En cette matinée de mai, une dizaine de compagnons Emmaüs partagent les quelques rayons de soleil qui réchauffent la cour de l’ancienne ferme d’un hameau bourguignon. Nous sommes dans le département de la Côte-d’Or, où la communauté de Planay-Châtillon-sur-Seine a pris ses quartiers depuis 1994. Assis sur les marches ou à la grande table de bois montée sur tréteaux, ils sirotent un café, grillent une cigarette, discutent. C’est l’heure de la pause, et Julie Bacchieri en profite pour saluer chacune et chacun d’une bise, d’un petit mot. « Ça sent bon », dit-elle en passant dans la cuisine, où mijote le repas du midi.
Rattachée au centre médico-psychologique (CMP) du centre hospitalier de Semur-en-Auxois, situé à une quarantaine de kilomètres de là, cette infirmière en psychiatrie vient à la communauté les mardis et jeudis matin, dans le cadre d’un partenariat noué entre l’hôpital et la communauté dès la création de cette dernière.
« Le premier compagnon accueilli, Dominique, sortait de l’hôpital psychiatrique et était sous tutelle de l’union départementale des associations familiales, qui ne savait pas où le placer », rappelle Pierre Eliet, le responsable de la communauté. Toujours à Planay, Dominique a continué à être suivi par l’hôpital, et la collaboration avec le CMP s’est ainsi développée petit à petit. Elle ne sera cependant formalisée par écrit qu’en juillet 2012, à travers une convention signée entre les deux structures. En préambule du document figure que, pour le centre hospitalier, cette coopération « s’inscrit dans le cadre du développement de filières d’aval pour les patients en situation d’isolement ou d’exclusion sociale lourde et arrivés en fin d’hospitalisation en psychiatrie ». La convention prévoit que l’équipe de l’hôpital reçoive des compagnons « en consultation et/ou hospitalisation sans que soit opposé un délai de six mois de résidence sur le secteur psychiatrique ». De son côté, la communauté Emmaüs se tient prête « à accueillir des patients adultes du pôle de psychiatrie-santé mentale du centre hospitalier et à les accompagner dans leur insertion. Elle s’engage également à mettre en œuvre un suivi dans leurs tâches communautaires et à favoriser la prise en charge des soins dans la communauté. L’intégration du patient est sollicitée par les médecins psychiatres et addictologues du centre hospitalier ». La convention définit également le rôle de l’infirmier du secteur de psychiatrie mis à disposition deux matinées par semaine. Celui-ci assure notamment des soins spécifiques aux compagnons ayant un suivi psychiatrique ainsi que des entretiens de dépistage des troubles psychiques ou addictifs avec chaque nouvel arrivant. Il organise aussi la continuité des soins en lien avec les médecins de l’hôpital : gestion du renouvellement des ordonnances, des rendez-vous, hospitalisation d’urgence…
Depuis février dernier, cette mission est assurée par Julie Bacchieri. Dans la mesure du possible, l’infirmière assiste à la réunion d’équipe hebdomadaire, organisée le jeudi, l’un de ses jours d’intervention. L’occasion, avec Pierre Eliet, Rachel Fernagu, la responsable adjointe, et Annie Juroszek, la responsable administrative, de faire le point sur la situation des 21 compagnons et des 6 compagnes. Ce matin-là, les professionnels sont préoccupés par l’état de santé d’Ali, 89 ans – le plus âgé d’entre eux –, qui a fait une énième chute. Agité, il tient des propos incohérents. Rachel Fernagu a appelé l’un des deux médecins généralistes qui travaillent avec la communauté et dont l’avis est nécessaire pour qu’une hospitalisation ou un transfert en maison de retraite médicalisée soient envisagés. Il faudra aussi l’aval d’Ali et contacter la seule famille qu’on lui connaisse, un fils qui vit en Algérie. « C’est un peu un pilier du groupe, la décision ne sera pas forcément évidente, commente Pierre Eliet. S’il part d’ici, cela signifie qu’il n’y aura pas forcément de retour pour lui au sein de la communauté… »
L’équipe passe ensuite en revue le cas des autres compagnons. Pour la plupart, c’est assez rapide. On s’attarde un peu plus sur certains : Annie Juroszek apporte des informations sur l’avancement d’un dossier de demande de RSA (revenu de solidarité active) d’un compagnon qui semble « assez énervé » en ce moment. « Il y aurait une évaluation à faire, mais il ne veut pas aller en soins », souligne Julie à son propos. Un autre semble s’isoler du groupe ces derniers temps, tandis que, pour un troisième, les démarches en vue d’obtenir des papiers en règle, avec l’aide de la Cimade, commencent à déboucher… Julie Bacchieri évoque ensuite les progrès d’un jeune compagnon dans son projet de sevrage de l’alcool : « Il me fallait deux ou trois papiers pour compléter le dossier et sa lettre de motivation pour entrer en cure. Je vais le voir ce matin pour faire le point. Un dossier a également été déposé à Migennes sur sa demande[2]. » Pierre Eliet confirme : « Il est motivé pour aller en cure. » Ce qui n’est pas encore le cas pour l’un de ses congénères – même si « l’on arrive doucement aux soins », poursuit le responsable. « Il va en consultation avec le psychologue, il est satisfait et très apaisé, appuie l’infirmière. Il faudrait demander que cela se poursuive car ce n’est pas garanti qu’il arrête l’alcool. Il a un projet de cure mais n’est pas encore prêt, on avance pas à pas. »
Au sein des communautés Emmäus, la question de la dépendance à l’alcool est prégnante. « Normalement, la consommation est interdite, signale Pierre Eliet. Dans beaucoup de communautés, la personne est virée. Ici, on gère au cas par cas, surtout si le compagnon ou la compagne est dans une démarche de soins. » L’interdiction est néanmoins clairement posée, ce qui est important, selon Julie Bacchieri : « Il faut que dans leur tête cela soit prohibé. Pour certains, cela peut justifier l’orientation vers des soins pour leur permettre de rester dans la communauté. » Non spécialisée au départ en addictologie, l’infirmière se forme progressivement à cette thématique. Elle fait aussi le lien sur cette question avec l’hôpital de Semur-en-Auxois, d’autant que les problématiques d’addiction – principalement à l’alcool – et de santé mentale sont souvent interdépendantes.
A l’issue de la réunion, Julie Bacchieri rejoint une pièce au calme à l’étage afin de préparer les injections qu’elle est chargée d’administrer à certains compagnons faisant l’objet d’un suivi psychiatrique. « Cela me permet de faire une évaluation sur les effets du traitement et d’en rendre compte ensuite au psychiatre », précise-t-elle en déballant une seringue. Son implication va cependant bien au-delà de la dimension soignante et du suivi thérapeutique. Ses passages hebdomadaires sont également l’occasion de prendre le pouls de la communauté et des personnes accueillies, dans le cadre d’entretiens individuels. « Il y a des gens pour lesquels on convient, soit avec le responsable, soit avec le médecin personnel, de se voir une fois par semaine, une fois par mois… Après, j’essaie de jongler en fonction de mon temps de présence. Là, par exemple, j’ai laissé dix jours pour souffler à un monsieur qui a été hospitalisé récemment, avec le projet de le revoir plus tard. Parfois, c’est un peu informel, je fais le tour de la communauté, cela permet de prendre la température. Certains ont une demande très claire, d’autres non. Les responsables m’ont informée de difficultés, de changement de comportement, et je leur dis lorsque je pense qu’il y a besoin d’une évaluation. Parfois, il n’y a pas de demande, mais le fait que je ne fasse pas partie de la communauté aide les gens à se livrer davantage. Je peux me rendre compte de problèmes d’addictologie, de dépression, de mal-être. Certains ont juste besoin de parler, de vider leur sac. Mais je reste infirmière et me permets si nécessaire d’orienter vers le psychologue. »
Si Julie Bacchieri avoue « avoir pris une grosse claque » lorsqu’elle a commencé ses interventions à Planay, c’est devenu la dimension de son travail qui la passionne le plus : « Il y a une richesse humaine à laquelle je ne m’attendais pas. » Elle apprécie également les échanges avec les professionnels de la communauté : « L’intéressant, c’est que tout est discuté avec les responsables, note-t-elle. C’est un peu comme une famille. Cela permet d’avoir un autre regard sur les interactions. Ils m’apprennent beaucoup, me soutiennent. » A l’inverse, son intervention et son regard extérieur représentent un apport précieux pour l’équipe. « Nous sommes dans le quotidien, et pas toujours à l’écoute, souligne Rachel Fernagu. Il y a tout le travail de vente, il faut faire tourner la communauté et le magasin de Chatillon. Tandis que Julie, elle, vient pour cela. Ce sont des “oreilles” importantes. Certains compagnons vont davantage se confier à elle. »
La jeune femme explique travailler beaucoup sur l’adhésion des compagnons, même si « ce n’est pas toujours évident avec des gens qui ont été à la rue ». Elle procède par petites touches en allant voir les uns et les autres lorsqu’ils préparent l’espace de vente, retapent des meubles, déchargent une livraison… Des moments plus informels, au cours desquels certains vont plus facilement se livrer, à l’écart du regard des autres. « A force, je connais relativement bien chacun d’eux, même si, avec certains, il n’y a pas du tout de suivi, notamment parce qu’ils ne le souhaitent pas. » En tout état de cause, Julie essaie de « créer du lien » avec tous. Pour Stéphane, arrivé il y a trois ans à Planay après s’être « fait virer » d’une autre communauté Emmaüs, la jeune femme « apporte du sang neuf, de la jeunesse, un sourire… Elle est franchement géniale », déclare-t-il. L’homme de 47 ans, que l’on sent à fleur de peau, n’est pourtant pas du genre bavard et a tendance à se réfugier dans le travail : « Je bosse beaucoup, j’en ai besoin. » Il n’hésite cependant pas à interrompre sa tâche du moment pour témoigner. « J’ai un putain de parcours, j’ai besoin de parler, confie-t-il. J’ai été hospitalisé à trois reprises. C’est moi qui ai demandé à voir Julie. Pendant un temps, j’assistais au groupe de parole[2], mais j’ai abandonné, je n’adhérais pas du tout. Ce que je demande, c’est une oreille attentive, et c’est plus facile avec elle qu’avec Pierre ou Rachel, même si leur porte est toujours ouverte. Elle a le temps, les mots qui vont bien. Ensemble, on cherche des idées, des solutions, on essaie de trouver pourquoi ça déconne. »
Yves aussi a besoin de parler. Agé de 52 ans, il est à Planay depuis l’automne dernier, « le 8 novembre 2016 », précise-t-il. « J’ai rencontré Julie, c’est moi qui ai demandé à la voir. Je me retrouve tout seul, je n’ai plus de parents, ni de frère et sœur. J’ai personne pour partager mes souvenirs. » Il déroule son parcours depuis le jour où il a perdu son appartement, il y a treize ans, les différentes étapes qui l’ont conduit de communauté en communauté, ses problèmes d’alcool : « Avec la picole, c’est les montagnes russes… mais je ne me suis pas enivré depuis décembre 2014. » Yves a un entretien avec Julie Bacchieri une fois tous les quinze jours : « Ça fait du bien de parler, de se confier. J’ai aussi des problèmes médicaux. Je manque de respiration, je suis trop gros. La semaine dernière, Julie m’a proposé de voir un addictologue pour mes problèmes de poids et pour arrêter de fumer. »
C’est notamment parce que les compagnons d’Emmaüs Planay peuvent bénéficier de ce type de suivi que les responsables de la communauté de Nantes, où Yves était précédemment accueilli, l’ont orienté, en concertation avec Pierre Eliet, sur la structure du Nord Côte-d’Or. Laquelle doit par ailleurs s’adapter à une autre caractéristique de son public : un âge de plus en plus avancé. En effet, le turn-over y est faible : en général, les personnes restent huit ans et la moyenne d’âge est passée, en un an, de 52,5 à 60 ans. « Beaucoup de jeunes sont partis, tandis que les autres compagnons prennent de l’âge, relate Pierre Eliet. Le plus jeune a 31 ans, le plus âgé, 89. Ils sont peu nombreux à trouver d’autres solutions et n’ont pas forcément envie d’aller vivre en autonomie. »
Rachel Fernagu, responsable adjointe, résume ainsi cette évolution : « On devient de plus en plus un lieu de vie qu’un lieu de passage, comme cela était prévu au début par l’abbé Pierre. Les personnes vieillissent et n’ont plus envie de partir, c’est devenu leur maison. Et lorsque les gens arrivent à l’âge de la retraite, on ne les met pas à la porte. C’est une orientation que prennent ou non les communautés. »
Une particularité qui ne va pas sans poser quelques difficultés pour l’équilibre économique de la structure, qui vit sans subventions sur le produit de ses activités de récupération, de réemploi, de recyclage et de vente, selon le modèle des OACAS(3). Par ailleurs, si les compagnons cotisent pour la retraite, ils ne perçoivent normalement pas de prestations sociales telles que le RSA ou l’allocation aux adultes handicapés. Il existe cependant des dérogations pour deux ou trois communautés en France, dont celle de Planay : pour compenser le fait que certains compagnons ne travaillent plus autant, voire plus du tout, ceux qui peuvent prétendre à ces allocations la perçoivent et 90 % du montant est reversé à la structure d’accueil dans un fonds mutualisé. Afin de s’adapter à ces évolutions, en septembre 2016, la communauté a ouvert un nouveau lieu de vie également situé à Planay. Aménagé de plain-pied, il permet d’accueillir trois compagnons plus âgés, qui peuvent ainsi continuer à bénéficier d’une certaine autonomie.
D’abord rattaché à la communauté Emmaüs de Dijon, à Norges-la-Ville, l’une des plus importantes de France, le site de Planay a été ouvert en 1994, à une époque où « il n’y avait pas de structure d’accueil et d’hébergement dans le Nord Côte-d’Or », rappelle son responsable, Pierre Eliet. Autonome depuis 2008, la communauté d’Emmaüs Planay-Châtillon-sur-Seine accueille aujourd’hui 27 compagnons (dont 6 femmes), répartis sur trois lieux de vie : 15 d’entre eux vivent sur place, où ils disposent chacun d’une chambre individuelle et prennent leur repas en collectif, 3 autres sont installés à proximité et 9 sont hébergés sur la commune de Puits, à 6 km de Planay, dans une autre ferme constituée de petits logements (du studio au T2), où ils sont ramenés chaque soir par une navette de bus. La communauté compte également un lieu de vie à Châtillon-sur-Seine, qui fait également espace de vente. D’une capacité de 6 personnes, il accueille actuellement un couple d’Albanais et leurs deux enfants.
(1) Il s’agit du centre de postcure Armançon, à Migennes (Yonne), géré par l’Association icaunaise d’hygiène populaire (AIHP).
(2) Le jeudi après-midi, un groupe de parole auquel participent certains compagnons se réunit à l’hôpital de Semur-en-Auxois.
(3) Les organismes d’accueil communautaire et d’activités solidaires (OACAS) sont une catégorie d’entités juridiques créée par la loi du 1er décembre 2008 généralisant le revenu de solidarité active et réformant les politiques d’insertion. Ces entités suivent des règles propres et n’entrent pas dans le champ du droit commun des établissements sociaux et médico-sociaux, ni dans celui du code du travail (absence de lien de subordination et de prestation contre rémunération). En 2010, un agrément national d’OACAS, renouvelé pour une durée de cinq ans en 2015, a été accordé à Emmaüs France pour sa branche communautaire.