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Réinventer les pratiques pour retisser le lien

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Avec la prévention de la « radicalisation djihadiste », les associations de travail social sont confrontées depuis peu à de nouveaux défis. Sollicitées par les préfectures, qui leur adressent des jeunes signalés par un entourage inquiet, elles élaborent des prises en charge pluridisciplinaires, avec les familles. Pour susciter l’adhésion et être efficaces, elles sont appelées à innover et à bousculer leurs pratiques.

« Comment l’offre de Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique] a-t-elle pu trouver une écoute parmi nos jeunes à tel point que certains, animés dès 14 ans par des pulsions de mort, se vivent comme des kamikazes ? Par quels mécanismes notre société produit-elle des gamins pour qui la coupure des liens est telle qu’ils ne se sentent plus de place ici ? », interroge Zohra Harrach Ndiaye, responsable du « dispositif de prévention et de traitement des basculements vers les extrémismes violents » à la Sauvegarde de Seine-Saint-Denis (précédemment ADSEA 93). Comprendre le sens des conduites de ces jeunes, décrypter leur demande pour pouvoir agir, c’est l’enjeu complexe auquel sont confrontées les associations de travail social engagées dans la prévention de la « radicalisation ». Le terme fait débat : « Pour nous, c’est d’abord un symptôme qui cache un enjeu de cohésion sociale. Il faut redonner des perspectives à la jeunesse », résume Anne-Marie Fauvet, présidente du Comité national de liaison des acteurs de la prévention spécialisée (CNLAPS), association dont une vingtaine de services ont monté ou développent, dans plusieurs départements, une cellule dite d’écoute et d’accompagnement des familles(1).

Piloté par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), le volet « prévention » instauré par l’Etat repose sur une plateforme nationale dotée d’un Numéro vert (0800 005 696) par lequel les familles, les proches et autres institutions peuvent signaler gratuitement toute personne qu’ils craignent radicalisée ou en voie de l’être. Une situation qui se manifeste en particulier par des signes de rupture – avec l’école, le travail, les associations ou, pire, la famille. Après une enquête des services de renseignements pour écarter tout danger imminent (acte terroriste, départ sur zone…), l’information est transmise aux préfectures, qui ont élaboré un dispositif adapté à leur territoire et font notamment appel aux associations. « Les préfectures, qui s’étaient un peu éloignées du travail social, comprennent aujourd’hui tout son intérêt et nous œuvrons en bonne intelligence », souligne Anne-Marie Fauvet, pour qui la société civile est devenue un acteur essentiel. Après les attentats de janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo, vécus comme une attaque contre les valeurs de la démocratie, une menace pour le vivre ensemble, décision a été prise d’agir plus en amont. « On a alors reformulé un problème sécuritaire en un problème social. La prévention s’est naturellement recentrée sur les plus “vulnérables” du corps social. Cela s’est traduit par une volonté de mobiliser plus puissamment et plus largement les travailleurs sociaux », analysait Romain Sèze, chargé de recherches à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), lors du colloque « Comprendre et prévenir la radicalisation », organisé le 9 juin à Bordeaux par le Centre d’action et de prévention contre la radicalisation des individus (CAPRI).

Mineurs en danger

A la suite d’un appel d’offres de l’Etat sur tout le territoire, la Sauvegarde de Seine-Saint-Denis est devenue son opérateur unique dans ce département. « Depuis juillet 2015, la cellule préfectorale mise en place, et elle seule, nous adresse les situations pour lesquelles elle estime utile notre prise en charge, pensée à travers notre ancrage en protection de l’enfance », précise Zohra Harrach Ndiaye. Près de 150 cas ont ainsi été transmis. Le « dispositif de prévention et de traitement des basculements vers les extrémismes violents » repose sur trois piliers : appréhender les mineurs en danger concernés ; former une équipe pluridisciplinaire pour croiser les regards et mieux comprendre ; intégrer une dynamique de recherche-action afin d’interroger et d’évaluer le projet en continu. Aux côtés de psychologues et de travailleurs sociaux interviennent un sociologue, une magistrate, un proviseur adjoint, un philosophe, un ex-détenu…

Dans un premier temps, le signalant – en général, la famille – est reçu en entretien dit « exploratoire », mené par un binôme formé d’un assistant social et d’un psychologue afin de saisir la situation. Ensuite, l’équipe se réunit pour esquisser des pistes de travail et proposer un suivi personnalisé. « L’objectif est de travailler le plus vite possible avec le signalant, et aussi avec le signalé, et de retisser des liens intrafamiliaux », précise la coordinatrice sociale(2). La prise en charge est essentiellement thérapeutique. « Le social est un outil pour créer le lien avec la personne, mineure ou majeure. C’est un levier qui part de choses concrètes (papiers, rescolarisation…) pour aller vers autre chose », complète-t-elle. Le travail relève de la cothérapie et ne néglige rien.

Observer « in vivo »

La souplesse est érigée en principe. Les propositions peuvent évoluer pour s’ajuster à de nouveaux besoins. De même, travailleurs sociaux et psychologues peuvent effectuer des entretiens dans des lieux insolites : un kebab, une voiture, la rue… « Venir dans un service social n’est pas toujours facile. Nous allons donc là où c’est possible de rencontrer les personnes. Nous effectuons aussi des visites à domicile pour voir leur lieu de vie », poursuit la coordinatrice sociale. « C’est la toile sur laquelle tous les traumas sont imprimés. Il faut pouvoir observer in vivo, ne pas se contenter de la parole rapportée », ajoute Zohra Harrach Ndiaye.

Si nécessaire, l’« aller vers » s’affranchit souvent des cadres horaires ou intègre d’autres membres de l’entourage, comme les grands-parents. « C’est la souplesse du dispositif qui nous permet d’accéder à ces jeunes et de vraiment les rencontrer », assure la coordinatrice clinique. Ceux-ci viennent volontairement et ne se vivent pas comme radicalisés. Aussi faut-il, pour tenter d’obtenir leur mobilisation, « savoir innover pour les accrocher, aller les chercher là où ils se trouvent physiquement et surtout psychiquement, et faire advenir une demande », résume Zohra Harrach Ndiaye.

« Aller vers » implique enfin de changer ses représentations, ses postures. « Si l’on pense ces personnes comme des gens embrigadés à désembrigader, des radicalisés à déradicaliser, on les raie de leur subjectivité. Or, ils font un choix, même si c’est dans une forme de non-choix », estime la coordinatrice clinique. Il faut aussi ne pas se laisser happer par la fascination ou la sidération face au discours tenu ; atténuer l’asymétrie de la relation ; entendre les implicites. La recherche-action se révèle alors comme un outil essentiel. Elle permet « de se penser en permanence. Elle apporte un étayage et un regard tiers qui empêchent de tomber dans certains pièges de la relation duelle », poursuit-elle.

Le travail avec les familles, quel qu’en soit l’état, est primordial pour mieux comprendre la situation de l’adolescent et les motifs de son comportement. Il permet aussi de rendre les familles « étayantes » et d’ancrer à nouveau le jeune dans son milieu. Certains parents sont désemparés face à un enfant qu’ils ne reconnaissent plus. Pour eux, une permanence téléphonique 24 heures sur 24 a été mise en place et des groupes de parole ont été organisés. « La contextualisation est au centre de nos préoccupations. Nous sommes dans une pensée interactionniste, systémique : il y a pour nous le jeune, le jeune en lien avec sa famille, la famille en lien avec le social, le politique, le monde… Tout cela est pris en compte », précise-t-elle. La Sauvegarde de Seine-Saint-Denis articule ainsi les approches sociale, éducative, psychologique et sociologique. Un impératif, d’autant que les signalements transmis se sont révélés, au fil du temps, plus durs que pensé. « Nous avons beaucoup de situations judiciarisées avec des gamins qui ont de réels projets de départ en zone de conflit, ou mis en examen pour qualification d’association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste, voire incarcérés depuis leur retour de zone et voulant comprendre leur trajectoire », explique Zohra Harrach Ndiaye.

Intervention en amont

A l’inverse, au CAPRI, à Bordeaux, les cas adressés par la préfecture de la Gironde (42 %) ou qui émanent directement des familles ou de professionnels relèvent peu de la radicalisation violente. De fait, cette association agit souvent plus en amont (voir page 29). Elle a pour particularité d’avoir été lancée, en janvier 2016, par la Fédération musulmane de la Gironde, la mairie de Bordeaux et la Société française de recherche et d’analyses sur l’emprise mentale (Sfraem), avec l’appui de la préfecture et des conseils régional et départemental. « On est partis sans a priori, sans se dire qu’il s’agissait d’un problème social, religieux ou autre, avec la volonté d’écouter les personnes et de développer la boîte à outils la plus large possible pour apporter une réponse individualisée », expliquait Marik Fetouh, secrétaire général du CAPRI, lors du colloque de Bordeaux. Aujourd’hui, la petite équipe évalue chaque situation, puis propose une prise en charge psychosociale en complémentarité avec divers acteurs : guidance familiale ou professionnelle, thérapie familiale, suivi social du jeune, intervention pédagogique ou sur le fait religieux… « L’aspect théologique peut se révéler un moteur pour faire adhérer le jeune au dispositif », assure Marik Fetouh. Le tissage de partenariats est au cœur de la démarche. « Ce phénomène nous invite à décloisonner des mondes, souligne Sabra Ben Ali, coordinatrice clinique. Notre défi majeur est de créer autour du jeune des équipes interinstitutionnelles qui intègrent la justice, l’éducation, la sécurité… »

Travail partenarial

La crainte des liens entretenus par les associations avec les services de sécurité peut se révéler un frein à l’adhésion des familles ou susciter la méfiance d’acteurs du social ou du soin. En matière de prévention de la radicalisation, le travail partenarial exige que des règles claires soient établies, car les équipes ont des approches très différentes. « Etre saisi par les préfectures peut prêter à confusion. Mais nous accordons une extrême importance à la déontologie et nous respectons le secret professionnel », insiste la coordinatrice sociale de la Sauvegarde de Seine-Saint-Denis. « La seule limite, c’est lorsque la sécurité publique est engagée », précise la responsable du dispositif. De même, les cellules d’écoute et d’accompagnement des familles (CEAF) liées au CNLAPS ont développé « un important partenariat avec les forces de l’ordre. Il est indispensable que celles-ci évaluent en amont la dangerosité des situations et surtout repèrent si les signalés sont pris dans des réseaux de recrutement, mais rien de ce qui relève du secret professionnel ne filtre », assure Anne-Marie Fauvet.

Bien distinctes des services de prévention spécialisée, ces cellules s’en sont néanmoins largement inspiré. « Quand on a démarré, on a mobilisé beaucoup de ses savoir-faire : l’“aller vers”, le travail avec le jeune en rupture, le travail sur le milieu… Mais là, nous agissons avec un mandat », insiste la présidente. En effet, les CEAF interviennent sur une situation précise à la demande d’une préfecture. « Nous disposons d’une équipe mobile d’éducateurs spécifiques pour éviter toute confusion et ne pas mettre en difficulté nos collègues de la prévention spécialisée dans les quartiers. Nous ne voudrions pas que les jeunes ou les habitants imaginent qu’ils sont en lien avec la police, car cela nuirait à la relation de confiance, voire cela les mettrait en danger », pointe la cheffe de service de la cellule des Bouches-du-Rhône(3).

Une fois la situation transmise, les CEAF contactent le signalant, cherchent à affiner le diagnostic et, par une approche systémique, travaillent avec l’entourage du signalé. « On questionne l’histoire familiale, la place des pères, on repère ce qui a causé des problèmes. Même si chaque cas est différent, on ne se retrouve pas par hasard dans une telle situation, analyse la responsable de la cellule de la Loire. Quand c’est possible, on prend contact avec la personne pour tenter de l’accompagner. » Des groupes de parole sont organisés pour aider les familles à tenir le lien avec leur proche, des chantiers éducatifs sont organisés avec certains jeunes, des partenariats sont tissés avec des imams à même d’apporter leur éclairage sur des points du Coran, ce qui peut être judicieux avec les moins embrigadés. « Nous mettons en œuvre tout ce qui peut renforcer l’entourage des jeunes et ouvrir leur cerveau. Mais certains ont des discours si huilés qu’on n’a aucune prise. Adopter un contre-discours ne fait qu’opposer les personnes. Il faut contourner cela, notamment en faisant intervenir la dimension émotionnelle », observe-t-elle. Lors d’ateliers corporels, par exemple, mais cela n’a rien d’aisé : « Les émotions les terrorisent. La pensée va avec les émotions. Et eux ont coupé la pensée », poursuit-elle. Les professionnels se heurtent à un autre écueil : ils ne peuvent jamais savoir si l’autre est dans la dissimulation, la manipulation, ce qui nuit à la relation de confiance.

« Ne pas laisser de vide »

Se frotter au phénomène de la « radicalisation djihadiste » bouscule les savoir-faire des équipes des CEAF. L’expérience invite à réinterroger, pour les enrichir, les pratiques de la prévention spécialisée. « On s’aperçoit que beaucoup de personnes radicalisées ne viennent pas des quartiers sensibles. Il faut en tenir compte. De même, il importe de penser à la façon de travailler les questions du libre arbitre, du sens, des spiritualités chez les jeunes », explique Anne-Marie Fauvet. Il faut aussi développer la présence de travailleurs sociaux et d’autres « adultes contenants » au plus proche des jeunes, tisser un filet social protecteur, cohérent, qui assure veille et soutien. « Il ne faut pas laisser de vide : c’est la désaffiliation de ces jeunes que cherche Daech. Il faut des gens qui tiennent la route auprès d’eux, de vraies figures d’attachement », analyse la présidente du CNLAPS. Pour elle, la question de fond n’est pas religieuse : « Il n’y a rien de bien nouveau. Des gamins en difficulté s’accrochent à l’offre de Daech comme d’autres ont pu le faire, ou le font, à autre chose : Action directe à une époque, la toxicomanie, les systèmes mafieux. » D’autres formes inquiétantes d’extrémisme sont d’ailleurs déjà à l’œuvre : « La focale est portée sur le radicalisme djihadiste, car dans ce processus les personnes projettent la violence contre la société. Mais, aujourd’hui, des jeunes rejoignent aussi massivement des groupuscules violents xénophobes, s’alarme Zohra Harrach Ndiaye. Les pouvoirs publics seraient éclairés de se pencher sur ces nouvelles radicalités pour les prévenir. »

L’ambiguïté à peine voilée des filles

Un jour en burqa, un autre en minijupe avec un maquillage affirmé… Un jour, dans le rigorisme et l’idée de partir en zone djihadiste, le lendemain dans des conduites de michetonnage… De plus en plus d’acteurs de terrain rencontrent des filles aux comportements désordonnés. « Certaines consomment la radicalisation comme elles ont consommé ou consomment en parallèle, de l’alcool, des drogues, ou comme elles se détruisent dans la prostitution », alerte Zohra Harrach Ndiaye, responsable du dispositif de la Sauvegarde de Seine-Saint-Denis. De même, le CAPRI constate, sur les réseaux sociaux, que nombre de jeunes filles affichent des photos très dénudées… puis adoptent un voile intégral. « On remarque aussi qu’elles ont eu des échanges osés, sur un ton pornographique, avec des inconnus », explique Sabra Ben Ali, coordinatrice clinique. Au CNLAPS, de telles situations sont aussi repérées. Le lien avec un vécu d’abus sexuels non traités par les tribunaux commence à être interrogé. « La Fédération française de psychiatrie dresse le même constat, mais il faut rester prudent, ces situations étant complexes », souligne la présidente Anne-Marie Fauvet. La question du traumatisme sexuel est aussi relevée au CAPRI, en particulier chez les plus radicalisés. « Il peut s’agir d’une agression sexuelle ou d’un contexte incestuel dans les familles avec un besoin de justice », observe Sabra Ben Ali, qui constate une forme d’apaisement lorsque tombe le jugement.

Notes

(1) En ce qui concerne le rapport d’information sur les dispositifs de prise en charge de la radicalisation remis par les sénatrices Esther Benbassa et Catherine Trœndlé, voir ce numéro, page 11.

(2) Pour des questions de sécurité, l’anonymat des intervenants doit être respecté.

(2) Le nom de certaines associations n’est volontairement pas cité.

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