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Pour des pratiques plus démocratiques du travail social

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C’est presque devenu un slogan : il faut coconstruire la prise en charge avec les personnes accompagnées. Mais est-ce pour autant une réalité, s’interroge Claire Jouffray, formatrice retraitée, membre fondatrice de l’Association nationale pour le développement de l’approche DPA (développement du pouvoir d’agir) ? Selon elle, l’émergence de pratiques professionnelles réellement démocratiques ne sera possible que si les travailleurs sociaux acceptent une modification des rapports de pouvoir avec les usagers.

« Depuis plus d’une dizaine d’années, les rapports sur le travail social s’accumulent, qui tous prônent un renouvellement des pratiques professionnelles, que ce soit via l’alliance(1), la résonnance(2) ou la coconstruction(3) avec les personnes accompagnées. Mais est-ce un vœu pieux ou une réalité ? Car on a l’impression que, malgré ces incitations, les choses n’évoluent pas ou très peu sur le terrain. Ou plus exactement qu’il existe un grand décalage entre ce qui est dit et écrit des pratiques professionnelles et la réalité de ces dernières. Institutions et travailleurs sociaux affirment, bien sûr, qu’ils font “avec” les personnes et non “pour” elles. Mais ces affirmations sont loin de correspondre à la réalité. Lors des états généraux du travail social, il est apparu que 81 % des professionnels et des étudiants estiment que les personnes accueillies-accompagnées sont associées à la construction du projet individuel. Or, 67 % de ces mêmes personnes accueillies-accompagnées jugent qu’elles n’y ont pas été associées(4). Et contrairement à ce qui figure dans le dernier rapport du Haut Conseil du travail social (HCTS)(5), la coconstruction n’est pas “une pratique courante et usuelle de travailleur social”. Comme si on était en face d’une sorte d’aveuglement collectif…

Quelles pourraient être les sources de cet aveuglement ? Plusieurs hypothèses sont envisageables. D’une part, les habitudes prises en formation et encouragées par les institutions quant à une expertise unilatérale. Pour être plus précis, le travailleur social “expert” est celui qui sait. Cela peut parfois aller jusqu’à savoir à la place de l’autre ce qui est bien pour lui, à partir de sa propre analyse de la situation. Notons tout de même que, en ce qui concerne les formations, les orientations(6) se font plus précises quant à la participation des usagers aux dispositifs de formation, ce qui peut conduire à quelques évolutions. Reste à savoir, là également, dans combien de temps ce principe, fondamental, deviendra une réalité…

Envie de bien faire

D’autre part, il existe chez les intervenants sociaux une envie de bien faire qui passe parfois par le fait de vouloir faire le bien des personnes accompagnées. Les principes éthiques du travail social confirment qu’il s’agit de rechercher “le bien de la personne ou de la famille […] pour le présent et pour l’avenir”(7). Mais qui évalue ce “bien” ? En général, ce sont les travailleurs sociaux, à partir de leurs connaissances et de leurs expériences. Sur cette base, ils évaluent les situations et donnent des conseils ou apportent des solutions, en fonction de ce qu’eux-mêmes estiment prioritaire, et souvent à partir de la boîte à outils dont ils disposent. Or, on sait que se mettre en position de donner est aussi une façon de manifester une supériorité. C’est en quelque sorte l’art de provoquer des effets pervers à partir des meilleures intentions du monde…

Cette posture d’expert unilatéral est sous-tendue par une certaine vision de l’autre, à savoir une personne à qui il manque quelque chose (ressources suffisantes, logement, santé, connaissances, affection, culture, accès au droit…). Ces personnes sont vues comme “des êtres passifs dont le rôle se limite à exposer la nature des difficultés rencontrées et à appliquer les recommandations des professionnels”(8). Sur cette base, le travailleur social devient souvent celui qui doit apporter à la personne ce qui lui manque, plutôt que de partir du postulat que celle-ci est capable de coconstruire, avec lui, une réponse.

Pour autant, il n’est pas question de faire porter la responsabilité de cette situation sur les seules épaules des travailleurs sociaux. Car cette conception de l’autre est influencée par un contexte : la crise économique que nous subissons depuis plusieurs années entraîne un questionnement plus important sur les coûts des politiques sociales de la part des élus et de la société. En outre, la plupart des politiques sociales se focalisent sur ce qui manque aux personnes pour pouvoir sortir de leur état et s’insérer. Dans un souci de rationalité et de normalisation, on “observe un morcellement des prises en charge et la classification des ’exclus’ en différentes catégories pour une maîtrise politique et administrative”(9).

Tout cela a pour conséquence une individualisation des interventions sur la base d’une psychologisation des difficultés rencontrées par les personnes : ce sont elles qu’il faut “réparer”. Or, les problèmes rencontrés par les personnes accompagnées sont majoritairement d’origine structurelle. Les travailleurs sociaux sont d’ailleurs, en principe, plutôt d’accord sur cette analyse, mais ils ne voient pas comment ils pourraient s’y prendre pour intervenir également à ce niveau, d’autant qu’ils n’y ont été que peu ou pas formés. Sortir de cette impasse nécessite donc de faire évoluer les rapports de pouvoir entre travailleurs sociaux et personnes accompagnées, pour que les premiers ne soient plus les seuls “sachants”, ce qui pourrait contribuer à faire émerger des pratiques professionnelles plus démocratiques.

Une autre posture professionnelle

Pour fonder ce nouveau rapport aux personnes, la première évidence est d’opérer un changement de regard sur l’autre : ce n’est plus une personne à qui il manque quelque chose, mais une personne qui se trouve dans l’impossibilité d’agir sur une chose à laquelle elle tient. De là découle une autre posture professionnelle : passer du technicien qui impose des solutions toutes faites, qui essaie de convaincre l’autre du bien-fondé des solutions qu’il propose, à celle du professionnel qui aide la personne à trouver des solutions qui lui conviennent, qui favorise de l’“émergent”. Il s’agit ainsi de passer de l’expert au maïeuticien(10), au sens où le rôle du travailleur social revient à accompagner la personne pour qu’elle accouche de ses propres solutions en franchissant l’obstacle qui l’empêchait d’avancer, obstacle qui comporte souvent une dimension structurelle.

Mais pour que les pratiques professionnelles soient vraiment démocratiques, les praticiens doivent aussi accepter une modification des rapports de pouvoir entre intervenants et usagers, c’est-à-dire une prise de pouvoir des personnes accompagnées sur l’intervention. Plus facile à dire qu’à accepter pour les travailleurs sociaux… Il n’est en effet pas toujours facile de laisser les personnes prendre leurs propres décisions et vivre les conséquences de leurs choix. Combien de fois arrive-t-il encore que des décisions qui ont trait à la vie des personnes soient prises par les professionnels et leurs institutions et non par les premières personnes concernées ? Notons également que les autorités administratives françaises craignent apparemment de voir les personnes acquérir un certain pouvoir, puisqu’elles ont remplacé ce mot(11) par celui de “capacités” dans le récent décret(12) qui inscrit dans le code de l’action sociale et de la famille la définition française du travail social.

Compte tenu des résistances à l’œuvre et d’un certain aveuglement collectif, cette petite révolution ne pourra pas se faire sur la base des seules bonnes intentions. Une des pistes pourrait être l’empowerment, plus particulièrement l’approche DPA-PC [développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs]. Notre expérience d’une dizaine d’années dans le champ de la formation continue(13) montre que les professionnels qui s’engagent dans ce sens y trouvent la philosophie et les supports qui permettent de rendre effectives des pratiques plus démocratiques. Un récent ouvrage(14) en fournit des exemples. Ces professionnels apprennent à lâcher prise sur leur envie de résoudre tous les problèmes, car il s’avère qu’accepter de ne pas porter seul, en tant que professionnel, tout le poids du changement va conduire à faire bouger tant les personnes que les éléments du contexte qui ont une incidence sur le problème initial(15). Ils y trouvent donc également une manière très pragmatique de mettre en œuvre le changement social qui figure dans la récente définition française du travail social, en agissant avec les personnes de façon concomitante sur les éléments structurels, ce qui leur permet de renouer avec les fondements du travail social. »

Notes

(1) Conseil supérieur du travail social – L’usager au centre du travail social – Ed. ENSP, 2007, p. 24.

(2) Conseil supérieur du travail social – Refonder le rapport aux personnes. « Merci de ne plus nous appeler usagers » – 2015, p. 60.

(3) Haut Conseil du travail social – Participation des personnes accompagnées aux instances de gouvernance et à la formation des travailleurs sociaux – Juillet 2017, p. 10.

(4) Brigitte Bouquet et Marcel Jaeger – « Démarche et processus des états généraux du travail social » – Vie sociale n° 13, 2016, p. 44.

(5) Haut Conseil du travail social, ibid., p. 10.

(6) Haut Conseil du travail social, ibid., p. 43.

(7) Didier Dubasque – « Dix principes éthiques pour le travail social », sur le site dubasque.org.

(8) Robert Castel et Claude Martin – Changements et pensées du changement – Ed. La Découverte, 2012, p. 40.

(9) Brigitte Bouquet – « Le travail social à l’épreuve. Face aux défis, dynamiques et reconquête de sens… » – Empan, vol. 68, n° 4, 2007, p. 13.

(10) Brigitte Bourguigon – Reconnaître et valoriser le travail social, rapport au Premier ministre – Juillet 2015, p. 20.

(11) Qui figurait dans le projet de rapport du HCTS du 9 février 2017 : « Il participe au développement du pouvoir d’agir des personnes et des groupes dans leur environnement. »

(12) Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social, créant dans le CASF un article D. 142-1-1 : « Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. »

(13) www.andadpa.fr.

(14) Sous la direction de Brigitte Portal, Valérie Desomer et Bernard Dutrieux – Changer le monde au quotidien. L’approche DPA-PC : récits d’expériences, analyses et regards critiques – Union des villes et communes de Wallonie-Fédération des CPAS, juin 2017.

(15) Sous la direction de Claire Jouffray – Développement du pouvoir d’agir. Une nouvelle approche de l’intervention sociale – Presses de l’EHESP, 2014, p. 23.

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