A quoi la culture peut-elle servir dans les ESMS ? « Elle contribue au maintien, à la reconstruction et à l’affirmation de l’identité des résidents, répond Nathalie Plantier, directrice de l’EHPAD Notre-Dame-des-Vignes (association Chemins d’espérance), à Albertville (Savoie). En effet, leur offrir en maison de retraite médicalisée la possibilité de poursuivre ou de découvrir des pratiques culturelles et artistiques revient à les aider à trouver leur place dans l’institution en affirmant ainsi leur identité sociale. » En outre, pour exister en tant qu’être social, l’individu a besoin d’être en relation avec l’autre. Or la culture a la vertu de rassembler en invitant au partage et à l’ouverture vers autrui. Dans les établissements du champ de l’insertion aussi,l’accès à la culture participe au maintien de la dignité. « Etre reconnu comme spectateur et acteur, c’est primordial pour la construction et la reconstruction de soi », affirme Laura Slimani, chargée de mission « culture » à la Fédération des acteurs de la solidarité (ex-FNARS). Elle rappelle qu’une étude menée par la fédération montrait que 97 % des directeurs d’établissements pensaient que l’ouverture à la culture, aux loisirs et au sport faisait partie de leur mission(1). Pour autant, même si neuf établissements sur dix offrent des activités culturelles et si les trois quarts d’entre eux ont intégré cette dimension à leur projet associatif ou d’établissement, « la culture n’y est pas encore reconnue au même titre que d’autres axes d’insertion tels que l’emploi, le logement ou la santé ».
Lors de son stage de master 2 en management des institutions culturelles, qu’elle a mené en 2014 au sein de l’EHPAD Notre-Dame-des-Vignes, Nadège Bonnet-Ligeon a souhaité mettre en place un programme culturel à destination des personnes âgées et initier une véritable dynamique culturelle avec les différents acteurs du territoire. Avant cela, elle a mené une étude qualitative visant à identifier les (nombreuses) attentes des résidents, mais aussi celles du personnel. Ainsi, 85 % des salariés déclaraient que, sur le principe, ils aimeraient partager davantage d’activités culturelles avec les aînés et 66 % étaient prêts à prendre part à ces actions dans le cadre de leur travail. Pour répondre à ces demandes, l’étudiante est parvenue, en quatre mois de stage, à monter un partenariat entre l’EHPAD et le service « patrimoine » de la ville pour présenter au sein de la résidence une exposition sur des bicyclettes rétro, à favoriser la venue d’une compagnie théâtrale dans les murs ou encore à organiser une visite guidée du théâtre d’Albertville. « Proposer une offre à destination des résidents ne signifie pas uniquement leur en permettre l’accessibilité, fait valoir Nadège Bonnet-Ligeon. La pertinence de l’offre dépend davantage de l’élaboration d’actions adaptées à ce public. Pour cela, la coopération en amont entre professionnels culturels et acteurs de la gérontologie est indispensable. Il serait donc intéressant de réfléchir à la création d’un réseau favorisant les échanges entre les professionnels de ces deux secteurs »… Une idée forte, mais qui n’a pu se concrétiser après le départ de la stagiaire. « Tout ce qui permet de favoriser l’ouverture de l’établissement vers l’extérieur est à encourager. Hélas, seuls quelques liens – avec l’école de musique, le cinéma, le musée – ont pu être pérennisés, regrette la directrice de Notre-Dame-des-Vignes. Même si les activités culturelles ont été particulièrement bénéfiques pour les résidents, même si je souhaiterais aller plus loin dans cette politique culturelle, ni l’animatrice ni moi n’avons le temps de nous en occuper… Et je n’ai pas non plus de ligne budgétaire pour embaucher une personne dédiée. » Nathalie Plantier ajoute que certains soignants, particulièrement sensibilisés à cette question, sont porteurs de projets, « mais cela reste ponctuel, car ils ne manquent pas de travail et la culture n’est pas la priorité des priorités ».
Un argument que n’entend pas Laura Slimani, pour qui « la culture ne devrait pas être la cerise sur le gâteau » : « Malheureusement, la politique culturelle avance dans les établissements quand une personne est désignée pour s’en occuper ou quand au moins une partie de sa mission est dédiée à cela. Lorsque c’est plus diffus, c’est compliqué d’enclencher une dynamique. » L’autre difficulté, pointe-t-elle, « c’est que cette politique manque de portage. Il n’existe pas de connexion entre le ministère de la Culture et celui des Affaires sociales. D’où le manque de financements dédiés à l’échelle nationale ».
Ces réserves n’empêchent pas de belles actions dans les ESMS. A l’Association de l’hôtel social (LAHSo), qui regroupe à Lyon, entre autres, trois CHRS et des ateliers d’insertion, Christine Vigne, la directrice générale adjointe, encourage toute initiative venant du terrain, afin de valoriser le « pouvoir d’agir » des résidents. « Selon moi, la culture est le vecteur qui permet tout quand rien n’est possible – d’où l’importance de démultiplier l’offre en fonction des demandes et des besoins. Ainsi, à LAHSo, lorsque les personnes hébergées proposent des idées, il faut que nous soyons en mesure de les accompagner. Grâce à des modalités réactives et simples, c’est le cas. D’ailleurs, il y a tellement d’actions culturelles qui sont organisées que je suis sûre que, de ma place, je ne les connais pas toutes, et c’est tant mieux ! », explique cette adepte du management « bottom up » (de bas en haut). Elle poursuit : « Tous les projets qui émergent n’ont pas un grand niveau d’ambition. Cela peut concerner cinq, dix, vingt personnes ou avoir un succès fou, mais l’important est que ça ait lieu. » Une fois que ces projets émergent, ils ont vocation à devenir transversaux à l’association – ce qui est rendu possible par une proximité géographique des établissements. « En général, le dynamisme des uns fait tache d’huile, explique Christine Vigne, d’autant que la plupart sont des actions faciles à mettre en œuvre. » Et de citer une activité autour des percussions appelée Récupercus, des ateliers de slam, des cours de guitare, de couture ou de cuisine créés à la demande des personnes hébergées. « Nous proposons aussi des sorties pour désacraliser les lieux culturels. Des travailleurs sociaux ont eu l’idée de faire des visites de Lyon plutôt que de proposer des sorties coûteuses que les personnes ne pourront pas se réapproprier quand elles sortiront de nos structures. » A LAHSo, la culture prend donc de plus en plus de place, comme le confirme Christine Vigne : « Plus on en fait, plus on a envie d’en faire. »
La démarche la plus aboutie consiste à donner une véritable place à la culture dans le projet d’établissement, comme au CHU Louvel-Tessier, à Paris, où une équipe spécifique est chargée d’assurer la réalisation d’actions et d’événements culturels et artistiques. En outre, l’architecture et les équipements (un auditorium de 50 places, un grand espace d’exposition) font de cette structure – gérée par Emmaüs Solidarité et qui accompagne une centaine de personnes – un lieu dédié à la culture. Youssef Abdaoui, chef de service de l’établissement, explique : « Dans le cadre de la création de notre extension, nous avons pu dégager des moyens financiers pour accroître nos capacités en ressources humaines, et notamment créer un poste de coordinatrice socioculturelle. A ce cadre s’ajoutent une animatrice et une personne en service civique. L’idée est de créer un pôle fort d’accès à la culture sur le site, mais aussi d’en faire bénéficier les autres structures franciliennes de notre association. » Le CHU a mis en place un partenariat avec le Musée du quai Branly, le festival de films documentaires « Le cinéma du réel » (qui y organise des projections hors les murs), les Rencontres photographiques du Xe arrondissement de Paris… Le centre accueille également régulièrement des ateliers d’artistes et propose des séances de pratique théâtrale. Mais ce n’est pas parce que ce type de propositions est émis que les personnes hébergées doivent forcément y adhérer. « Respecter leur liberté, c’est leur donner le choix, leur permettre cet accès, insiste Youssef Abdaoui. Parfois, la simple idée de se dire que l’on peut est satisfaisante. Elles savent qu’à Louvel-Tessier elles ont des personnes ressources vers qui se tourner, que l’on peut leur arranger les transports, leur trouver des tarifs préférentiels… »
Autre structure où la culture occupe une place centrale, l’IEM Charlemagne, à Ballan-Miré (Indre-et-Loire), connu pour avoir initié Mode H voici dix ans. Ce qui a commencé comme un défilé de mode de vêtements adaptés au public handicapé est devenu, au fil des ans, une rencontre chorégraphique de grande ampleur, qui met en scène à Tours des troupes de danseurs alliant artistes valides et non valides, issus de toute l’Europe. Un événement dans lequel l’IEM géré par la Mutualité française Centre-Val de Loire présente deux groupes : des danseurs et une chorale. « La préparation du spectacle s’étend sur dix-huit mois et s’appuie sur un travail d’équipe (les éducateurs, les rééducateurs, l’art-thérapeute), relate Murielle Bonnot, directrice de cet établissement qui accueille 60 enfants handicapés moteurs. Mode H Europe a lancé une dynamique dans l’établissement, si bien qu’on y propose désormais une palette d’activités culturelles à un public en fauteuil souvent tenu à l’écart : les jeunes participent à un concours de bande dessinée dans le cadre du festival d’Angoulême, prennent part à un concours de courts métrages, ont créé TV Charlemagne, sont accompagnés à des concerts à leur demande. « En effet, notre travail n’est pas de leur donner envie de culture élitiste : ces ados écoutent Black M, Louane ou Christophe Maé. Bien que nous aimerions leur faire connaître d’autres choses, il faut garder en tête qu’en dehors de leur dépendance, ce sont des jeunes “comme les autres” ! », insiste Murielle Bonnot. Au point, pour les jeunes majeurs, de pouvoir se rendre seuls à certains événements ? « Les seules limites que je me pose en tant que manager sont sécuritaires. En dehors de cela, les enfants atteints d’un handicap sont capables de bien plus que l’on ne croit. » La politique culturelle est si bien intégrée dans l’IEM que les idées viennent à Murielle Bonnot sans qu’elle ait à solliciter ses équipes. « Mon rôle se limite à superviser et à faire en sorte que les projets existants perdurent ». Cette réussite, ce dynamisme, elle l’attribue à « de bons recrutements » : « Au-delà de la compétence technique pour laquelle ils sont embauchés, je scrute le CV des travailleurs sociaux qui postulent et vérifie, lors de l’entretien, s’ils font preuve d’envie d’ouverture, s’ils ont d’autres connaissances, passions ou compétences à apporter. Des salariés nous ont ainsi fait profiter de leur réseau, qui pour faire venir une troupe de théâtre, qui pour organiser une rencontre autour de la céramique… C’est cette richesse qui permet que le projet “culture” soit porté par tous. Ainsi, si je quitte l’établissement, je sais que d’autres prendront le relais », assure Murielle Bonnot.
Savoir intéresser, motiver les équipes pour qu’elles mettent en marche une telle politique culturelle, c’est la mission du directeur. Dans les IRTS, qui devraient constituer des lieux privilégiés de sensibilisation au rôle de la culture dans le champ du travail social, celle-ci fait rarement l’objet d’un enseignement à part entière. « Aujourd’hui, on forme avant tout des techniciens, C’est dommage !, regrette un directeur de CHU. Il faut redonner du sens et de l’intérêt à l’accès au beau. » « De plus, pointe Laura Slimani, chargée de mission « culture » à la Fédération des acteurs de la solidarité, les travailleurs sociaux ont – comme les usagers – tendance à s’autocensurer, à ne pas se sentir forcément légitimes pour porter ces projets-là. » Dédiée à la médiation culturelle dans le champ social, l’association Cultures du cœur – qui œuvre pour que les plus démunis accèdent aux sorties culturelles et aux pratiques artistiques – propose des formations en direction des travailleurs sociaux pour les aider à mieux appréhender la culture et à optimiser le mode d’accompagnement de leurs publics. « En effet, quand ils proposent à un groupe de résidents d’aller voir un spectacle, ce qui est intéressant, c’est ce que cela crée, ce qu’il y a autour, et mieux vaut pour cela être formé et connaître les problématiques que l’on peut rencontrer, insiste Laura Slimani. Il faut notamment être capable d’anticiper les blocages. »
A l’IEM Charlemagne, Murielle Bonnot envoie volontiers les professionnels en formation sur différentes thématiques : « A leur demande, nous avons récemment formé deux monitrices-éducatrices à la danse adaptée. Elles savent désormais concevoir une chorégraphie adaptée à tous les handicaps, animer des échauffements… Et l’atelier danse qu’elles ont monté par la suite fait partie de leur emploi du temps. » « L’accès à la culture ne doit pas être un plus, mais un aspect de l’accompagnement, ajoute la directrice, qui émet une suggestion : « Pour que cela soit porté et perdure, il faut communiquer le plus largement possible sur ce qui est fait par les usagers, pour les valoriser, eux, mais également les professionnels. On leur démontre par ce biais que ce qu’ils font a un impact. »
• CHRS. Centre d’hébergement et de réinsertion sociale
• CHU. Centre d’hébergement d’urgence
• EHPAD. E tablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes
• ESMS. Etablissement social et médico-social
• IEM. Institut d’éducation motrice
• IRTS. Institut régional du travail social
« Nous sommes devenus des professionnels de la recherche de fonds ! », lâche Murielle Bonnot, directrice de l’IEM Charlemagne. Elle précise que si, auparavant, l’équipe de direction recherchait les financements et montait les dossiers, à présent, les professionnels de terrain sont formés à cela. « Sans les appels à projets, sans le soutien de fondations, nous ne pourrions pas proposer autant d’activités aux jeunes. Il y a bien l’association des parents qui nous octroie de petits budgets, mais l’établissement lui-même n’a pas de ligne pour la culture. Notre chance est qu’il existe pléthore d’offres au niveau national ou européen. Il faut trouver la bonne porte d’entrée, le bon projet au bon moment[1]. » « Il nous est arrivé sur des miniprojets de faire appel ponctuellement à des fondations, fait quant à elle valoir Christine Vigne, directrice générale adjointe de LAHSo. Mais nous avons surtout la chance que Lyon soit une ville très investie au niveau culturel. Nos usagers peuvent assister à des festivals gratuits, bénéficier de places à tarif “éco” grâce à Cultures du cœur ou au Pass’ Région Auvergne-Rhône-Alpes (pour les moins de 26 ans)… »
« Peut-être n’a-t-on pas su taper aux bonnes portes pour trouver les financements, regrette de son côté Nathalie Plantier, directrice de l’EHPAD Notre-Dame-des-Vignes. On aurait peut-être pu faire perdurer le projet avec la troupe de théâtre… » Dans son écrit « L’ouverture à la culture des EHPAD : quels enjeux ? », sa stagiaire Nadège Bonnet-Ligeon avait d’ailleurs conclu que trop peu d’institutionnels s’intéressaient aux maisons de retraite : « Il est indéniable que de plus en plus de projets culturels sont conduits dans les EHPAD depuis l’extension en 2010 à titre expérimental de la convention Culture et santé[2] à l’ensemble des établissements médico-sociaux, mais pas encore suffisamment dans les structures ne dépendant pas d’un hôpital. De plus, on constate une grande disparité dans les territoires, liée à l’implication ou non des collectivités territoriales dans cette politique culturelle. »
(1) « L’accès aux droits culturels : quelles pratiques dans les associations de lutte contre l’exclusion ? » – Voir ASH n° 2764 du 15-06-12, p. 24.
(2) Dispositif mené depuis vingt ans par le ministère des Solidarités et de la Santé et celui de la Culture pour permettre aux publics en milieu hospitalier d’accéder à la culture.