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L’accompagnement en marchant

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Chaque année, l’association Seuil recrute une quarantaine d’accompagnants, professionnels du secteur éducatif ou non, qui partent marcher sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle pendant trois mois avec des jeunes en rupture sociale. Une expérience originale et efficace.

« Le paradoxe est que l’on aide des jeunes à trouver leur voie mais que, pour nous engager dans une mission aussi atypique et qui demande trois mois de disponibilité, souvent, on ne s’est pas encore trouvé soi-même ! », reconnaît en riant Julien Guerrero, 32 ans, qui a accompagné depuis 2011 quatre marches pour Seuil (1), une association reconnue « lieu de vie et d’accueil » itinérant. « Les bienfaits de la marche pour des jeunes en difficulté, ça m’a tout de suite parlé », affirme ce titulaire d’un master de géographie qui a découvert l’association lors d’un festival de voyageurs, alors qu’il avait justement pris une année sabbatique pour marcher. Le principe : 2 000 km sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, à raison de 20 à 30 km par jour, en duo avec un jeune envoyé par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ou par l’aide sociale à l’enfance (ASE). Un parcours précédé d’un stage de quelques jours de prémarche et suivi d’une semaine d’après-marche pour faire le bilan et le carnet de voyage. Coupé de son milieu social et familial, avec l’interdiction d’emporter téléphone portable et musique enregistrée, de consommer alcool et cannabis, fournissant des efforts physiques inhabituels, avec un sac à dos de 10 kg en été, de 12 à 13 kg en hiver, l’adolescent est rarement d’emblée un compagnon de route facile… Pourtant, selon Julien, qui n’avait que 26 ans lors de son premier départ en 2011 avec un garçon qui venait de passer cinq mois à Fleury-Mérogis et pour lequel la marche était une alternative à l’incarcération, l’expérience a été formidable. « Je me suis découvert un goût pour cet accompagnement original, pour les conversations, le remue-ménage que cela génère chez le jeune », explique-t-il.

Une alternative à la prison

170 adolescents de 14 à 18 ans ont fait ce parcours depuis les débuts de Seuil, dont les prémisses datent d’avril 1998, lorsque Bernard Ollivier est parti à pied sur les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. A 60 ans, cet ancien journaliste venait de perdre sa femme. « La retraite m’apparaissait comme un trou noir et j’ai fait une tentative de suicide, raconte celui qui fut le seul de sa fratrie de sept à dépasser le certificat d’études. En marchant, je me suis demandé à quoi je pouvais utiliser ma retraite. J’ai décidé de tendre la main à ceux qui pouvaient en avoir besoin. Au Puy-en-Velay, j’ai entendu parler de deux jeunes délinquants belges à qui un juge avait donné le choix entre la prison et une marche de quatre mois vers Compostelle. Dès mon retour, je suis allé rencontrer l’association belge Oikoten, qui organisait ces marches depuis quinze ans. »

L’énorme succès de son livre Longue marche – sur les 12 000 km qu’il a effectués à pied sur la route de la soie – lui donne les moyens de louer des bureaux et de rassembler une équipe pour créer l’association en mai 2000. « Cela a été très compliqué au départ, se souvient-il. Je me suis heurté à une incompréhension, en particulier de la PJJ. On m’a dit : “Vous n’êtes pas éducateur, de quoi vous mêlez-vous ? Emmener des jeunes à l’étranger ? Ils vont fuguer, commettre des délits…” De plus, l’idée de faire marcher un adulte seul avec un jeune se heurtait à la crainte un peu obsessionnelle des déviants sexuels… » Bernard Ollivier ne lâche pas, et la première marche autorisée se déroule en 2002. « Mais sur les dix premières années, avec toutes les interdictions pour des motifs divers, il n’y a eu des marches que pendant cinq ou six ans, calcule-t-il. Finalement, la pression s’est relâchée en 2010, grâce à des directeurs de la PJJ et des juges qui nous avaient confié des jeunes et avaient constaté les bénéfices. »

Des bénéfices reconnus officiellement

La reconnaissance officielle arrive en 2013 : la PJJ signe une convention triennale, renouvelée en décembre 2016. De son côté, en 2014, l’ASE habilite directement l’association pour quinze ans comme « lieu de vie et d’accueil ». De fait, les résultats observés empiriquement sont confirmés par une étude réalisée par le cabinet ProEthique, spécialisé dans le secteur social : 73 % des jeunes ayant marché en 2012 ont achevé leur marche, 95 % sont revenus porteurs d’un projet et 63 % ont amélioré ou stabilisé leur comportement. Au même moment, l’administration pénitentiaire annonçait un taux de récidive des adolescents sortant de prison de 85 % dès la première année…

Juge pour enfants pendant vingt-cinq ans puis directrice de la PJJ jusqu’en février 2016, Catherine Sultan a eu recours à l’association pour trois jeunes – « pour lesquels on était allés au bout de l’institutionnel et on cherchait un chemin de traverse pour rebondir ». Soutien de Seuil depuis de nombreuses années, elle apprécie un fonctionnement qu’elle estime « particulièrement pertinent dans le cadre de la justice des mineurs, parce qu’il concilie une ouverture et une prise en charge très soutenue, avec un cadre bien posé, quelque chose de très inventif et de très structuré à la fois ». Même si le « faire avec » existe dans de nombreuses structures travaillant avec la justice des mineurs, la particularité de Seuil est la prise en charge individuelle d’adolescents pour lesquels le groupe n’est souvent plus possible.

Des accompagnants triés sur le volet

Mais pour que ces jeunes partent marcher, Seuil doit trouver les adultes qui pourront cheminer à leurs côtés pendant trois mois. Leur recrutement est donc pour l’association un enjeu majeur. « Il faut être super-costaud pour accompagner un ado complètement largué, dans le rejet, la toute-puissance, et qui refuse toute aide », souligne Bernard Ollivier. Or les besoins sont immenses. En juin, 65 demandes de la PJJ et de l’ASE étaient en attente, alors que huit binômes marchaient simultanément : sept sur différents chemins passant à Compostelle et un en France avec une jeune femme radicalisée ayant interdiction de sortie du territoire. C’est une des responsabilités du directeur, qui reçoit tout le monde, d’effectuer le meilleur appairage.

Une fois par mois, quatre bénévoles de l’association rencontrent les candidats accompagnants : entre 150 et 180 par an, pour en retenir une trentaine. Qui sont-ils ? « A la création de Seuil, Bernard Ollivier voulait tout sauf des éducateurs, plutôt des accompagnateurs de moyenne montagne, rappelle Paul Dall’Acqua, directeur bénévole de Seuil et ancien directeur de la PJJ en retraite. Mais à mon arrivée, nous avons repensé cela car la PJJ et l’ASE demandaient des éducateurs. » Aujourd’hui, 60 à 70 % sont moniteurs-éducateurs ou éducateurs, les autres venant de la société civile (musicien, photographe, agriculteur, artisan, berger, etc.). Cet accompagnement par des non-professionnels n’inquiète pas la juge Catherine Sultan. « Ils sont très soutenus par le projet lui-même et par les cadres, qui restent très présents pendant la marche », assure-t-elle. « Le profil idéal, ce sont les gens calmes, posés, les taiseux, décrit le directeur. Nous essayons de détecter leurs qualités humaines, la patience, la bienveillance, l’empathie… en évitant les orgueilleux, les égocentrés. On élimine beaucoup de candidatures, y compris celles de certains éducateurs spécialisés. »

Mathilde Cottin, 28 ans, éducatrice en maison d’enfants à caractère social et en foyer d’urgence, a fait sa première marche cette année. Partie seule sur les chemins de Compostelle pour souffler, elle a découvert Seuil à travers le dernier livre de Bernard Ollivier, Marche et invente ta vie, qui relate le parcours des jeunes adolescents accompagnés par l’association. « Je leur ai envoyé un CV et une lettre de motivation, témoigne-t-elle. Une psychologue et une bénévole de l’association m’ont rapidement reçue pour un entretien fondé sur ma vie personnelle et la connaissance de soi. Puis le directeur m’a poussée dans mes retranchements, pour savoir ce qui me mettrait en difficulté dans la relation au jeune ou comment je réagirais dans telle ou telle situation… » Un test destiné à vérifier qu’elle pourra tenir le coup une fois sur place. « Je les passe au filtre de ce qu’ils vont faire car, ensuite, ils seront seuls, à 1 500 km de l’institution », prévient Paul Dall’Acqua. Après la sélection, l’accompagnant doit se tenir prêt à partir à tout moment. « Je souhaite qu’il n’y ait pas de liste d’attente et que nous puissions honorer le départ d’un adolescent en trois semaines à un mois », poursuit-il. Trois jours après son entretien, Mathilde Cottin savait qu’elle était retenue, mais a attendu deux mois le coup de téléphone lui annonçant son départ avec Jordan(2). « Paul m’a appelé un mardi de février pour partir le lundi suivant, assure-t-elle. Il ne faut pas avoir d’emploi pendant la période d’attente ! »

Laisser le jeune venir à soi

La première rencontre avec le jeune se fait le jour même du départ pour le stage d’avant-marche, en présence de son éducateur référent et, si possible, de ses parents, ainsi que du directeur de Seuil et du coordonnateur des marches. Pour l’adolescent, qui a dû écrire une lettre de motivation, c’est le troisième rendez-vous avec Seuil en compagnie de son éducateur. « L’accompagnant part avec la lettre de motivation du jeune et les objectifs définis par chacun autour de la table : souvent une remobilisation sur un projet scolaire ou professionnel, parfois une réflexion sur la relation avec les parents ou les fréquentations », précise Paul Dall’Acqua. Tout est formalisé dans un document individuel de prise en charge (DIPC).

Juste après le pot de départ et l’équipement du jeune par Anthony Bigot, responsable des marches depuis 2012, le binôme se retrouve dans un gîte en Bretagne pour se préparer. « Ils sont largués du jour au lendemain dans un tête-à-tête angoissant pour l’un comme pour l’autre, signale cet ancien éducateur sportif, qui a effectué plusieurs marches depuis 2009. Je fais tampon et anime le stage autour du DIPC. Nous essayons de déterminer avec le jeune ce sur quoi il aimerait progresser, puis nous commençons à marcher pour l’aguerrir. » C’est là que l’accompagnant doit prendre son temps et ne rien précipiter dans la relation. « Nous leur répétons inlassablement de laisser le jeune venir à eux, de ne pas l’envahir pour le laisser libre d’être et d’agir, martèle Anthony. Proximité-distance, c’est le fil rouge que nous leur donnons. »

Ce temps pour faire connaissance avec le responsable des marches est utile pour faciliter le suivi sur les quelque 90 étapes du voyage. Dans son bureau des alentours de Rennes comme dans les locaux parisiens de Seuil, les plans de toutes les marches sont affichés aux murs, ainsi qu’une grande carte de l’Espagne où les marcheurs sont symbolisés par des petits drapeaux. A l’arrivée à chaque étape, l’accompagnant envoie un SMS à Paul Dall’Acqua, Anthony Bigot et Marina Ferrari (l’autre coordinatrice des marches, qui tient une auberge de pèlerins en Espagne) pour raconter comment s’est passée la journée. Puis commence la tournée téléphonique des binômes. « Quand cela se passe bien, je reste dix minutes au maximum par équipe, détaille le coordinateur. Certains accompagnants ont besoin d’un contact régulier, d’autres auraient presque tendance à nous oublier et nous leur rappelons qu’ils sont dans un travail d’équipe. Pour des marches qui se déroulent bien, nous pouvons passer un coup de fil tous les trois ou quatre jours. Mais cela peut être deux à trois appels quotidiens quand le rapport est conflictuel ou que le jeune ne respecte pas le cadre… Nous aidons l’accompagnant à prendre du recul et à réajuster sa posture éducative. »

Une mission difficile, mais extraordinaire

Quotidiennement, l’accompagnant rédige aussi un rapport, qui sera envoyé tous les dix jours par la poste à l’association, puis transmis au juge et à l’éducateur référent. Le jeune, de son côté, tient son journal qui sera publié au fur et à mesure sur le site de Seuil (voir encadré page 20). Educateur en milieu ouvert pour la PJJ de Roubaix, Michaël Gommard a pu apprécier cette organisation. « Entre les écrits de l’accompagnant, ceux du jeune et les rendez-vous téléphoniques avec M. Dall’acqua, j’ai pu continuer à travailler avec les parents pour préparer le retour de leur fils Idriss », se félicite-t-il.

Une marche Seuil peut être éprouvante, et pas seulement pour le jeune. « Certains accompagnants n’ont de moment à eux que celui où ils ferment les yeux dans leur lit, pointe Anthony Bigot. Le reste du temps, ils sont au service du jeune parce qu’il n’arrive pas à se canaliser, qu’il est angoissé, agité, qu’il a besoin d’être contenu en permanence par la présence de l’adulte. Cela peut être très difficile, même pour un éducateur qui a l’habitude, mais qui normalement rentre chez lui à la fin de la journée. » Pour Mathilde, la marche avec Jordan, 16 ans, n’a pas été simple tous les jours. L’adolescent pouvait aussi bien être d’une tranquillité étonnante que devenir un véritable volcan. « Jordan a été violent verbalement envers moi et physiquement contre lui-même, à donner des coups de poing dans les murs, reconnaît-elle. Mais la marche le mettait dans un état de conscience qui permettait d’échanger sur sa façon de fonctionner, de réagir, comme si j’étais un miroir pour lui. Je guidais sa réflexion. » Paul Dall’Acqua, qui a finalement décidé d’interrompre cette marche avant la fin en raison du comportement de Jordan, a vu la jeune femme évoluer au fil des jours. « Elle a fait de grands progrès et a gagné en confiance en elle, estime-t-il. Mais il a fallu qu’elle accepte d’arrondir les angles… » Après un peu de repos, Mathilde souhaite repartir pour une deuxième marche cet automne.

Pourquoi, tels Mathilde et Julien, des adultes s’extraient-ils de leur vie quotidienne pour accompagner un jeune en difficulté pendant plus d’un trimestre ? « Certains accompagnants sont des éducateurs avec le souci d’avoir une pratique professionnelle différente, plus riche, et de repartir avec des outils, analyse Anthony Bigot. Pour d’autres, cela correspond à un temps de questionnement, de doute, de transition, au besoin d’une parenthèse. Mais certains idéalisent l’aventure et, une fois sur le chemin, ils s’aperçoivent que ça peut être la vraie galère ! Parfois, ça colle, et parfois, non… »

Quand ça « colle », l’expérience est inoubliable. « C’étaient des missions extraordinaires, qui m’ont beaucoup marqué, même si on ne peut pas faire ça toute sa vie », résume Julien Guerrero, aujourd’hui salarié de deux associations dans le social et l’agroécologie, et toujours en lien avec les quatre jeunes qu’il a accompagnés. Il a même demandé à celui qui marchait à ses côtés lorsqu’il a rencontré sa future épouse, sur les chemins de Saint-Jacques, d’être son témoin de mariage. « Ce jeune était entré en foyer à l’âge de 9 ans et avait 17 ans lorsque nous avons marché ensemble, se remémore Julien. Il était passionné de mécanique et, aujourd’hui, il est en CDI dans un magasin automobile. Deux autres s’en sortent bien et la quatrième est dans un entre-deux. Quand on voit ces jeunes qui trouvent leur place dans la société, c’est une belle satisfaction ! »

« Grâce à cette marche, j’ai changé »

Les jeunes publient un blog sur le site de Seuil pendant leur marche. Extraits de celui de Jordan, 16 ans, qui a marché du 24 février au 24 mai 2017 avec Mathilde Cottin :

« Je trouve que la marche est dure, vraiment dure ! J’ai mal au dos à cause du sac et aux jambes à cause des kms. […] C’est aussi dur dans ma tête, ma mère me manque beaucoup, il y a des jours où je voudrais être chez moi. Mais comme je suis courageux, je tiens le coup. »

« J’ai marché avec trois Françaises qui m’ont dit que j’avais de la chance d’être ici, que tout le monde n’avait pas le droit à une deuxième chance. Je pense beaucoup à ça quand je marche. »

« A tous ceux qui lisent mon blog, je vous dis de faire ce chemin, faites-le pour vous, pas pour les autres. »

« J’ai eu l’habitude de mentir dans mon jeune âge mais j’ai compris que cela ne menait pas loin. Grâce à cette marche, j’ai changé. Je pense que je serai plus moi dorénavant. »

Un financement à consolider

Seuls les accompagnants et les responsables de marches sont salariés de Seuil. Même le directeur est bénévole. Les accompagnants devant être disponibles 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 pendant 3 mois et demi, ils sont rémunérés sur 5 mois. L’ASE subventionne l’association sur la base d’un prix de journée de 300 € et la PJJ de 272 €, ce qui ne couvre que 80 % du coût des marches. Pour boucler son budget, Seuil est donc obligée de faire appel à des dons. Son objectif : faire passer le nombre de marches à 40 puis à 50 par an, contre un peu plus de 25 aujourd’hui.

Un colloque européen

Le 21 septembre, Seuil organise un colloque européen à Paris « Jeunes en difficulté en Europe : la marche, proposition éducative en réinsertion »(1). Des juges des enfants et des spécialistes de l’éducation de Belgique, d’Allemagne, d’Italie et de France y confronteront leurs analyses. La journée est gratuite et ouverte à tous.

Notes

(1) Association Seuil : 31, rue Planchat, 75020 Paris – Tél. 01 44 27 09 88 – www.assoseuil.org.

(2) Les prénoms des jeunes ont été changés.

(1) Société nationale d’horticulture de France – 84, rue de Grenelle – 75007 Paris.

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