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Exercer son métier autrement

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Educatrices spécialisées avec des années d’expérience en institution, Brigitte Lacoste et Delphine Bertrand se sont lancées en libéral. Entre dérégulation douce et réinvention de la pratique, enquête sur une nouvelle approche du métier qui cherche encore son équilibre.

Elle s’est installé un bureau à l’étage de sa maison, dans les Monts-d’Or lyonnais, avec pour tout matériel un ordinateur, une imprimante, une connexion illimitée et une pile de flyers bariolés des lieux-ressources de la région spécialisés dans l’aide à l’enfance et à la parentalité. Sans oublier plusieurs essais de sociologie et de psychologie, rangés à portée de main dans la bibliothèque… Brigitte Lacoste, 55 ans, éducatrice spécialisée, s’est lancée depuis septembre 2016 dans une nouvelle aventure. Après plus de dix années passées dans différentes structures pour enfants souffrant de troubles du comportement, elle a démissionné de son dernier poste de coordinatrice en ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) pour retrouver les « joies simples » du terrain en tant que travailleuse libérale et micro-entrepreneure. Un grand saut – longtemps limité à quelques cabinets d’assistants sociaux, voire à quelques francs-tireurs en marge des institutions – loin d’être anodin dans le secteur social français, historiquement construit sur le modèle de l’assistance publique.

Un tout nouveau mode d’exercice

Depuis la création du statut d’auto-entrepreneur en 2009, le travail social en libéral se taille un succès croissant auprès des professionnels de tous métiers, éducateurs spécialisés en tête. Est en jeu pour Brigitte Lacoste bien plus la quête d’un mode d’exercice alternatif que la fuite d’un malaise en institution. Se réinventant professionnellement pour la seconde fois, après avoir décroché dans les années 2000 son diplôme d’éducatrice spécialisée en alternance alors qu’elle était secrétaire médicale, cette quinquagénaire à la présence douce et calme explique : « J’avais envie de liberté, de plus de “fun” et de créativité. Je voulais rompre avec le cadre trop sécurisant et enfermant de la pratique en établissement, pour être maître de mon rythme et de ma pratique, et développer de nouvelles propositions en matière d’accompagnement en milieu ouvert de la cellule familiale, qui restent trop limitées aujourd’hui. »

Ce nouveau cap, elle ne l’a pas franchi seule. Si l’idée la séduisait, il a fallu du temps, et surtout la bonne rencontre : celle de Delphine Bertrand, 45 ans, une collègue de son ancien ITEP, riche de plus de vingt ans d’expérience d’éducatrice spécialisée, avec qui s’est concrétisée la possibilité d’initier un binôme. Salariée aujourd’hui encore dans cet établissement, après avoir commencé en MECS (maison d’enfants à caractère social) puis en crèche auprès d’enfants porteurs de handicap, et avoir poursuivi au sein d’un programme de réussite éducative (PRE) dans le cadre de la politique de la ville, cette professionnelle multiterrain s’interrogeait profondément sur la façon d’exercer autrement son métier. « Mon souhait était de répondre aux nombreux manques que j’avais vécus et identifiés dans les dispositifs institutionnels en apportant des réponses sur mesure tant aux adolescents et aux familles en difficulté qu’aux services publics ayant besoin de relais ponctuels pour des raisons logistiques ou de personnel », développe celle qui, en 2014, à la faveur d’une courte période de chômage entre deux postes, s’est formée à la création d’entreprise et a réalisé une étude de marché sur la région Lyon Nord-Beaujolais.

« Dans notre secteur, aujourd’hui, des familles sont confrontées à des délais de six à dix mois avant l’admission de leur enfant au sein d’un service éducatif. Nous avons eu plusieurs rencontres avec des assistantes sociales en demande de professionnelles comme nous pour pallier cette saturation des structures publiques, poursuit Delphine Bertrand. Notre intervention permet d’agir rapidement et en prévention en évitant qu’une situation se dégrade, sans chercher à remplacer l’éducateur qui sera missionné pour l’aide éducative, mais en assurant la soupape de sécurité pour qu’il y ait un passage de relais apaisé. »

Bien que prometteuse, la prise de risque inhérente à une telle entreprise la retenait : « J’avais la trouille ! », confie cette mère de trois enfants. Pour l’heure, elle a donc choisi de concilier sa nouvelle activité avec son poste à temps plein à l’ITEP, grâce à des horaires aménagés par sa direction. « Ma responsable y a vu le signe d’une ambition positive et d’une volonté de renouveler ma pratique, ce qui ne manque pas de profiter aussi à l’établissement », mentionne Delphine Bertrand. De son côté, Brigitte Lacoste complète ses revenus grâce à des missions ponctuelles par le biais d’une société d’intérim spécialisée dans le travail social.

Sur le papier, elles ne sont pas associées. Chacune a créé sa micro-entreprise « service à la personne », déclarée auprès de l’INSEE pour les accompagnements individuels, à laquelle elles ont adjoint récemment le second champ d’activité de « soutien éducatif ». « L’avantage du micro-entrepreneuriat par rapport au chèque emploi-service ou à la prestation de services via une structure mandatée, c’est que nous sommes notre propre employeur, souligne Delphine Bertrand. Si vous faites du chiffre d’affaires, vous payez les charges sociales et les impôts. Si vous n’en faites pas, vous ne payez rien ! La seule limite, c’est un chiffre d’affaires annuel maximal de 32 800 €. Quand on en sera là, on sera comblées ! »

Parallèlement, et pour « formaliser le lien » entre elles, les deux professionnelles ont monté l’association Entre parent’aise, qui propose des ateliers collectifs de renforcement de l’estime de soi, de soutien à la parentalité, de médiation parents-enfants, en lien avec des associations comme Les Enfants du Tarmac, à Lyon, avec qui elles ont initié toute une programmation. « Nous avons ainsi deux champs d’activités très complémentaires au service d’un même cheval de bataille, le soutien à la parentalité, avec une palette d’interventions beaucoup plus diversifiée que ce qu’on pourrait apporter au sein d’une structure classique. Pouvoir renouer avec cette polyvalence et cette richesse dans notre pratique est une vraie source d’épanouissement », apprécie Brigitte Lacoste.

En l’absence de cadre réglementant leur exercice en libéral, les deux femmes ont eu à cœur d’inscrire leur projet dans un cadre éthique solide : celui de la charte professionnelle de l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (ONES), qui garantit des valeurs essentielles comme le respect des droits et libertés de la personne, la non-discrimination, le non-jugement, le désintéressement, le consentement libre et éclairé, le secret professionnel et la confidentialité sauf en cas de danger…

S’appuyant sur leur expérience en institution, elles ont aussi tenu dès le départ à se fixer des limites claires : « On ne se considère pas à nous seules comme une équipe pluridisciplinaire. Si un enfant requiert un accompagnement sous plusieurs formes, on refuse la demande d’intervention et on renvoie vers les professionnels compétents », insiste Delphine Bertrand, qui fait part d’un seul cas de ce type en un an.

Des familles comme « clientes »

Leur « créneau » ? La guidance parentale. « On s’adresse à des familles qui rencontrent des difficultés momentanées et ont besoin d’un coup de pouce pour trouver en elles-mêmes la ressource de les dépasser, développe la professionnelle. Par rapport à ce que l’on peut nous demander en ITEP, notre approche de l’enfant se veut plus globale, incluant sa vie, son histoire, ses proches. On est vraiment dans le “faire avec” l’enfant et sa famille, une dimension que l’on néglige trop souvent en institution. »

Chaque mardi après-midi, les deux collègues se retrouvent autour de la longue table en bois de la cuisine familiale de Brigitte Lacoste pour jalonner et approfondir encore le développement de leur petite entreprise. « Du montage juridique à la création de nos outils de travail (contrats d’accompagnement, cahiers de suivi, grilles d’évaluation) et de nos supports de communication (flyers, mailing, site Facebook), il y a une longue mise en place », prévient l’hôtesse du jour, qui consacre aujourd’hui un tiers de son temps à la prospection, un autre tiers à la gestion et à la prise de rendez-vous, et le dernier à l’intervention auprès des familles.

Pour l’heure, les éducatrices comptent à elles deux une petite dizaine de familles « clientes », venues à elles par le biais de leur réseau amical et professionnel, mais aussi – et de plus en plus – par celui de leur démarchage qui a enrichi leur carnet d’adresses de plus de 300 contacts à exploiter… « Eu égard à l’insuffisance de structures, on pensait s’occuper essentiellement de familles et d’enfants en situation de handicap, en quête d’un relais éducatif pour souffler, indique Brigitte Lacoste. Finalement, ce qui émerge le plus aujourd’hui, ce sont des demandes de soutien aux fonctions parentales face à des enfants, ados ou jeunes adultes refusant toute autorité, ayant des difficultés de comportement ou scolaires. »

Comme cette famille qu’elle accompagne, dont le plus jeune des deux enfants connaît des troubles de l’apprentissage et dont les parents, angoissés, mettent une pression décuplée sur l’aîné pour qu’il réussisse. « A la maison, les devoirs étaient devenus l’activité principale. Thibault[1] est entré en rébellion, son mal-être commençait à se reporter au collège. La maman a trouvé notre dépliant chez un orthophoniste et nous a appelés, ne sachant pas vers qui se tourner, raconte Brigitte Lacoste. On a commencé par de la guidance parentale et, aujourd’hui, je m’occupe surtout de l’aîné. Avec lui et ses parents, nous avons mis en place un contrat d’engagement pour que l’ambiance familiale se détende, que les devoirs se fassent de façon apaisée et que le lien se restaure. »

Idem avec cet autre couple parental de trois enfants en plein divorce, suivi par Delphine Bertrand, dont la cohabitation « forcée » dérapait. « J’ai été appelée à l’aide par la maman sur le conseil d’une assistante sociale de la maison départementale de l’Ain. Les enfants criaient beaucoup, se montraient violents. Il y avait le feu et un grand besoin d’apaisement, d’écoute d’abord des enfants – auxquels j’ai essayé d’apporter toute une boîte à outils pour favoriser l’expression des émotions –, et des parents aussi. La maman a pu se mettre dans une dynamique, obtenir une aide juridictionnelle, et recherche aujourd’hui un appartement. Je n’ai apporté aucune solution clé en main, seulement des possibles à partir de ses besoins, et elle a fait son propre chemin. »

Entre les collègues, la répartition des missions se fait « au feeling », après un premier rendez-vous auquel elles se rendent ensemble : « On a des parcours différents et très complémentaires, il y a des choses que l’une ou l’autre maîtrise moins ou ne sent pas, et on en parle très librement, déclare Delphine Bertrand. Mais au cours des suivis il n’est pas rare que l’on s’appelle pour croiser les regards. Ce mode de fonctionnement nous conforte et nous réassure. On travaille en tandem. » Le contrat avec la famille dure à chaque fois trois mois, renouvelables une fois. « C’est une sécurité pour tout le monde. Et cela agit comme un aiguillon, observe-t-elle. On a un objectif ciblé à atteindre qui ne se décline pas en termes d’obligation de performance mais d’efficacité. » Quant au rythme d’intervention – à domicile ou dans un lieu tiers –, il se module : hebdomadaire, bihebdomadaire, selon les besoins et les possibilités financières de la famille. « On s’adapte. C’est un projet que l’on a voulu complètement personnalisé et contractualisé, où l’on n’impose rien, expose Brigitte Lacoste. Au bout de trois mois, cela oblige à une évaluation avec la famille, et en fonction de la décision prise ensemble, on poursuit ou non. Au bout de six mois, si aucune amélioration n’est observée, c’est le signe que cela relève d’autres compétences. »

Dans leur accompagnement, ce qui change « profondément », selon elles, c’est le lien avec les familles. Comme en témoigne le sourire de Marie, 19 ans, atteinte d’autisme, accueillie en IME (institut médico-éducatif) en internat de semaine, lorsque les éducatrices viennent lui rendre visite… Et celui de Claire, sa mère, 52 ans, éditrice de profession : « Je travaille à la maison et j’avais besoin que l’on m’aide au niveau des vacances et de certains week-ends, explique-t-elle. Cela peut paraître égoïste mais, à mon âge, j’avais besoin de vivre un peu pour moi et de créer la séparation avec ma fille, qui est aussi la petite dernière. Je voulais un contexte familial au sein duquel je pourrais la confier. Bien plus que de la garde à domicile chez Delphine, ce qu’elle y vit, c’est une progression dans son autonomie et sa socialisation. Je fais d’ailleurs beaucoup de publicité autour de moi, cela pourrait intéresser de nombreuses familles, il y a tellement peu d’offres de ce type. »

Être au service de tous

Reste la question éthique qui brûle les lèvres : quid du profil sociologique de ces familles « clientes », qui font la démarche de solliciter les deux éducatrices ? « On nous l’a beaucoup posée et on se l’est beaucoup posée. Notre envie est d’être là pour tous. » Parmi leur clientèle actuelle, des secrétaires, des comptables, des paysagistes, des éditeurs, des concessionnaires… Peu de profils sociologiquement déshérités dans les faits. Pourtant, les professionnelles n’ont pas ménagé leurs efforts pour obtenir des aides pour leurs usagers auprès de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées), des CCAS (centres communaux d’action sociale), du Secours catholique local, ainsi qu’une reconnaissance auprès de l’INSEE et de la caisse d’allocations familiales, dont elles appliquent déjà le quotient familial sur leur tarif horaire de base (40 € pour la guidance parentale et 20 € pour le soutien à la parentalité dans le cadre du handicap).

Toutefois, pour elles, un point achoppe encore dans leur budget : le kilométrage. Pour rentrer dans leurs frais, les deux collègues limitent leur périmètre géographique à 40 km à la ronde. « Chose faite depuis janvier », se réjouit Brigitte Lacoste, qui précise avoir perçu 425 € nets en mai dernier. Ce qui l’encourage à persévérer : « Je savais long le démarrage d’une telle aventure, mais il ne reste plus qu’à espérer gagner bientôt un salaire identique à un poste en ITEP, soit 1 520 € nets. »

Lors de leur démarchage auprès d’associations, de services municipaux et départementaux, d’autres besoins ont émergé qu’elles n’avaient pas imaginés. Par exemple, une municipalité n’ayant pas les moyens d’embaucher des travailleurs sociaux à temps plein vient de les solliciter pour une formation auprès de ses assistantes maternelles. Une autre leur a demandé une intervention auprès de ses concitoyens sur le thème des aidants et des aidés. « Il n’y a pas de rejet des administrations à l’égard de notre démarche, assure Delphine Bertrand. Juste une méconnaissance parfois un peu compliquée à gérer de ce qu’est une éducatrice spécialisée. D’où la nécessité de se faire connaître largement, dans la presse, sur les réseaux sociaux, au sein des forums d’associations. Il faut être très proactifs. »

Et par rapport aux autres professionnels du secteur social et médico-social ? Leurs contacts restent pour l’heure au cas par cas (chef d’établissement, enseignant, assistant social, orthophoniste…), selon les besoins des familles auprès desquelles elles interviennent. Cependant, petit à petit, s’initie autour d’elles le début d’un précieux réseau de compétences pluri-professionnelles. « Travailler en indépendant ne veut surtout pas dire travailler seul », martèlent les deux associées, qui voudraient, à terme, être supervisées.

En témoigne leur nouvelle collaboration avec Marielle Voituret, 51 ans, psychologue clinicienne à Villefranche-sur-Saône (Rhône) à la fois en libéral et en CMP, également art-thérapeute, avec qui elles travaillent à l’élaboration d’un groupe de parole sur l’art d’être parent, prévu pour octobre prochain : « Je rêvais d’une prise en charge en groupe sur la relation parents-enfants, qui permet d’aborder des choses bien différentes qu’en individuel. Mais je ne pouvais le faire seule. J’ai très vite pensé qu’il y avait dans nos approches et nos regards une belle occasion de complémentarité. Et puis des gens qui se décident à inventer leur métier, ça me plaît beaucoup. » Brigitte et Delphine opinent : « En mode libéral, il n’y a plus de routine qui tienne, cela oblige à rester en éveil et à être très créatifs ! »

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