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Mieux vieillir en institution

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L’APEI de Lens a créé une unité de vie pour les personnes handicapées mentales vieillissantes, trop bousculées par les rythmes habituels des collectivités. Elles y trouvent une bienveillance et une sérénité qui améliorent leur santé. Un peu comme si elles étaient chez elles.

Les cheveux encore ébouriffés de sa nuit de sommeil, Justin boit à petites gorgées son café du matin. Il est 10 heures et personne ne le presse, dans l’unité de vie pour personnes déficientes mentales vieillissantes Les Goélands, à Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais). Justin est à la retraite, et ce lieu lui offre le rythme paisible dont il a besoin. Pas l’agitation du foyer qu’il a connu, avec ses levers à heure fixe, ni le planning de l’ESAT (établissement d’aide par le travail) où il a travaillé.

Cette annexe du foyer de vie des Glycines – dépendant de l’APEI (Association de parents, de personnes handicapées mentales et leurs amis) de Lens – a été créée pour remédier à une inadaptation du cadre habituel aux résidents qui prenaient de l’âge. Directrice du pôle « habitat et vie sociale », Nadine Lancel se souvient de l’épisode déclencheur : « Une de nos résidentes a crié pendant six mois dans la salle à manger des Glycines. Les professionnels étaient malheureux mais ne voyaient pas la solution. J’ai décidé qu’elle mangerait ailleurs et autrement, au calme, avec deux ou trois personnes, pas plus. Elle s’est arrêtée de crier. » Le bruit et le nombre l’affolaient, et elle exprimait ainsi son angoisse… Une évidence ? Mais dans un collectif de 50 personnes, où l’on court en permanence, la remise en cause des pratiques est moins facile. « Il était nécessaire qu’on puisse adapter les accompagnements aux temps de chacun, ce qui voulait dire mettre ensemble des personnes qui ont des rythmes communs, sans non plus faire de ségrégation », glisse Nadine Lancel. Une petite révolution à l’APEI, fondée par des parents d’enfants handicapés, et dont l’une des valeurs fondatrices est justement une société la plus inclusive possible, avec mixité des publics. Mais le conseil d’administration a choisi le pragmatisme. « L’accompagnement de fin de vie n’est certes pas l’objet de notre association, admet Nadine Lancel, mais ces personnes sont chez elles aux Glycines, et souhaitent y finir leurs jours. » La prise de conscience a été liée aussi à deux transferts qui se sont mal passés. « Nos résidents sont arrivés à 60 ans dans des EHPAD [établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] traditionnels, et ils sont morts quinze jours plus tard », se souvient Nathalie Crombeke, éducatrice spécialisée et coordinatrice.

Une difficile transition à l’âge de la retraite

Le médecin psychiatre, Philippe Vermelen, décrypte : « Ce sont des gens qui ont vécu toute leur vie en institution. Quand on les met ailleurs, il y a une perte de repères. » Pour lui, il faut réfléchir sur la transition pour les déficients mentaux entre vie active et retraite. Jusqu’à 60 ans, ils sont considérés comme handicapés, avec l’accompagnement éducatif adéquat. Ensuite, ils basculent dans un autre statut, celui de personnes âgées. Et perdent les éducateurs dont ils ont l’habitude, qui ne sont pas présents dans les maisons de retraite. « Ils ont pourtant le droit de mourir au milieu de ceux qu’ils connaissent, leurs éducateurs, leur famille de vie », note le psychiatre. « Nous sommes des professionnels mais nous passons toute l’année avec eux, nous avons un lien affectif et une connaissance de la personne », complète Nathalie Crombeke. La problématique est nouvelle : elle a surgi avec l’allongement de la durée de vie. Voici trente ans, par exemple, les personnes trisomiques atteignaient encore rarement 50 ans. Aujourd’hui, on découvre que c’est une population qui, en vieillissant, est plus touchée que d’autres par la maladie d’Alzheimer. Aux institutions, donc, de s’adapter à cette nouvelle donne…

C’est ce qu’a fait l’APEI quand s’est présentée l’opportunité de locaux disponibles à Loos-en-Gohelle, à quatre kilomètres de Grenay, où est situé le foyer de vie des Glycines. La directrice a obtenu du conseil général un agrément d’une extension de 16 places (dont 4 d’accueil temporaire) et a proposé au personnel volontaire de se lancer dans cette expérimentation en novembre 2014. Aujourd’hui, en plus des deux veilleurs de nuit et des deux maîtresses de maison, la structure compte une éducatrice spécialisée coordinatrice, un moniteur-éducateur, quatre aides médico-psychologiques (AMP) et deux contrats aidés (CUI-CAE) chargés des animations. La dotation globale pour 2017 est d’un peu plus de 2 millions d’euros. « Nous n’avons pas la direction sur place, donc il faut des profils autonomes et indépendants », affirme Nathalie Crombeke. La hiérarchie est cependant joignable en permanence et des réunions se tiennent tous les mardis : celle du matin, dédiée à la coordination, rassemble les responsables des Goélands et des Glycines ; toute l’équipe de l’unité de vie participe à celle de l’après-midi pour réfléchir au projet et aux accompagnements.

« Les résultats sont impressionnants », témoigne Murielle Deleporte, conseillère technique au CREAI (centre régional d’études et d’actions en faveur des personnes en situation de vulnérabilité), un observatoire du secteur social et médico-social. Elle voit dans cette réussite trois éléments moteurs : l’assouplissement des rythmes ; la personnalisation des accompagnements ; une hiérarchie qui a confiance en son équipe et lui laisse le droit à l’erreur. Ancienne éducatrice spécialisée et docteure en sociologie, elle est venue, à la demande de l’APEI, étudier la pertinence de l’unité de vie. « Les professionnels avaient besoin d’un regard extérieur pour comprendre ce qui se passait, mettre des mots sur le bénéfice qu’ils constataient, le rendre visible et éventuellement modélisable. » Des troubles comportementaux ont disparu, par exemple des postures agressives, des balancements ou un refus de s’asseoir à table. Certains ont même acquis de nouvelles compétences. Ainsi, Agnès s’est mise à prononcer quelques mots. « Elle était isolée, noyée dans le groupe aux Glycines. On lui disait bonjour, mais on ne lui laissait pas le temps de répondre, alors elle ne bougeait plus de sa chaise », se rappelle Nathalie Crombeke. Désormais, « on a plus le temps de les écouter, de s’asseoir dix minutes quand un résident a envie de parler », affirme Patricia Maison, AMP. « Il n’y a rien de magique, reprend la coordinatrice. Il s’agit d’être attentif au détail et d’être plus souple. » La meilleure santé des usagers est confirmée par Philippe Vermelen : « Le mieux-être est évident, ils sont plus détendus, moins irritables, ce qui a permis de diminuer les traitements. La prise en charge s’est adaptée à leur rythme, et non pas l’inverse. »

Le recours à des partenaires extérieurs

Le début de l’aventure n’a pas été simple : seuls étaient posés les principes d’une structure plus petite et d’une homogénéité des profils. Les éducateurs et les AMP ont d’abord eu tendance à reproduire ce qu’ils connaissaient et à tout faire eux-mêmes. Ils se sont vite rendu compte que les levers échelonnés en respectant le rythme des personnes leur prenaient la matinée jusqu’à 11 h 30 et laissaient les lève-tôt désœuvrés, car ils n’avaient pas de temps à leur consacrer. Ils ont alors décidé de faire appel à des partenaires extérieurs : des auxiliaires de vie sociale et des aides-soignants pour les toilettes, ainsi qu’un infirmier libéral pour les gestes plus techniques. L’idée était de se dégager des marges de manœuvre, sans alourdir un budget contraint. « On oublie souvent de faire référence au droit commun », remarque la directrice, Nadine Lancel. Mais il permet d’avoir du temps pour autre chose, sans avoir un ratio d’encadrement trop important. » Et les intervenants sont accueillis comme appartenant à l’équipe, leurs observations sont recueillies et prises en compte. Bastien Dudzik, l’infirmier libéral, est en lien constant avec Nathalie Candon, infirmière coordinatrice des soins aux Glycines – qui s’occupe à ce titre des Goélands. Et il voit la différence avec d’autres établissements : « Face au vieillissement, on ne recherche pas toujours des solutions, on va mettre la personne qui pose problème en EHPAD, soupire-t-il. Ici, au contraire, il y a beaucoup de bienveillance. J’ai trouvé cela éthiquement important. » La confiance établie est telle qu’il a laissé son téléphone personnel, ce que les professionnels de santé ont peu l’habitude de faire. « L’équipe sait qu’elle peut m’appeler au milieu de la nuit », sourit-il.

Autre distinction avec un foyer de vie classique : les animations sont mises à disposition, non imposées. « Quand on vieillit, on a le droit de ne plus aller voir un match de foot dans un stade le soir, dans le froid, mais de le regarder au chaud à la télé », pointe Nadine Lancel, en évoquant un travers des travailleurs sociaux : cette volonté de faire bouger les gens sans toujours prendre leur âge en compte. « Si le résident est fatigué, il peut partir faire une sieste, prévient Patricia Maison. « Mais si quelqu’un se décide quinze minutes avant, il peut aussi nous rejoindre. » Elle voit une différence avec une MAPAD (maison d’accueil pour personnes âgées dépendante) ou un EHPAD, où, estime-t-elle, les pensionnaires restent davantage dans leur chambre. « Ici, on les maintient en activité, pour conserver au maximum l’autonomie de la personne. » L’équilibre est à trouver entre ces deux injonctions : respecter le rythme de la personne vieillissante tout en la stimulant.

Des accompagnements personnalisés

Les Goélands ne reculent pas devant la difficulté d’une prise en charge : c’est le cas avec Geneviève, trisomique et atteinte de la maladie d’Alzheimer. Auparavant très autonome, elle travaillait en ESAT et a vécu avec sa mère jusqu’au récent décès de celle-ci, faisant les courses pour elles deux. Elle a désormais de lourds troubles du comportement, qui se sont accentués après son départ à la retraite, il y a un an. « Elle a mené une vie active jusqu’en mars 2016 », résume sa sœur, Isabelle Mottez. « Pour moi, la bascule dans le troisième âge est aussi importante que la période de l’apprentissage, confie Nadine Lancel. Geneviève ne peut plus faire tout ce qu’elle faisait, mais sa vie doit rester digne jusqu’au bout. » Sa sœur, qui l’avait recueillie chez elle, a dû se résoudre à l’évidence. « Geneviève, on voulait la garder le plus longtemps possible, mais c’était un travail à temps complet. Une place s’est libérée aux Goélands en février, et cela a été une bénédiction. » Isabelle Mottez a vécu douloureusement la séparation : « Je me sens un peu dépossédée, mais j’ai une grande confiance dans cette équipe. La prise en charge est vraiment différente selon les personnes, et adaptée. » Une obligation dans le cas de Geneviève.

Pour éviter les altercations, l’équipe a organisé une réunion afin d’expliquer aux autres sa maladie : elle chaparde dans les chambres, peut insulter les gens… Comme en ce midi de juin où, lors de l’anniversaire d’une autre résidente, elle proteste de ne pas avoir elle aussi un gâteau avec des bougies à souffler. « Les usagers viennent nous prévenir quand elle est dans un endroit où elle ne devrait pas être. Ce genre d’attention n’existait pas aux Glycines », avoue Patricia Maison. Les ouvriers sont à l’œuvre pour installer une clôture au fond du jardin et éviter les fuites de Geneviève.

Assis sur son fauteuil roulant, Patrick soigne son potager installé dans des carrés en bois, à sa hauteur. Il a longtemps été un casse-tête pour l’équipe soignante. Patrick est valide, mais a des difficultés pour se mouvoir. Chez sa mère, où il a longtemps vécu, il se déplaçait en se tenant aux meubles et avait une relative autonomie. Dans une institution, avec de vastes pièces et de longs couloirs, impossible de faire de même. Le fauteuil roulant a été la solution miracle, qui l’a calmé et lui a permis de retrouver une liberté d’action. Il aime passer du temps dehors, et le jardinage a été l’autre facteur de bien-être. Il le dit avec franchise : « Je suis bien au foyer. Mais au début, j’étais perdu. » Deux exemples, deux accompagnements différenciés et personnalisés, avec un temps accordé aux tâtonnements : c’est la recette des Goélands.

Autre caractéristique de l’établissement, la mort n’est pas cachée : une personne est accompagnée jusqu’à sa fin de vie au sein même de la résidence, à moins qu’une trop forte technicité médicale soit nécessaire et l’hospitalisation obligatoire. « Nadine ne se nourrissait plus, elle était toujours alitée, sous perfusion, raconte Patricia Maison. Les résidents allaient lui dire bonjour. » Pendant la nuit où elle est décédée, l’AMP était de garde : « Je lui ai tenu la main, elle est partie tranquille. » Patricia a prévenu la direction, comme l’indiquait le protocole prévu. « La directrice a voulu venir mais l’AMP lui a dit que ce n’était pas la peine, qu’elle savait quoi faire », raconte Murielle Deleporte. Elle a su ne pas venir et elle a eu raison : elle l’aurait dépossédée de son rôle. »

Un rapport réfléchi à la mort

Mourir dans son lit, au sein de l’établissement, n’est possible qu’avec une équipe soudée, préparée, à qui la direction fait confiance, et en s’appuyant sur des ressources extérieures. Pour Nadine, comme pour Jacques et Christiane, les deux autres usagers décédés depuis l’ouverture de l’unité de vie, l’équipe avait demandé l’aide d’un service de soins palliatifs. « Ces accompagnements ont été libératoires pour les résidents », estime Murielle Deleporte. Ils se sont dit : “Moi aussi, je pourrais mourir ici.” » Les familles sont reconnaissantes que ce tabou soit levé pour leurs proches. Thèrèse Verhulst, la sœur d’une résidente, en atteste : « Agnès a pu embrasser ses amis avant qu’ils ne partent. Les éducateurs sont allés avec elle aux funérailles. Nous, nous aurions eu peur de sa réaction. En fait, elle a compris la mort, ce n’est pas évident pour les personnes handicapées. » Cet accompagnement a ouvert une porte : « Nous allons au cimetière avec elle pour aller sur la tombe de nos parents décédés », ajoute-t-elle. Les liens ainsi créés sont si forts que le frère d’un résident décédé passe toujours saluer les habitants des Goélands, comme s’ils étaient une partie de sa famille.

« On a l’impression qu’ils sont tous heureux, ici », remarque Thérèse Verhulst. « On sent qu’ils sont libres d’aller et venir, ce n’est pas comme une institution avec des règles. » Dans la grande salle à manger, des instruments de musique sont installés dans un coin et un pensionnaire gratouille la guitare. Il joue dans le groupe Les Zicos, composé d’usagers de l’APEI. On peut être à la retraite et ne pas se couper du monde : les résidents ont souvent gardé des amis aux Glycines, qui leur rendent visite ou qu’ils vont voir. Devant la télévision, les fauteuils ne se ressemblent pas. Chacun a le sien, celui qu’il préfère, comme à la maison, où l’on aime s’installer à la même place. C’est disparate, sans l’aspect carré et aseptisé du mobilier institutionnel, mais vivant. Même si cela passe parfois par un petit accroc au règlement. « Geneviève a sa couverture rose pour regarder la télé. Nous nous sommes demandé s’il ne fallait pas la remplacer par une non inflammable, mais on s’est dit que c’était celle-là la sienne, alors on lui a laissé », signale Nadine Lancel.

Les Goélands devraient bientôt déménager pour rejoindre les Glycines à Grenay. Une nouvelle annexe est construite, réfléchie avec l’architecte pour s’adapter aux besoins de ce public particulier. Elle disposera d’un patio fermé, pour assurer la sécurité des résidents et éviter d’éventuelles fugues. Son accès ne sera pas libre, afin que les jeunes des Glycines ne viennent pas perturber l’équilibre de vie trouvé aux Goélands. Un havre tranquille pour finir ses jours. Thérèse Verhulst et Isabelle Mottez le confirment : pour leurs sœurs respectives, les Goélands, « c’est leur maison ».

Notes

(1) Unité de vie Les Goélands : 230, rue Massena – 62750 Loos-en-Gohelle – Tél. 03 21 43 30 15.

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