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« Les filles sont aussi aptes pour la technique et l’abstraction que les garçons »

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Les métiers de l’informatique et du numérique sont majoritairement occupés par des hommes. Non que les femmes ne s’y intéressent pas, mais des stéréotypes persistent sur l’idée qu’elles seraient moins douées que les hommes dans ce secteur, explique la chercheuse Chantal Morley dans son étude « Discriminations dans le domaine technique ».
En Europe, seules 30 % de femmes travaillent dans le numérique. Pourquoi ?

Il y a effectivement une sous-représentation des femmes dans ce domaine, alors qu’elles sont en surreprésentation parmi les diplômées, y compris dans les disciplines scientifiques. Si on ne les retrouve pas dans les technologies de l’information et de la communication alors que, depuis dix ans, des efforts sont entrepris au plan européen pour les inciter à s’y orienter, ce n’est pas parce qu’elles s’inscrivent toutes en lettres ou en sciences politiques. Elles anticipent plutôt le fait qu’elles vont se retrouver dans un environnement qui va être assez difficile, et donc elles n’y vont pas. Personne n’est attiré par un métier où prévaut l’impression de ne pas avoir de place. Or c’est ce qui se passe. Les femmes peuvent éventuellement commencer une carrière dans ce milieu, mais elles n’y restent pas. Le numérique reste très dominé par la culture masculine, celle des « geeks ». Pourtant, lorsque j’étais dans le conseil en systèmes d’information au début des années 1990, il y avait davantage d’ouverture.

Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Mes premières recherches ont porté sur l’hypothèse d’un rapport différencié à la technique, à travers des entretiens avec les étudiants et les professionnels. Progressivement, j’ai découvert qu’il y a autant d’attrait chez les garçons que chez les filles pour ce secteur, en revanche, il y a des problèmes de positionnement et de reconnaissance. Même lorsqu’elles sont en poste, toutes les femmes racontent des anecdotes qui démontrent qu’elles sont systématiquement soupçonnées de ne pas être aussi compétentes que les hommes. Cela m’a amenée à analyser comment se structure une organisation au quotidien et à comprendre qu’elle s’appuie sur tout un tas de petites choses, faisant plus ou moins office de normes admises par tous les salariés sur ce qui est permis ou pas, ce qui est évident ou non… C’est là qu’interviennent les stéréotypes fondés sur l’idée qu’elles seraient moins capables de maîtriser la technique. Il ne s’agit absolument pas d’une guerre des sexes car ces idées reçues sont portées aussi bien par les hommes que par les femmes.

Quelles en sont les conséquences ?

Les femmes rapportent qu’elles sont bloquées dans l’avancement de leur carrière, jugées trop « agressives » si elles sont efficaces, sans cesse obligées de prouver qu’elles peuvent y arriver aussi bien que leurs homologues masculins… Je me souviens d’une femme qui racontait que la première chose que lui a demandé son chef après l’avoir recrutée a été de faire une programmation informatique très pointue, ce qu’elle savait parfaitement faire. Pour elle, c’était comme s’il voulait la tester encore une fois, car il y avait des tâches plus urgentes et plus difficiles à réaliser dans l’entreprise. Idem pour cette jeune ingénieure informatique très brillante, présentée par son responsable à ses collègues comme un « cadeau de Noël », mais pas un mot sur ses qualités professionnelles. Appliquerait-il le même traitement à un homme hautement diplômé comme elle ? Dans ce domaine comme dans d’autres, on accepte mal des femmes qu’elles montrent des aptitudes de leader ou de fermeté, somme toute nécessaires pour mener des projets, diriger des équipes… D’une manière générale, les salariés ont tendance à juger beaucoup plus durement leur supérieur hiérarchique quand c’est une femme. Ces discriminations impactent la carrière mais aussi le sentiment de confiance en soi, l’engagement dans des objectifs complexes, la capacité d’innover…

Les différences entre femmes et hommes sont souvent rapportées à un déterminisme « naturel »… Qu’en pensez-vous ?

Cela ne tient pas : les filles sont aussi aptes pour la technique et l’abstraction que les garçons. Il n’y a pas un cerveau qui serait masculin et un autre féminin, comme certains tentent de le faire croire. Il n’y a rien non plus à rechercher dans un soi-disant « éternel féminin ». Dans l’histoire de l’informatique, des femmes ont eu des apports importants, mais elles ne sont pas connues et il y a peu de recherches sur elles, notamment en France. De même, dans les années 1950-1960, les postes de développeuses de logiciels dans l’administration britannique étaient majoritairement occupés par des femmes. Qui sait également que des femmes ont conçu des jeux vidéo que tout le monde achète ? Certes, l’éducation joue un rôle dans la conservation des stéréotypes de genre, mais cela ne fait pas tout. Ce qui est vrai, en revanche, c’est que le cerveau est plastique et que plus on pratique une activité plus on devient performant. Mais considérer que l’on naît avec des cerveaux et des neurones distincts, ça non. Ce qui se vérifie aussi, c’est la menace du stéréotype. Si je sais que ceux à qui je dois prouver quelque chose portent un regard a priori négatif sur mes compétences, celles-ci seront, la plupart du temps, moins bonnes. En effet, il a été démontré que la façon dont on présente à des volontaires des tests d’intelligence ou de mathématiques, par exemple, détermine en partie les résultats. Dans la technique, les femmes peuvent être victimes de signaux négatifs, notamment dans les entretiens d’embauche. Cela n’a rien à voir avec ce qui serait de l’ordre de la « nature ».

Dans votre étude, vous parlez de discriminations invisibles… C’est-à-dire ?

Les femmes qui sont la cible de discriminations dans les entreprises ne les relèvent pas. Seule une minorité de salariés en a conscience et le fait savoir explicitement. Pour cause : ces stéréotypes sont largement partagés par tous les salariés, quel que soit leur sexe. Il s’agit de réactions qui ne sont pas forcément agressives, comme des blagues à caractère sexiste, des remarques ou attitudes désobligeantes – telles celles de ce professeur qui ne regardait jamais le travail de la seule étudiante qu’il avait dans son cours d’informatique… Leur caractère diffus contribue à créer un climat dans lequel on baigne tous les jours et auquel on s’habitue, au point de ne plus y prêter attention, comme si c’était normal, un peu comme ce qui se passe avec le racisme. Du coup, les choses sont intériorisées et il y a une tendance à les minimiser. Pourtant, cela nourrit inconsciemment les inégalités et ne donne pas autant de chances à une femme de se sentir à l’aise pour donner le meilleur d’elle-même. Cela peut même l’empêcher d’être visible aux yeux de sa hiérarchie quand il s’agit de promouvoir un salarié. Quand une injustice est flagrante dans le monde du travail, même s’il est difficile d’en apporter toutes les preuves, on peut s’y opposer. Quand elle est noyée dans un tissu de petits faits en apparence anodins, il est plus dur de réagir. Certaines femmes surjouent d’ailleurs la féminité pour bien montrer qu’elles sont de « vraies » filles. Rares sont également les hommes qui protestent : lorsqu’on est du côté des « dominants », on ne prend pas forcément le risque de se mettre en dehors du groupe.

Y a-t-il des pistes pour dépasser ce constat ?

Rien ne changera sans politique volontariste. Il y a vingt ans, en Norvège, les métiers du numérique comptaient seulement 6 % de femmes. Ce chiffre est passé à 40 % aujourd’hui. L’Etat a pris le problème à bras le corps et investit beaucoup d’argent pour attirer les candidates. Des campagnes d’information ont été diffusées dans les cinémas, des spots publicitaires ont été tournés dans des espaces neutres dont la décoration a été totalement repensée pour qu’on ne l’assimile pas à un univers de « geeks », etc. Si le monde des nouvelles technologies envoie des signes de mixité, les choix féminins peuvent changer. Un laboratoire de recherche a été entièrement dédié aux femmes dans la plus grande école d’informatique du pays. Au début, elles ont eu peur d’être stigmatisées, mais finalement cela fonctionne. Les Norvégiens ont joué sur tous les volets, y compris la formation aux questions de genre. C’est la même chose aux Etats-Unis, avec le prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology). Sur mon campus, on a mis en place un cours libre sur la mixité, en partant du principe que la connaissance des mécanismes qui sous-tendent les discriminations fait progresser. Après coup, des étudiants m’ont dit : « Je ne me rendais pas compte que je participais moi aussi à entretenir des stéréotypes. » De leur côté, les étudiantes ont plutôt exprimé une certaine libération à ce que leur situation soit mise en lumière. Et elles ont été agréablement surprises de découvrir que des femmes remarquables ont été en avance dans la recherche sur le numérique. Au point que certaines ont revu leur jugement quant à une grande carrière possible dans ce domaine.

Repères

Chantal Morley est chercheuse et professeure au département « système d’information » à l’Institut Mines-Télécom/Télécom Ecole de management. Elle a collaboré à l’ouvrage Genre et discriminations (éd. IXe, 2017), qui montre comment les inégalités de genre se construisent. Son blog : www.gender.wp.telecom-em.eu.

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