« Par radicalisation, on désigne le processus par lequel un individu ou un groupe adopte une forme violente d’action, directement liée à une idéologie extrémiste à contenu politique, social ou religieux qui conteste l’ordre établi sur les plans politique, social et culturel. » La définition du sociologue Farhad Khosrokhavar, qui fait consensus, retient comme axe central la notion d’idéologie. Dans certains signalements, celle-ci n’est cependant pas présente. Pour autant, le risque de passage à l’acte terroriste n’est pas écarté.
C’est le cas avec les individus qui souffrent de problèmes psychiatriques, auxquels le CAPRI tente d’apporter une réponse. En 2016, ils représentaient 35 % de sa file active et regroupaient les plus âgés. « La personne peut adopter un discours très radical, rempli de certitudes, être en plein délire, se faire le porte-voix de la terreur. Il est essentiel d’évaluer si l’on est face à une pathologie psychique ou à un individu radicalisé : la posture différera complètement », explique Sabra Ben Ali, coordinatrice clinique. Première étape : le diagnostic. « Nous cherchons à connaître les passés de prise en charge pour recomposer le puzzle », poursuit-elle. La plupart ont eu un parcours de soins souvent émaillé de ruptures. Avec les familles, l’équipe se mobilise pour qu’ils bénéficie de soins, ce que facilitent les liens tissés avec la psychiatrie. Toutefois, le manque de structures-relais pèse. La situation des jeunes majeurs malades et recueillis par la communauté salafiste, qui a su, elle, leur donner une place, se révèle d’ailleurs alarmante. « Jusqu’à quand la communauté sera-t-elle contenante ? A quel point cela solidifie-t-il leur pathologie ? Et que se passera-t-il quand ils décompenseront, qu’ils ne pourront plus tenir dans cet espace où ils ont trouvé refuge ? », s’inquiète la psychologue. En l’absence de demande et de passage à l’acte, aucun soin ne peut être prodigué et certains suivis sont bloqués.
Le deuxième profil repéré, qui représente 48 % des signalements, regroupe des jeunes de 16 à 25 ans en situation de vulnérabilité. « Ce sont surtout des convertis qui s’inscrivent dans une forme d’islam intégral. Ils n’ont pas commis d’infraction, mais les familles sont très inquiètes », relève Marik Fetouh, secrétaire général du CAPRI. Parce qu’ils sont exposés au danger du rejet, il importe d’intervenir tôt. « Les relations avec les familles peuvent se tendre et, la conversion étant une période de quête spirituelle, le jeune peut se replier sur le Net et tomber sur quelqu’un qui tentera de le happer en lui faisant miroiter un paradis où vivre à fond sa religion », poursuit-il. Adolescents, ces jeunes sont en période de remaniement identitaire, de transformation du corps, et fragiles. Du fait des risques de rupture avec l’environnement, ils cherchent une béquille. « Ils rencontrent le fait religieux comme ils pourraient rencontrer la drogue, l’alcool ou l’amour, dans une modalité de consommation. C’est un fait religieux qui n’est plus dans le symbolique, mais qui fournit des réponses, un guide de bonnes pratiques, et permet de faire l’économie de la recherche de soi », analyse Sabra Ben Ali, pour qui il importe d’accompagner cette quête identitaire, voire de questionner la dimension religieuse. La prise en charge consiste à décrisper l’entourage – familial, social, professionnel – du jeune pour qu’il ait envie de rester. Elle vise à rassurer les proches, à dissiper les fantasmes pour ne pas nourrir le processus. Certaines familles ont des réactions disproportionnées car l’islam est, pour elles, synonyme de terreur. Voir leur fille adopter le voile ou leur fils prier les conduit parfois à exercer des violences plutôt qu’à tenter de comprendre ce que cherche leur enfant. « La guidance parentale vise à maintenir la capacité de penser dans l’environnement familial », poursuit-elle.
Les 16 % de jeunes en situation de radicalisation violente se caractérisent par une quête identitaire liée à des trajectoires fracassées et des blessures non cicatrisées, qui appellent des réponses urgentes. « Le remaniement adolescent amplifie ces failles et rend cette errance encore plus angoissante », observe la psychologue. La radicalisation est un moyen de calmer ces maux. « Ils n’ont plus de doutes, ils ont trouvé la vérité, ça les apaise. Ils répètent des discours en boucle, on a l’impression d’être face à un mur », témoigne-t-elle. A ce stade, tout lien est rompu et la rencontre devient épuisante. « C’est une lutte perpétuelle avec un objectif humble : réussir à exister à côté », pointe-t-elle. L’accompagnement cherche à réinscrire une chronologie, à donner du sens à la trajectoire, à permettre à la famille de se repositionner pour aller vers le jeune. Pour faire chuter la modalité violente et aider l’individu à retisser du lien social, à recomposer avec l’altérité, le CAPRI articule un parcours de prise en charge en s’appuyant sur le maillage associatif et institutionnel existant. Il l’étaie sans s’y substituer, lui apporte son éclairage, son savoir-faire, son soutien et recherche l’adhésion de l’entourage. « Souvent, il y a eu un passé de prises en charge, y compris des parents, et les familles sont inquiètes. Il faut déconstruire cela, les convaincre de nous faire confiance ainsi qu’à nos partenaires, leur faire comprendre que le jeune a besoin de s’appuyer sur d’autres qu’elles, de s’en séparer un temps », détaille-t-elle. Les suivis visent ainsi à fissurer peu à peu le mur que le jeune a érigé entre lui et les autres, à faire ressurgir la capacité de douter. Des accompagnements longs et qui se heurtent à la temporalité de l’instantané du Net.