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Yasmine Bouagga : « La crise des migrants est une crise des politiques publiques d’accueil »

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Centres de rétention, campements, « hotspots »… Une myriade de lieux de mise à l’écart émaillent les parcours des migrants, où ils sont enfermés, surveillés, triés. L’Europe traverse-t-elle une crise de l’hospitalité ? Réponse de la sociologue Yasmine Bouagga, pour qui la fabrication de ces camps ne doit rien au hasard.
Comment définissez-vous les camps ?

Dans le cadre de cet ouvrage collectif, nous appelons « camps » les regroupements de personnes migrantes. Nous n’avons pas voulu donner de définition précise car il y a une très grande hétérogénéité des espaces et de leur organisation. Cependant, deux pôles antagonistes existent : d’un côté, les camps encadrés par les Etats tels les centres de rétention administratifs ou les hotspots installés aux frontières, véritables lieux d’enfermement ; de l’autre, les campements informels constitués de tentes, de cartons, sur un bout de trottoir ou un terrain vague, et qui se font en marge des dispositifs publics. Entre les deux, il y a des hybridations, voire des transformations de l’un à l’autre. Un campement informel comme celui de Calais a pu être investi au fur et à mesure par des organisations humanitaires pour essayer de mettre en place des services et des structures d’hébergement. Les pouvoirs publics interviennent aussi parfois pour cadrer les dispositifs et les faire évoluer vers davantage de contrôle. Il n’y a pas, non plus, un type de camp qui caractériserait un pays ou un autre : sur un même lieu, différentes formes se superposent.

En quoi l’Europe fabrique-t-elle des camps, comme l’affirme le titre de l’ouvrage que vous avez coordonné ?

La crise des réfugiés n’est pas le résultat inévitable de l’augmentation de leur arrivée en Europe. Ce sont les politiques publiques qui sont responsables de la fabrication des camps(1). Se pose alors la question de l’intention ambivalente qui les sous-tend. Il y a clairement des camps dissuasifs, avec des mesures de surveillance très resserrées, où les populations sont triées entre celles jugées indésirables – comme les migrants venus pour des raisons économiques – et celles protégées par le droit international – comme les réfugiés politiques ou les victimes de guerre. L’immobilisation dans ces camps sert à repérer ceux qui sont éligibles et les autres. Les campements informels, qui prennent des tailles disproportionnées et revêtent un caractère inédit en Europe, résultent eux aussi de l’insuffisance des dispositifs publics d’accueil des demandeurs d’asile. Cette carence est-elle intentionnelle ou pas ? La question est complexe. Mais cette situation relève de la même logique migratoire restrictive qui opère partout : créer de la pénurie pour ne pas créer d’incitation à venir sur le territoire, plutôt que de mettre en place un mécanisme effectif de répartition des réfugiés qui permettrait que leurs droits soient respectés.

L’Europe traverse-t-elle une crise de l’hospitalité ?

Aujourd’hui, en vertu du règlement européen dit « de Dublin », c’est le premier pays d’entrée en Europe qui est responsable de la demande d’asile. Si un migrant arrive en France en passant par l’Italie, et qu’on lui a pris ses empreintes digitales là-bas, alors la France peut refuser d’enregistrer sa requête et le renvoyer en Italie. Ce pays et la Grèce sont devenus les zones tampons de l’Europe, où des dizaines de milliers de personnes sont « encampées » dans un provisoire qui s’éternise. Plutôt que d’accélérer les relocalisations vers les autres Etats membres, l’Union européenne a concentré ses efforts sur l’externalisation de l’asile par des négociations avec les pays tiers afin qu’ils retiennent les réfugiés sur leur territoire. C’est le cas de l’accord mis en place avec la Turquie en mars 2016, et c’est l’objectif des négociations en cours avec la Lybie. Toutefois, si l’on peut parler d’une crise des politiques nationales d’accueil, on ne peut pas parler d’une crise de l’hospitalité. Une quinzaine de chercheurs ont participé à l’écriture de ce livre et ont mis en évidence la très forte mobilisation des citoyens. En réaction aux carences de l’Etat – comme à Calais, par exemple, où les migrants ont été laissés dans la détresse, dans des conditions de vie dramatiques, exposés aux intempéries, à la boue, aux maladies… –, des milliers de personnes ont donné de leur temps, de leur énergie, de leur argent pour leur venir en aide. Avec des engagements personnels très forts de gens qui ont parfois changé d’itinéraire professionnel pour se dédier à la cause des migrants.

Les campements provoquent-ils beaucoup de rejet ?

Lorsque, à côté de chez soi, des gens dorment à même le sol, sans sanitaires, sans système de ramassage d’ordures, cela cause forcément des nuisances et dévalorise le quartier. Le sentiment de rejet peut être d’autant plus fort quand les habitants se sentent délaissés, comme à Calais, ville très touchée par le chômage. Pour autant, l’écho qui est donné aux problèmes de cohabitation relève parfois de l’instrumentalisation. Car, sur le plan de la solidarité, il s’est passé des choses extraordinaires. A Paris, à Berlin, à Bruxelles, à Budapest, on a vu des riverains apporter aux réfugiés des repas chauds, du café, des vêtements. La connaissance de l’autre fait évoluer le regard. En France, les centres d’accueil et d’orientation – imaginés pour vider la « jungle » de Calais – ont réparti les migrants dans des villages et des quartiers dans toute la France. Il y a eu une prolifération d’initiatives citoyennes pour les intégrer. Alors que les réticences pouvaient être fortes à leur arrivée, en pratique, des affinités, des amitiés se sont créées par la rencontre : les gens s’aperçoivent que les réfugiés sont comme eux et qu’ils ont juste envie de reconstruire une vie.

Le livre souligne que les camps peuvent aussi être des lieux d’expérimentation…

Le terme de « camp » est connoté très négativement car il est associé à l’enfermement, au contrôle, voire à la destruction des populations. Compte tenu de l’histoire européenne, on ne peut pas parler de camps sans faire référence aux camps de concentration. Les migrants restent très vulnérables à l’expulsion et à toutes sortes de mauvais traitements, mais des formes d’organisation solidaires peuvent intervenir, principalement dans les campements spontanés, où ils sont quasiment abandonnés des pouvoirs publics. A Calais, les bénévoles habitaient parfois avec les réfugiés, certains avaient le souci de s’adapter à leur mode de vie, de les associer aux décisions qui étaient prises… Par exemple, pour qu’ils ne restent pas sous des tentes, des cabanes ont été coconstruites avec eux. Les conditions de vie sont restées très difficiles mais, ainsi, certains réfugiés ont pu avoir un peu prise sur leur quotidien. Des écoles, des centres de santé, des espaces culturels ont été créés, participant à inventer une autre forme d’humanitaire, qui ne soit pas uniquement dans une logique de survie mais envisage aussi les réfugiés comme des sujets politiques.

L’encampement a-t-il un impact sur le travail social ?

Les camps comme les centres d’hébergement obligent les travailleurs sociaux à s’adapter à la diversité des communautés de migrants et à repenser leur mission. Des problèmes particuliers ont émergé, comme à Calais la prise en charge des mineurs. Fallait-il les aider à rejoindre légalement l’Angleterre, les faire rentrer dans le circuit de la protection de l’enfance en France, les accompagner pour qu’ils changent de projet ? Plus généralement, les travailleurs sociaux sont confrontés à la question de la relation, en particulier avec l’obstacle de la langue : faut-il avoir recours à un système de médiation par téléphone ou choisir des intermédiaires au sein de la communauté, au risque que le médiateur devienne le porte-parole de tout le groupe, ce qui peut créer des situations de pouvoir ? Il faut gagner la confiance des migrants. Or les centres d’hébergement sont gérés par des associations sous contrat avec l’Etat. Pris entre l’accompagnement aux migrants et la mise en œuvre de procédures administratives qui peuvent être dissuasives, le positionnement des travailleurs sociaux est délicat. Il faut aussi ajuster le travail social avec l’engagement citoyen : les bénévoles ne travaillent pas nécessairement dans des structures associatives ou d’aide sociale mais, dans leurs interventions, ils sont capables d’apporter une très grande richesse aux réfugiés.

Le démantèlement des campements préfigure-t-il leur fin ?

Non. On le voit à Paris, les camps se reconstituent après. Avec un cercle vicieux qui se met en place : le campement devient un moyen d’accès à un hébergement. En effet, pour quelqu’un qui veut demander l’asile aujourd’hui, il faut devenir visible pour pouvoir bénéficier d’une solution d’urgence. Dans l’espoir d’être pris en charge, certains migrants rejoignent les campements quand ils savent qu’une procédure d’évacuation ou de mise à l’abri va avoir lieu, même si, parfois, pour échapper au contrôle policier, ils dorment dans des lieux moins exposés aux regards. Même démantelé, le campement se reproduit puisque l’accès à un toit n’est pas possible autrement et que les dispositifs d’accueil nationaux restent déficitaires.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

La sociologue Yasmine Bouagga est chargée de recherche au CNRS. Membre du programme de recherche « Babels » dirigé par Michel Agier, elle a collaboré avec Lisa Mandel à la bande dessinée Les nouvelles de la jungle (éd. Casterman, 2017) et a coordonné le livre De Lesbos à Calais : comment l’Europe fabrique des camps (éd. Le Passager clandestin, 2017).

Notes

(1) Voir à ce sujet l’interview de la juriste Claire Rodier dans les ASH n° 2972 du 26-08-16, p. 34.

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