« L’éthique n’est ni un terme, ni une charte, ni un code. C’est un chemin, une construction, un engagement. Faire un management éthique nécessite de repenser la philosophie de celui-ci, sa finalité, et de conduire un mode d’action qui replace l’homme au cœur, au centre », expliquait Brigitte Bouquet, professeure émérite de sociologie au Conservatoire national des arts et métiers, lors du colloque « Ethique et management » du COS, en 2016. Egalement intervenant à cet événement, Jean-Daniel Elichiry, directeur général d’Atherbea, association qui gère dix ESMS d’hébergement et de réinsertion sociale au Pays basque, renchérissait : « La démarche éthique, c’est le tuteur que chaque professionnel va se donner et se choisir pour toujours grandir dans son exercice. » Avant de continuer : « Avoir une rigueur éthique pour tout cadre dirigeant, c’est être instituant, réduire l’implicite et l’informel, sans rechercher pour autant l’objectivation absolue, renforcer la formalisation sans céder à la confusion normative ou au harcèlement textuel. C’est une nécessité absolue dans notre secteur. » Cette démarche éthique est partagée, dit-il, par de plus en plus de ses confrères.
Ainsi, au COS (association qui gère plus de 60 établissements répartis sur le territoire), avant d’envisager un colloque sur ce thème, des groupes de réflexion éthique (GRE) ont été constitués dès 2014 au sein des établissements. « L’idée était de réunir une dizaine de collaborateurs des différents métiers. Chacun proposait une question éthique et les participants votaient pour le sujet le plus pertinent », détaille Raphaël Diaz, directeur général. Parmi les thèmes retenus : « Tutoiement et autres familiarités langagières » ; « A quel moment est-il judicieux de rappeler le respect du principe de laïcité ? » ; « Les affinités et l’attachement avec les résidents font-ils perdre la distance ? »… « Au cours de chaque réunion, qui dure une demi-journée, ils déroulent la problématique choisie avec deux animateurs externes. L’intérêt est que l’on se détache de l’action. Il y a une réflexion et un cheminement, puis les participants émettent des suggestions. Souvent, la réponse est un savant arbitrage entre sécurité et liberté des résidents. »
Auparavant, le COS avait créé un conseil éthique et scientifique au sein de l’association. « Mais peu de problématiques nous remontaient. On s’est rendu compte qu’il fallait être au plus près du terrain », analyse le directeur général. Ainsi, à la maison d’accueil spécialisée (MAS) de la Vallée du Lunain, à Nanteau-sur-Lunain (Seine-et-Marne), le GRE se rassemble une fois par mois. Il peut aussi être saisi ponctuellement. Le choix des participants respecte la pluridisciplinarité, et la participation au GRE, qui repose sur le volontariat, est intégrée au temps de travail des professionnels. « Le principal objectif est de permettre la mise en place d’une réflexion collective face à la grande vulnérabilité de nos résidents, et à des situations singulières dans lesquelles entrent en jeu des conflits de valeurs, afin que l’établissement puisse étayer son positionnement », expliquent Eugénie Deloince, aide-soignante, et Estelle Donval, infirmière coordonnatrice, membres du groupe, pour qui cette réflexion « redonne du sens aux pratiques ». Selon elles, leur GRE représente aussi un outil de management visant à développer les compétences de bientraitance des professionnels. « C’est une source de motivation pour de nombreux professionnels, qui ne souhaitent pas sortir de cette instance. Sachant que la satisfaction des professionnels dans l’exercice de leurs fonctions subordonne en partie la qualité des soins dispensés, il est important de cultiver ce cercle vertueux », insistent-elles.
Gérée par une autre association, l’Ordre de Malte France, la MAS Notre-Dame-de-Philerme, implantée à Sallanches (Haute-Savoie), a quant à elle mis en place depuis sept ans une commission éthique qui a abouti à l’élaboration d’une charte éthique. Loïc Surget, directeur de l’établissement, s’est fait accompagner dans cette démarche par Socrates, un cabinet d’Annecy spécialisé en éthique : « Un groupe de salariés se retrouve plusieurs fois dans l’année pour parler de cette question. L’objectif est que ce ne soit pas juste un concept, mais bien que les professionnels puissent se l’approprier dans la prise de décision à chaud. C’est-à-dire que l’on se pose au plus vite des questions clés, en utilisant un filtre éthique : est-ce légal ? conforme à l’intérêt général ? cohérent avec la posture éducative ? Est-ce que j’en suis fier ? Si c’était mon fils, ma sœur ou ma mère, agirais-je ainsi ? Puis-je transmettre cette information ? Est-ce respectueux ? en adéquation avec les valeurs de l’association ? valable dans le long terme ? » Loïc Surget affirme que ce mode de réflexion permet « une prise de distance et un amortissement émotionnel ».
Ailleurs aussi, la question de la création de groupes de réflexion éthique ou de comités d’éthique se pose, plus souvent au niveau « cadre ». Ainsi, à la Mutualité française Finistère Morbihan (2 500 salariés, 80 établissements), le GRE vient tout juste d’être créé. « Un appel à candidatures a été lancé en interne pour composer les membres qui, courant octobre, participeront à une journée de formation à l’éthique managériale », explique Jean-Marc Le Ravallec, directeur des ressources humaines (DRH). La direction générale a eu la volonté de travailler sur la question de l’éthique managériale au moment où la Mutualité connaissait des changements dans sa gouvernance à partir de 2015. En janvier 2016, une journée de formation a été organisée sur ce thème, en présence d’une cinquantaine de cadres. Parmi eux, certains ont candidaté pour constituer le GRE. « Les instances représentatives du personnel ont craint qu’il s’agisse d’un tribunal des salariés, mais je suis confiant dans l’idée que les premiers pas de ce comité lèveront les peurs », relativise Jean-Marc Le Ravallec, qui présidera ce groupe. Celui-ci contribuera surtout « à façonner un style de management vers lequel la Mutualité va tendre ». Pour l’encadrement, ce sera un lieu ressource à ne pas confondre – même si cela s’en rapproche – avec un groupe d’analyse des pratiques. En effet, les questions d’éthique abordées tourneront autour de situations pour lesquelles un cadre a pris une décision où des valeurs se sont affrontées. « A partir d’exemples concrets, le groupe pourra émettre des avis, des recommandations, un rapport annuel. Il va peut-être aussi faire des propositions de formations », explique le DRH.
La Mutualité française Finistère Morbihan a été accompagnée dans cette démarche par Alice Casagrande, directrice de la formation et de la vie associative à la FEHAP, qui travaille depuis de nombreuses années sur les pratiques managériales. L’an dernier, elle dirigeait un ouvrage intitulé Ethique et management du soin et de l’accompagnement (éd. Dunod)(1). Selon elle, « le dilemme éthique va de pair avec la fonction de direction : quand on a une prise de responsabilité d’ordre managériale, on est en nécessité d’arbitrage, du plus simple au plus épineux. Et parce qu’on est dans un secteur qui engage des personnes vulnérables, toutes les décisions ont des répercussions humaines. » Le questionnement éthique est donc un temps d’arrêt nécessaire pour prendre la meilleure décision possible. C’est pourquoi la professionnelle encourage les GRE, qui sont « moins des outils que des espaces » : « Les outils ne peuvent rien apporter s’il n’y a pas d’espaces sanctuarisés pour que les managers puissent échanger et sortir, grâce au questionnement partagé, de la brûlure émotionnelle de certaines décisions. »
A la Fondation Casip-Cojasor (30 ESMS en Ile-de-France, à Nice et à Aix-les-Bains, destinés aux personnes handicapées et âgées et à la petite enfance) – qui invitait de nombreux intervenants à réfléchir, au début 2017, lors du colloque « Action sociale et médico-sociale : mettre l’éthique en pratique » –, Karene Fredj, directrice générale, s’est intéressée à la question éthique en retravaillant le projet institutionnel. « Nous avons mené des réflexions pour repositionner nos valeurs et décider comment les professionnels allaient mettre celles-ci en place. Pour chaque valeur référentielle (il y en a sept), nous avons proposé des principes d’action. Ainsi, pour la “justice”, par laquelle nous avons commencé, le principe d’action est l’éthique. » En plus du colloque, qui visait à mettre en avant des pratiques éthiques, la Casip-Cojasor est donc en train de mettre en place dans ses différents services sociaux et médico-sociaux des petits comités d’éthique. « On n’a pas fait le choix d’un comité d’éthique plus général au sein de la fondation car, selon moi, les questions doivent se poser au plus près des problématiques. En EHPAD, par exemple, quand on aborde des questions sur la liberté d’aller et venir ou sur la contention, il faut prendre en compte chaque situation. » La directrice générale affirme que l’éthique « doit être présente partout. Mais on ne l’impose pas en trois mois, six mois ou un an… C’est une culture à mettre en place. C’est aussi une organisation. »
Comment expliquer que cette question émerge aujourd’hui ? « Si on parle de plus en plus d’éthique managériale, c’est peut-être qu’il y a eu des abus. Après avoir tant réorganisé, informatisé, on s’évertue finalement à replacer l’humain au centre », analyse Jean-Marc Le Ravallec.