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La parenthèse désenchantée

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Le directeur du CCAS de Grenoble raconte, dans sa BD « Désintégration »(1), son expérience de conseiller au cabinet de l’ex-Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Marqué par l’échec de la réforme de la politique d’intégration, il demeure, de retour sur le terrain, un acharné de la solidarité.

Ce fut un secret bien gardé. Pendant 18 mois, Matthieu Angotti a noté les discussions, les coups de fil, les réunions, les tranches de vie auxquels il assistait sous les ors de la République… De septembre 2012 au 1er avril 2014, il a consigné dans ses carnets son expérience de conseiller chargé de la lutte contre la pauvreté, de l’inclusion sociale et de l’intégration auprès de Jean-Marc Ayrault, alors Premier ministre. L’instigateur de cette idée ? Le dessinateur Robin Recht. « Le jour même de mon arrivée à Matignon, il m’a demandé de tenir un journal, au cas où il se passerait quelque chose », explique ce Parisien aux origines italiennes. Les deux hommes se connaissent bien : Robin Recht est le cousin de sa femme. Ensemble, ils ont publié en mars Désintégration. « On s’est fixé une règle : être le plus fidèle possible aux notes prises sur le coup, pour coller au ressenti du moment. Ne rien raconter que je n’aie vu de mes yeux ou entendu de mes oreilles, détaille l’ex-conseiller. Le lecteur devait se mettre dans la peau du narrateur, sans recul ni analyse. » Aussi réussie qu’instructive, la bande dessinée est un témoignage sans faux-semblant sur la réforme avortée de la politique d’intégration ; une fenêtre, aussi, sur les coulisses du quinquennat de François Hollande, ou comment un projet piloté au sommet du gouvernement a fini torpillé par son propre camp.

Lorsqu’il rejoint le cabinet de Jean-Marc Ayrault, à 34 ans, Matthieu Angotti est directeur général de la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale, devenue Fédération des acteurs de la solidarité). Jusqu’alors, il a connu Matignon du côté des contestataires. Un visiteur parmi d’autres. Comme ce jour de juillet 2012 où Christophe Devys, le conseiller social du Premier ministre, réunit les principaux représentants du secteur de la solidarité. Le président de la FNARS, Louis Gallois, est absent ; le directeur est invité à sa place. « C’est là que j’apprends cette information précieuse, qui a peu circulé : Matignon recrute un conseiller pour travailler sur le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale. » En septembre, le militant associatif s’installe rue de Varenne et goûte aux salons luxueux, à la cantine gastronomique, aux salaires généreux. « C’est confortable, reconnaît-il. On noue des liens d’amitié, tout le monde vous renvoie l’image du gars au cœur du pouvoir, écoute vos anecdotes… » Au cœur de l’action ministérielle, il savoure l’idée d’être au bon endroit au bon moment, prend plaisir à travailler sans relâche, quitte rarement les salles de réunion avant minuit. Il sent parfois combien le lieu est un camp retranché, qui confine conseillers et ministres à l’isolement : « J’ai vu les travers d’un microcosme qui se renferme sur lui-même, prisonnier de ses réflexes, qui se protège des médias, des lobbys, des patrons, des syndicats. »

Affublé de l’étiquette « société civile », le novice apprend les us et coutumes de ses collègues, pour la plupart hauts fonctionnaires : « Les discussions se font à fleurets mouchetés, chacun surveille son vocabulaire, masque la violence, pourtant bien réelle. » Dans ce milieu d’énarques rompus aux jeux d’influence, le diplômé de HEC impose son style. Persuasif, mais pas agressif. Il sait mettre son ego de côté, travailler de manière désintéressée. « Capable d’autodérision, il fait preuve d’une douceur dans la bataille qui est un véritable atout. Son moteur, c’est la réussite d’un projet, pas sa carrière personnelle », relève Christine Laconde, qui l’a côtoyé de 2012 à fin 2013 lorsqu’elle était directrice adjointe – puis directrice – du cabinet de la ministre Marie-Arlette Carlotti.

« Ce plan avait de la gueule »

Le plan « Ayrault » est salué par le monde associatif, avec un programme de 2 milliards d’euros ponctué par des mesures fortes : revalorisation du RSA (revenu de solidarité active), garantie « jeunes », prime d’activité. « Même si la pauvreté reste à un niveau élevé, il s’est passé quelque chose, assure Matthieu Angotti. Ce plan avait de la gueule. » Engagé sur les dossiers des campements de Roms et de l’hébergement des demandeurs d’asile, le conseiller se lance par la suite dans la bataille de l’intégration, lestée par les débats autour de la laïcité, de l’immigration, de l’identité. « L’idée, c’était justement de distinguer l’immigration de l’intégration, de traiter les citoyens de manière égale, quelle que soit leur origine. » Le dossier sera bientôt plombé par les rivalités politiques au sein de la majorité. Certains veulent la peau de Jean-Marc Ayrault, d’autres s’inquiètent que le sujet profite au Front national (FN). « Le Parti socialiste ne nous a pas soutenus. Avant d’arriver au pouvoir, Hollande ne l’a pas fait réfléchir à ces questions, auxquelles il ne tient pas particulièrement », analyse l’homme de gauche. Vidé de ses principales mesures, le projet est, quelques mois plus tard, enterré par le nouveau Premier ministre, Manuel Valls. Ce qui n’empêchera pas le FN de se hisser au second tour de la présidentielle de 2017… « Difficile de ne pas être en colère, avance Matthieu Angotti. On constate une désaffiliation qui nourrit le FN. Et le pouvoir reste statique sur les enjeux d’intégration. Mais c’est dans mon ADN d’y croire encore. »

Participation citoyenne

La parenthèse se referme le 31 mars 2014, avec la démission de Jean-Marc Ayrault. On propose au conseiller de rester dans un cabinet. Il refuse : « Manuel Valls incarnait une ligne dure. Les conditions n’étaient pas réunies pour agir avec mes convictions. » A tutoyer les cimes du pouvoir, Matthieu Angotti aurait pu se brûler les ailes ou se laisser emporter par la désillusion. Il a la sagesse de redescendre sur terre. Dès juillet 2014, avec sa femme, médecin, et ses trois enfants – dont le dernier est né en octobre 2013, en pleine affaire « Leonarda » –, il part pour Grenoble, où il est recruté comme directeur du centre communal d’action sociale (CCAS) : « J’avais envie de quitter Paris et d’être en prise directe avec le terrain. » Là, il réalise son projet de bande dessinée, mais ne bulle pas : il lutte contre les bidonvilles, développe des dispositifs d’« aller vers » pour favoriser l’accès au droit, renforce les partenariats avec les associations locales… Proche des élus comme des professionnels, au CCAS, il dirige 200 salariés, bientôt transférés dans les services de la ville, dont il prend la direction générale adjointe. Une manière de rapprocher le centre d’action sociale de la mairie. « Il a cette capacité de créer des ponts, de conduire le changement dans des situations complexes et de gagner la reconnaissance de ses équipes », explique le maire Eric Piolle (Europe Ecologie-Les Verts), qui décrit un homme d’une grande loyauté.

Grenoble, c’est aussi cette ville perçue comme un modèle de démocratie avec ses budgets participatifs, ses votations citoyennes, ses comités d’usagers. L’ex-conseiller y retrouve cette même coconstruction qui, à Matignon, a guidé l’élaboration du plan de lutte contre la pauvreté. « J’ai vu à quel point les projets peuvent se mettre en œuvre quand les conseillers invitent les citoyens à la table des réflexions. C’est la meilleure manière d’avoir des bonnes idées, de combler le vide béant entre eux et les élites. »

L’air de la montagne, sa BD, ses collaborations avec la revue Esprit ne lui font pas oublier Paris. Elu en juin administrateur de la Fédération des acteurs de la solidarité, Matthieu Angotti retrouve ses premières amours : le combat, l’action collective, le plaidoyer. Fort de son expérience : « Aujourd’hui, je sais mieux dire si telle voie d’action peut porter ou non. » Ce spécialiste de la jeunesse, thème qu’il a porté au Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), rêve qu’un gouvernement transforme la vie des jeunes. « Lors du précédent quinquennat, les moyens financiers et les ambitions politiques ont manqué au plus haut niveau. Il faut mobiliser une pensée et des financements pour que les jeunes n’aient plus la peur de l’avenir et de la précarité. » Un plan avec ou sans lui. « Si un gouvernement développe une politique ambitieuse et que mon expertise est sollicitée, pourquoi pas. Mais s’il y a un hiatus, c’est l’enfer. » Matthieu Angotti tient avant tout à préserver son intégrité.

Dates clés

• 2001 Diplômé de l’Ecole des hautes études commerciales

• 2006-2010 Directeur de l’évaluation des politiques sociales au Crédoc

• 2010-2012 Directeur de la FNARS

• 2012-2014 Conseiller technique à Matignon

• Depuis 2014 Directeur du CCAS de Grenoble

Notes

(1) Désintégration – Matthieu Angotti et Robin Recht – Ed. Delcourt, 136 pages, 17,95 €.

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