. Un acte vécu comme un ultime recours, « parce qu’il faut bien protéger le jeune. Le protéger contre lui-même bien plus que s’imposer physiquement face à lui. C’est parfois la seule issue. Mais c’est aussi un constat d’échec. » Les éducateurs apprennent à détecter les signes avant-coureurs. Estelle Genier a travaillé durant sept ans sur ce groupe avant d’en devenir la coordinatrice – un poste créé l’an dernier pour gérer les affaires courantes et faciliter le quotidien des éducateurs sur les groupes d’adolescents. « Ça a été dur, beaucoup de remise en question. Mais c’est là que tu apprends le plus. » Elle a appris à miser sur l’humour, à « trouver des chemins de traverse » pour désamorcer les situations de crise. « Et surtout, insiste Estelle Genier, à ne jamais faire une promesse que l’on ne peut tenir. Si un môme ne te fait plus confiance, s’il pense que tu n’es pas fiable, c’est terminé. »

Tout juste diplômée, Caroline Barillère achève, elle, sa première année aux « Rés ». L’éducatrice spécialisée s’attache à « ne pas être dans l’affect », à « garder la bonne distance » avec les adolescents, toujours enclins à « tester les failles ». L’idée de devoir en contenir la tracasse parfois : « J’ai bien en tête que ça m’arrivera un jour. Mais je fais tout pour l’éviter. » Face aux femmes, les garçons n’adoptent pas les mêmes comportements ou stratégies. « La relation qu’ils entretiennent avec leurs mères complique souvent celle qu’ils ont avec nous, décrypte Caroline Barillère. Avec les hommes, ils cherchent la confrontation. Avec les femmes, ils sont plus dans la parole. » Le rapport de forces s’intensifie ainsi bien plus avec les hommes. « Nous n’avons pas toujours le choix, il faut s’imposer », confirme Christophe Alonso. Moniteur-éducateur, il a longtemps travaillé avec les enfants en bas âge et les adolescentes. « Chez les garçons, c’est sûr, il y a plus de violence. Chez les filles du même âge, les problématiques portent sur l’anorexie, le suicide, la sexualité. Une dimension que l’on ne retrouve pas chez les gars du même âge. » Ce matin-là, Christophe Alonso véhicule Alban, un adolescent de 14 ans en quête d’un premier stage en entreprise. Ses mèches blondes et sa bouille d’ange dissimulent mal un tempérament impétueux. Atteint de troubles du comportement, il a récemment été exclu de son collège pour avoir agressé une élève, des pions et des professeurs. Assis à l’arrière de la fourgonnette, Alban écoute du rap et du rock sur une enceinte portable. « On va où, d’abord ? », demande-t-il. Direction la SPA, dont le refuge local manque de bras. « Cool ! » Visiblement, l’idée le motive.

Aux Résidences, la forte personnalité d’Alban occupe l’espace. Son départ, quelques semaines plus tard, vers une maison d’enfants à caractère social (MECS) créera d’ailleurs un vide. Ce que les éducateurs appellent des « dynamiques de groupe ». Chaque jeune finit par y trouver sa place et imprime son caractère à l’ensemble. Tout départ ou toute arrivée modifie constamment la donne. Du jour au lendemain, par le truchement d’un seul enfant, l’équipe éducative peut ainsi passer d’un groupe sans histoire à un autre infiniment plus difficile. Un mouvement perpétuel qui interdit la routine et « les recettes magiques ».

Gérer l’ennui

Ici, l’oisiveté domine bien souvent le quotidien des garçons déscolarisés. Ceux-ci tournent en rond, la télé en toile de fond. Le foyer de l’enfance n’est pas « un centre de loisirs », justifient les éducateurs. « Nous appelons cela la “gestion de l’ennui”. Nous ne pouvons pas les stimuler tout le temps, et cela les force à interagir entre eux ou à s’occuper tout seuls. » Le week-end et durant les vacances, des sorties sont toutefois proposées à ceux qui ne regagnent pas leur famille : des parties de football, la mer ou le cinéma, parfois des concerts. Mais tous ne sont pas demandeurs. Et les budgets restent limités. Pour les plus âgés, décrocher un stage permet de s’extraire du groupe et de se confronter au monde extérieur. L’équipe éducative pousse en ce sens et les aide à rédiger lettres et CV.

Un stage, Mathias ne demande que cela. La veille, il a déposé une candidature dans un supermarché. Aujourd’hui, il bougonne : « Mais qu’ils sont longs à se décider ! » Plus tard, ce gamin de 17 ans, sec et nerveux, voudrait réparer des engins agricoles – « comme mon beau-père ». Ce qu’il pense du foyer ? « Chez moi, les règles étaient normales. » Le débat s’ouvre avec les éducateurs. « Mais se balader torse nu, c’est pas grave, justifie Mathias. C’est comme à la plage ! » Depuis son placement, ses copains se sont éloignés – « et mes frères et sœurs ne veulent plus me parler ». L’adolescent se confie : « Certains me disent que je suis fou… J’ai juste besoin de contrôler ma colère. C’est pas parce que t’as dérapé que t’es pas normal. Ici, j’ai l’impression que tout le monde m’accepte. On est comme tout le monde ! » Son anniversaire approche. Ce jour-là, Mathias reverra sa mère pour la première fois. Un éducateur assistera à cette entrevue : « On ne sait pas comment il va réagir… » L’équipe, qui dispose d’un petit budget pour ce type d’événements, lui a trouvé un cadeau et l’aidera à préparer le gâteau qu’il a choisi, une forêt noire sans alcool.

D’ailleurs, tous les mardis soir, les mineurs passent derrière les fourneaux. A eux de décider du menu et de préparer une liste de courses. Lasagnes, canard ou blanquette de veau… Certains se prennent au jeu, à cette façon de travailler sur l’autonomie ; d’autres, pas du tout. Parfois, faute de volontaires, l’activité est supprimée.

Jeudi, 14 heures. Comme chaque semaine, Laurent Guillon réunit ses troupes : éducateurs, coordinatrice, infirmière, psychologue et intendante. Douze personnes, du café, des gâteaux et friandises à portée de main… Ne manquent que les deux veilleurs de nuit pour que l’équipe intervenant sur le groupe des Résidences soit au complet. En deux heures, tout y passe. D’abord, les plannings, l’intendance, les travaux à prévoir. Puis les rendez-vous chez le dentiste ou l’ophtalmologue, et les achats de vêtements – chaque enfant dispose d’une enveloppe. De même, les visites familiales, encadrées par un éducateur à la demande des juges. Enfin, les demandes de sorties libres, pour le bowling ou le cinéma, inscrites sur un cahier par les mineurs. Autour de la table, ce sont pour l’essentiel des trentenaires. Dans le métier, les éducateurs et les moniteurs s’éternisent rarement sur les groupe d’adolescents. Ils viennent ici pour se forger une première expérience, un tremplin pour leur carrière.

Un métier parfois « usant »

Parmi eux, Eric Lasseur, 52 ans et des cheveux grisonnants, fait figure d’exception, un « ovni ». L’éducateur en sourit : « Sur ce type de groupe, je suis une anomalie. » Certains le surnomment déjà « papy »… ce qui l’amuse autant que ça l’agace. Avant d’atterrir en janvier 2015 aux Résidences, il a roulé sa bosse dans d’innombrables structures. S’il fait valoir son expérience, Eric Lasseur reconnaît avoir eu des interrogations à son arrivée – « mais pas d’appréhension ». Il encaisse moins les amplitudes horaires ou l’agitation. « Et le bruit m’agresse énormément. » Mais l’éducateur se sent encore « légitime » et poursuivra tant qu’il le ressentira ainsi, « encore deux ou trois ans ! »

Quant à Mickaël Hurteau, il est l’un des plus jeunes. A 27 ans, ce moniteur suit une formation pour passer éducateur spécialisé. « Pour trouver un boulot dans la protection de l’enfance, le fait d’être un homme est un plus, affirme-t-il. Pour les gens, ce que l’on vit ou l’on entend ici n’est pas acceptable. On est toujours touché à un moment donné, mais on apprend à poser des barrières. Avec le temps… » Laurent Guillon en a conscience et se dit attentif : « Ce métier est usant mentalement et physiquement. Le mal-être existe probablement. Mais nous devons nous adapter. Nous n’avons pas le choix. » Pour pouvoir vider son sac, toute l’équipe se réunit une fois par mois loin des mineurs. A cette occasion, l’échange ne porte que sur leurs problèmes de professionnels. Une « régulation » qui constitue bien souvent un sas de décompression.

La réunion d’équipe se poursuit. Les éducateurs abordent maintenant le dossier de chaque adolescent. La parole est libre, et chacun est invité à livrer son ressenti, à rapporter un échange ou une anecdote qui permettrait de mieux cerner un trait de caractère ou un mal-être. Tout est minutieusement consigné, et les mineurs pourront demander à obtenir ces documents à leur majorité. Alban y trouvera la trace de son dernier exploit en date, une porte de chambre et une armoire fracassées lors d’un énième coup de sang. D’ailleurs, les sanctions se décident ici, chaque semaine. Discutées et adoptées par toute l’équipe, elles seront portées collectivement. Face aux adolescents, les leviers sont rares mais efficaces : portable confisqué, sortie suspendue ou argent de poche supprimé (jusqu’à 40 € par mois pour les plus de 16 ans, versés par le conseil départemental). Comme les fugues, les drogues posent parfois problème, essentiellement le cannabis. « L’alcool coûte cher, mais un copain peut toujours partager un joint », détaille Laurent Guillon.

Aux Résidences, l’après-midi touche à sa fin. Les rares garçons scolarisés rentrent au fur et à mesure du collège ou du lycée. Certains ont des devoirs, et les éducateurs doivent s’y coller, s’arrangeant entre eux en fonction des matières. « L’année dernière, on en a eu un en première S. Pas facile, pour moi, les maths ! », plaisante Line Gomez, monitrice. En classe de cinquième, Guillaume, autiste Asperger en attente d’une place dans une structure adaptée à son trouble, rechigne à faire sa grammaire : l’ordinateur et les jeux vidéo du groupe sont libres et il voudrait en profiter. Dans la pièce voisine, des garçons gobent une émission de téléréalité. A l’étage, Alexis range sa chambre et ses affaires. Il vient d’y passer neuf mois. Son placement a été levé et il va retrouver sa famille. Lui est aussi taiseux que discret. « Au début, ça a été dur de me mettre dans le même sac que les autres. Je pensais qu’ils étaient violents, pas sociables. Mais ils veulent s’en sortir aussi. » Alexis veut « se poser », devenir policier. Son séjour au foyer de l’enfance ? Alexis cherche ses mots un instant : « C’est pas une honte, juste un mauvais passage. »

De plus en plus de mineurs isolés

Le département de la Charente-Maritime consacre cette année 7,4 millions d’euros au foyer de l’enfance. Une centaine d’éducateurs et de moniteurs travaillent sur les deux sites du foyer, dont le siège se situe à Puilboreau, aux portes de La Rochelle. L’antenne de Saintes possède un groupe de dix places pour les bébés jusqu’à 3 ans, autant pour le groupe mixte des enfants de 4 à 11 ans. Après avoir occupé le site des Résidences, le groupe des adolescentes (neuf places, de 12 à 18 ans) a été rapatrié dans ces locaux. Les deux groupes de garçons de Saintes ont, eux, été « externalisés » pour faciliter le travail des éducateurs. « C’est un métier difficile, un sacerdoce », avance Marie-Christine Bureau, vice-présidente en charge de la protection de l’enfance. Elle reconnaît aussi « l’insuffisance » de moyens, liée, selon elle, à l’explosion du nombre de mineurs non accompagnés (MNA) également gérés par le foyer de l’enfance : plus de 300 ont été accueillis à Puilboreau l’an dernier, contre une vingtaine en 2014.

Notes

(1) Foyer de l’enfance Les Résidences : 56, rue Claude-Debussy – 17100 Saintes – Tél. 05 46 93 47 75.

(2) Les prénoms des mineurs ont été modifiés.

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