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« Dix ans de travail pour faire sourire un schizophrène »

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Pendant plus de soixante ans, le psychiatre Jean Oury a soigné des malades mentaux à la clinique de Laborde, inventant une psychiatrie à visage humain où l’attention à l’autre est au cœur du soin. C’est cette histoire particulière que le psychanalyste Serge Didelet a voulu transmettre aux futurs professionnels.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un livre sur Jean Oury ?

J’ai réalisé en 2016 que Jean Oury était mort depuis deux ans et qu’il y avait pléthore d’articles sur lui, mais aucun livre. J’ai écrit cet ouvrage pour combler ce manque et pour les nouvelles générations de soignants, de travailleurs sociaux et d’éducateurs qui arrivent sur le marché du travail. Jean Oury a exercé la psychiatrie pendant soixante-cinq ans, jusqu’à sa mort – ce n’est pas banal. La clinique de Laborde, qu’il a ouverte en 1953 dans le Loir-et-Cher, reste une expérience unique et qui se perpétue. C’est un établissement qui soigne, pas un lieu qui enferme. Les patients psychotiques y circulent librement, il y a des navettes pour les accompagner en ville, des instances d’écoute et de parole, de nombreuses activités collectives, de l’entraide… Pourtant, il y a des malades très atteints. Certains observateurs ironisent et disent : « Les fous s’y sentent tellement bien qu’ils y restent. »

Qu’a-t-il apporté à la psychiatrie ?

Jean Oury a élevé la psychiatrie à son plus haut niveau d’exigence. Il disait que cette discipline n’est pas une spécialité de la médecine, mais que c’est la médecine qui est une spécialité de la psychiatrie. Il voulait dire par là que le rôle de la psychiatrie est de s’occuper de l’être humain dans sa globalité : le somatique, le psychique et le social. Il a rompu avec la psychiatrie asilaire. Jean Oury défendait une certaine idée de l’asile : pas l’asile de fous, d’aliénés, totalement horrible, mais un endroit où les malades mentaux puissent déposer leurs valises et vivre dans l’« ici et maintenant ». La clinique de Laborde, c’est le paradigme d’une psychiatrie humaine. Elle reste un des rares lieux de soins à la pointe où l’on réfléchit vraiment à ce que l’on fait. L’idée d’Oury est que pour s’occuper de malades psychiques, il faut aussi s’intéresser à l’institution et à son environnement et, plus globalement, à la société. C’est ce qu’il appelle la « psychothérapie institutionnelle ».

A-t-il changé durablement le regard sur la maladie mentale ?

Il a pris en compte la valeur humaine des malades mentaux, c’est fondamental. Jusque-là, personne ne s’était intéressé à leur savoir, à qui ils étaient vraiment. Le fou n’était pas un interlocuteur, on s’intéressait seulement à sa pathologie. On établissait un diagnostic, on classait son comportement, on lui administrait des traitements mais on ne parlait pas avec lui. La folie faisait peur. Jean Oury a remis en cause le pouvoir omnipotent du psychiatre, mais il n’a jamais fait d’antipsychiatrie, laquelle nie la réalité psychopathologique de la maladie mentale en en reportant les causes sur la société. Lui a toujours reconnu que des gens étaient malades et souffraient et qu’il fallait s’en occuper. Mais avec bienveillance, créativité, disponibilité… C’est une forme d’« alterpsychiatrie », aux confins de l’attention individuelle et du collectif. Aujourd’hui, il y a des psychiatres, des infirmiers, des travailleurs sociaux qui travaillent dans le même esprit dans quelques établissements publics et privés. Mais ils restent minoritaires.

Quelle est aujourd’hui la situation de la psychiatrie ?

Par les temps qui courent, il est très difficile d’affirmer une éthique en psychiatrie. La société est régie par les ratios financiers et le management. Une schizophrénie ne se traite pas en trois semaines, il faut des années pour stabiliser les patients. Les malades psychiatriques exigent du temps et des moyens. Or la psychiatrie est à la peine : 60 000 lits ont été supprimés en quarante ans, le diplôme d’infirmier psychiatrique n’existe plus depuis 1992, les sous-effectifs sont patents… Chez moi, en Haute-Savoie, il faut attendre au minimum trois mois pour avoir un rendez-vous dans un centre médico-psychologique. La demande de soins est bien supérieure à l’offre. La seule solution pour une personne en grande souffrance psychique est d’aller aux urgences d’un hôpital général. J’ai rencontré des praticiens hospitaliers qui, faute de place dans leur établissement, devaient choisir entre deux patients : garder un malade suicidaire ou un malade bipolaire en pleine crise maniaque. Cruel dilemme ! Actuellement, la durée moyenne de séjour dans un hôpital psychiatrique public est de trente jours. C’est juste le temps qu’il faut pour gérer une crise avec des médicaments. Tout dépend de ce que l’on estime être du soin, mais pour moi, ce n’est pas une façon de soigner. Il n’est pas étonnant que la France manque de psychiatres, tant cette discipline est déconsidérée et tant les conditions d’exercice se sont dégradées depuis vingt ans. A présent, la psychiatrie est le parent pauvre de la médecine. Quand il y a un service psychiatrique dans un hôpital, c’est celui qui est le moins bien doté. Les locaux sont souvent vétustes et sales. Heureusement, il reste quelques établissements mieux lotis dans le secteur privé.

Quelles sont les conséquences pour les patients ?

Un SDF sur deux est psychotique, car la rue rend fou au bout d’un moment. Il y a également beaucoup de patients psychiatriques en prison alors qu’ils devraient être pris en charge dans des lieux de soins. Des malades échouent, par ailleurs, en soins de suite, en médecine générale, en gériatrie, en établissement et service d’aide par le travail ou en EHPAD pour les plus âgés. D’autres sont enfermés, entravés dans leurs mouvements et mis sous camisole chimique. Il y a une recrudescence des méthodes coercitives en matière d’isolement et de contention, contraires à la réglementation sur le droit des patients. Nous sommes passés de l’internement abusif à l’externement généralisé. C’est comme si la société voulait ignorer la folie ordinaire. D’ailleurs, on ne parle plus de folie mais de santé mentale. L’objectif sous-jacent, à mon sens, est de rendre le plus rapidement possible les individus conformes à une vie en société. Si une personne est en dépression, on lui prescrit un traitement médicamenteux pour la soulager mais on ne va pas chercher plus loin, on ne se pose pas trop de questions. Les malades mentaux les plus dangereux sont placés dans des unités de malades difficiles, à mi-chemin entre l’univers psychiatrique et carcéral. Il faut prescrire, bien sûr, des traitements adaptés aux pathologies, mais la psychiatrie, c’est aussi de la clinique fondée sur la parole, le dialogue quotidien avec le patient pendant le temps nécessaire. Actuellement, on est dans une logique de normativité, voire de normopathie. La société idéale serait-elle celle d’un monde de consommateurs béats, ne faisant pas de vagues, derrière leurs écrans ?

Que pensez-vous de l’orientation comportementaliste, actuellement en vogue en psychiatrie ?

Il y a des choses très intéressantes parmi les méthodes comportementalistes, donc il ne faut pas tout rejeter. Cependant, elles ne doivent pas être présentées comme le seul modèle possible des bonnes pratiques en psychiatrie sous prétexte qu’elles se prêtent plus à l’évaluation, à la quantification. C’est pourtant ce qui se passe : seules les thérapies comportementales et cognitives et la psychopharmacologie sont considérées efficaces et rentables. La psychanalyse est jugée désuète et inopérante, la singularité du sujet est ignorée. Nous allons vers une sous-psychiatrie dévalorisée et au rabais par la généralisation nosographique des troubles, la réduction des sujets à leurs symptômes et à leur inadéquation sociale : dépression, angoisse, phobies, troubles obsessionnels compulsifs… sont classés, répertoriés dans le DSM, le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Les autistes et les schizophrènes sont qualifiés d’« handicapés mentaux », et un handicap, ça ne se soigne pas, ça s’aménage.

En sous-titre de votre livre, à propos de Jean Oury, est écrit « celui qui faisait sourire les schizophrènes »… Pourquoi ?

Un sourire est parfois plus efficace qu’une longue chaîne d’évaluation scientifique. Le sourire, c’est important. C’est la rencontre, et la rencontre est à la base de la clinique de Jean Oury. Tous les jours, il prenait le temps d’aller saluer ses patients, il leur parlait comme s’ils n’étaient pas fous. Parfois, c’était juste un échange de regards, mais ça suffit. Le psychotique n’est pas seulement un psychotique. C’est un être humain, avec des affects et une histoire, même s’il en a une vision perturbée. Beaucoup de patients ont pu quitter la clinique de Laborde et vivre une vie qui valait la peine d’être vécue. Et si Jean Oury n’a pas soigné tous ses patients, il les a fait sourire. « Travailler dix ans, pour obtenir un sourire d’un schizophrène, ce n’est pas rien », disait-il.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Educateur et formateur pendant quarante ans, Serge Didelet est aussi psychanalyste et superviseur dans le secteur social et médico-social, où il anime des groupes de parole. Il est l’auteur du livre Jean Oury… Celui qui faisait sourire les schizophrènes (éd. Champ social, 2017).

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