Ce lundi matin, ça discute ferme, pendant la réunion hebdomadaire consacrée à l’examen des situations et à l’organisation des jours à venir. « Que fait-on pour Nolan ? »(1), interroge Magalie Boit, la responsable de l’unité éducative d’hébergement diversifié renforcée (UEHDR) de Roanne (Loire)(2). Le cas de ce jeune majeur, très enclin à raconter des histoires à tout le monde et dont le contrat d’apprentissage vient d’être rompu par un patron mécontent de ses absences répétées, divise l’équipe. Certains éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) prônent une attitude ferme pour que ce garçon, « qui a refusé l’accompagnement qui lui était proposé, se confronte aux réalités », tandis que d’autres préfèrent lui donner une dernière chance afin que le travail mené au cours des trois années de prise en charge ne tombe pas à l’eau.
Cuisinier au sein de la structure depuis plusieurs années, Eric Roumy est de ceux-là. Il plaide pour un maintien de l’accompagnement de Nolan au moins jusqu’au CAP. Proposition retenue. Le jeune sera suivi jusqu’à ses examens, pourra venir travailler à la cuisine avec Eric Roumy plusieurs fois par semaine, et un simple avis sera adressé au magistrat pour l’informer des difficultés rencontrées.
Le tour d’horizon se poursuit avec les démarches à prévoir pour Chloé, qui doit commencer un travail en alternance dès l’après-midi dans une grande surface de Roanne. Discrète et plutôt réservée, la jeune fille est arrivée à l’unité éducative en décembre dernier, après une détention préventive de plusieurs mois dans un établissement pénitentiaire pour mineurs. En attente de jugement, Chloé, aujourd’hui âgée de 19 ans, a d’abord vécu dans une famille d’accueil avant d’être orientée sur un des deux studios d’accès à l’autonomie du dispositif. Ces modalités d’accueil et ces moments de vie différents lui ont permis de s’apaiser un peu et de trouver des nouveaux repères sur lesquels s’appuyer pour envisager son avenir.
Son petit studio avec mezzanine est parfaitement tenu. Aucune trace de vaisselle sale dans l’évier ou de vêtements qui traînent… « C’est la première fois que j’ai quelque chose à moi. Ça me plaît », sourit Chloé. Des « bêtises » qu’elle a pu faire et de son histoire compliquée, elle ne dira pas grand-chose. Elle préfère regarder le chemin parcouru depuis qu’elle est accompagnée par l’équipe de l’UEHDR. « Aujourd’hui, je me sens plus en sécurité et ma façon de voir les hommes a changé. Avant, je ne me serais jamais assise à côté d’un homme », confie-t-elle, avant d’évoquer le travail des éducateurs. « Ils me font partager les expériences de leur parcours de vie et j’essaie de leur demander des conseils pour ma vie d’adulte. Je ne vais pas comparer avec mes parents car, avec eux, ça se passe très mal. »
Comme Chloé, 12 autres mineurs et jeunes majeurs suivis par la PJJ dans le cadre d’une mesure de placement judiciaire – les uns à la suite d’un délit, les autres pour des crimes – sont suivis actuellement par l’équipe de l’UEHDR (11 éducateurs, une psychologue, un cuisinier et une secrétaire administrative). Coanimé à Roanne par Magalie Boit et le directeur de l’établissement de placement éducatif et d’insertion (EPEI) de la Loire, ce dispositif d’un type nouveau est né en 2011 à partir d’une ancienne structure d’hébergement collectif. Son objectif : favoriser une prise en charge des jeunes la plus individualisée possible au moyen d’un éventail élargi de solutions d’accueil.
« Les lieux ont une mémoire, et il a fallu que l’on se dégage de notre ancienne histoire », explique Abel Ouahmane, éducateur, en pénétrant dans l’ex-salle d’activité de l’unité d’hébergement, aujourd’hui transformée en salle de réunion. Seule la présence au plafond d’un crochet destiné à suspendre un sac de frappe pour la boxe rappelle encore le passé de la structure. Idem pour la partie foyer, qui est devenue une résidence éducative. Surtout, il ne faut pas se fier à l’apparente tranquillité des lieux, au silence qui règne dans la salle d’activité du rez-de-chaussée, avec ses deux canapés vides, son baby-foot inutilisé, sa télévision éteinte, et près des trois chambres inoccupées…
Si, pour l’instant, aucun jeune n’est dans la place, la résidence éducative constitue pourtant bel et bien le lieu central de ce dispositif lancé dans le cadre d’une expérimentation de la PJJ. C’est ici qu’atterrissent la plupart des mineurs et les quelques jeunes majeurs confiés à l’équipe. Après que la commission d’admission a accepté une demande d’accueil, le jeune intègre la résidence éducative pour une période d’observation de quinze jours ou d’un mois, en fonction des besoins. Selon leur parcours, les difficultés liées à leur histoire, leur capacité ou non à respecter un certain nombre de règles et leur degré d’autonomie, les jeunes se voient proposer un type d’accompagnement et d’hébergement particulier. L’unité éducative a en effet mis en œuvre un ensemble de prises en charge, de l’accompagnement au sein d’une famille d’accueil à l’hébergement en foyer de jeunes travailleurs, en passant par l’apprentissage de l’autonomie via l’un des deux studios aménagés dans la structure, ou par le placement éducatif à domicile, qui permet de maintenir certains jeunes chez leurs parents.
Elégant, plutôt frêle, un demi-sourire accroché au coin des lèvres qui dissimule tant bien que mal une histoire douloureuse, Léo fait un point rapide avec des éducateurs sur le stage d’assistant de vie aux familles qu’il doit effectuer dans une maison de retraite de Roanne. Initialement placé, pour une agression sexuelle, dans une unité éducative d’hébergement collectif, il y a été maltraité par les autres enfants et sa sécurité ne pouvait plus y être assurée correctement. Une vie familiale devenue trop difficile, la violence et le harcèlement des autres jeunes… Le chemin pour sortir de l’impasse était devenu très étroit. « J’étais déprimé et je me suis renfermé sur moi-même. En plus des bêtises que je faisais, je me suis laissé entraîner dans des histoires par des gens sur Internet », raconte Léo. Le jeune garçon a d’abord séjourné près d’un an chez une famille d’accueil, où il a réappris à vivre avec les autres et à respecter certaines règles, ce qui lui a permis ensuite de s’installer dans un studio de l’UEHDR.
Le placement dans une structure collective ne semblait pas davantage indiqué pour Chloé. « Elle venait de passer un an et demi en détention, dans un environnement de bruit et de violence, et avait peur d’aller au supermarché et de se retrouver au milieu d’autres gens, se souvient Magalie Boit. La diriger vers un hébergement collectif risquait de déclencher des peurs, des phobies. » La jeune femme était en outre déjà majeure, et il était temps de l’engager sur un parcours d’autonomie en lui proposant également d’emménager pour un temps dans un des studios de la structure.
Il n’y a pas de trajectoire type à l’UEHDR, martèlent les membres de l’équipe. Les différentes modalités de prise en charge permettent à tout moment de faire passer un jeune d’un type d’hébergement à un autre en fonction de son évolution ou des obstacles qu’il rencontre. Léo a ainsi été rattrapé par ses idées noires lorsqu’il était dans sa famille d’accueil et a dû être hospitalisé à la suite d’un épisode dépressif. « Dans la mesure où il n’allait pas bien et qu’il peut être très violent envers lui-même, nous avons préféré le faire revenir un temps dans la résidence éducative », explique Magalie Boit. A l’occasion de son deuxième passage dans ce lieu qui fait office de foyer d’observation, Léo a rencontré un jeune avec qui le courant est passé. Il a pu ainsi reprendre pied pour continuer son parcours et faire un pas de plus vers l’insertion en entamant une formation professionnelle et en intégrant un studio d’accès à l’indépendance.
Grâce à cette variété de solutions mises en œuvre, l’équipe offre des alternatives aux prises en charge en collectivité, synonymes de tensions et de violences pour certains jeunes comme pour les professionnels chargés de les accompagner. « Avant, j’avais l’impression de faire du gardiennage, d’être sans cesse en train de les surveiller, confie Eric Roumy. A présent, il n’y a plus ces phénomènes de groupe, les jeunes se sentent moins agressés. Et ils nous le rendent bien. » Les séjours dans des familles d’accueil peuvent ainsi être l’occasion pour les jeunes de retrouver des repères dans un cadre bienveillant et protecteur.
Solange et Serge Crayonnet font partie des 14 familles qui accueillent un jeune de l’unité éducative. Aujourd’hui à la retraite, ce couple de bénévoles engagés depuis longtemps dans la vie associative locale a été le premier à répondre à l’appel de la nouvelle structure(3). « Nous n’avons pas changé notre mode de vie, nous fonctionnons avec eux comme s’ils étaient nos propres gamins. Ce sont des jeunes qui ont des histoires familiales compliquées, et il y a toujours une période d’écoute pour leur permettre de trouver leur place ici. Mais on leur montre aussi qu’il y a des règles », assure Serge Crayonnet. Et quand on lui pose la question de la pertinence de ces prises en charge, celui que les jeunes appellent « papy » évoque, avec un plaisir non dissimulé, les adolescents qui ont été remis sur la route, ceux qui ont eu un parcours scolaire, ont intégré un centre de formation d’apprentis et ont trouvé du travail.
Ancienne institutrice, Françoise Origas Le Moal a sauté le pas en mars dernier, après avoir vu une annonce sur le site Leboncoin. Au terme de plusieurs rendez-vous avec l’équipe, cette retraitée élégante et curieuse des autres a accueilli Maxime, alors en apprentissage dans la région pour devenir charpentier. Moqueries d’un mode de vie qui n’est pas le sien, passage aux repas en coups de vent, chambre où règne le désordre, règles d’hygiène aléatoires… les débuts ont été tumultueux. Mais Françoise s’est démenée pour rapprocher leurs deux mondes en apparence si éloignés. L’humour pour dédramatiser et éviter l’affrontement, une cuisine élaborée pour provoquer la curiosité ainsi que la recherche de sujets de conversation plus proches des centres d’intérêt de l’adolescent ont beaucoup contribué à améliorer les relations. Et lorsque c’est trop compliqué, elle appelle les éducateurs ou la psychologue à la rescousse. « Ils sont là pour rappeler à Maxime que je suis celle qui tient les rênes et fixe les limites. J’adore surtout les moments où la psychologue et un éducateur viennent chez moi pour que l’on confronte nos points de vue sur l’évolution de Maxime et sur la façon d’appréhender certaines situations difficiles. » Et il y a aussi le groupe de parole, animé tous les deux mois par un sociologue, qui l’aide à prendre de la distance, à relativiser et se dire que, « finalement, ça se passe vraiment bien avec Maxime ».
Ces dernières années, l’équipe a développé de nouvelles formes d’accueil, à commencer par le placement éducatif à domicile. Une solution qui trouve toute sa pertinence lorsque les éducateurs estiment qu’un retour du jeune à son domicile, complété par un suivi éducatif renforcé, peut participer à apaiser les relations familiales, à repenser par exemple la place de chacun des parents et la notion d’« autorité ». Elle peut être également envisagée lorsqu’un conflit de loyauté apparaît dans une famille d’accueil. « Les liens qui se tissent entre certaines familles d’accueil et le jeune finissent parfois par créer une sorte d’alliance tacite qui met à mal la distance et le cadre nécessaires à un tel accompagnement », reconnaît Angélique Peyrard, psychologue à temps plein sur l’UEHDR. Pour ajouter un maillon à l’insertion des jeunes accueillis dans les logements de la structure, l’équipe cherche par ailleurs à conventionner des studios de droit commun pour ceux qui ont l’envie et les moyens d’être plus indépendants.
Mais cette souplesse destinée à adapter les parcours éducatifs aux situations personnelles des jeunes implique la mise en place d’une organisation spécifique et une forte mobilisation de l’équipe. Le travail avec les différents partenaires du dispositif nécessite notamment d’avoir une excellente coordination pour que les informations ne se perdent pas dans la nature. Dans le bureau des éducateurs, Abel Ouahmane montre les cahiers de consignes où sont notés tous les éléments marquants de l’accompagnement du jeune. « Ce bureau est le point névralgique de la structure. Tous les coups de fil arrivent ici et les éléments importants, qu’il s’agisse d’un entretien éducatif avec la famille ou d’une convocation, sont consignés dans les cahiers. Chacun peut les consulter à tout moment. » Chaque semaine, un éducateur est également désigné pour s’occuper des relations avec les partenaires qui accueillent les jeunes et pour coordonner les démarches en cours et les activités programmées. Au centre de ce dispositif, la résidence éducative fait figure de point de ralliement, dont la stabilité rassure ces jeunes pris jusqu’ici dans un environnement assez chaotique. En particulier la cuisine, qu’ils fréquentent régulièrement.
C’est le cas de Chloé et d’Emma, venues y déjeuner aujourd’hui. Elles plaisantent avec les éducateurs et s’amusent du surnom qu’elles ont donné à l’un d’eux, pendant qu’Eric Roumy fait passer les plats qu’il a préparés. Dans le fonctionnement de l’unité, l’homme incarne une sorte de continuité à laquelle les jeunes sont sensibles. Il forme certains d’entre eux lors des ateliers cuisine, en embarque d’autres pour des petits travaux de bricolage dans la résidence, discute nutrition ou hygiène et les écoute… « Pendant les cours de cuisine, il n’y a plus de barrière entre jeunes et adultes, et ils racontent plus facilement ce qu’ils ressentent, résume Eric Roumy. Je suis en quelque sorte un moyen pour faire passer un message à l’équipe éducative. »
La résidence éducative propose également tout au long de l’année des ateliers d’art-thérapie ou axés sur le bien-être et l’estime de soi. « Les jeunes que je vois au cours des entretiens ou dans les ateliers que je coanime avec un éducateur ont souvent tendance à se voir à travers les actes qu’ils ont commis, observe Angélique Peyrard. Le regard négatif des parents sur nombre de ces jeunes crée chez eux une faille narcissique énorme. » La psychologue intervient donc également auprès des parents pour leur faire comprendre que « ce n’est pas parce que leur enfant a commis des mauvais actes que c’est une mauvaise personne ». Chloé projette à présent de s’installer en colocation avec son copain et, pour Léo, la prochaine étape pourrait prendre la forme d’un foyer de jeunes travailleurs ou d’un petit appartement en ville. Des signes d’insertion encourageants, qui pourraient peser favorablement dans la balance lorsqu’ils passeront devant le juge…
Au cours de l’année 2016, l’UEHDR de Roanne a accueilli 33 jeunes, dont 22 nouveaux arrivants. Dès leur arrivée, les partenaires sont sollicités pour les accompagner dans leur insertion. Parmi les 14 jeunes qui sont suivis par la mission locale, un a signé un contrat d’avenir, un autre a été intégré au dispositif « Garantie jeunes » et cinq ont suivi des formations. Cinq étaient également en apprentissage. D’autres, enfin, ont participé à des chantiers espaces verts ou ont donné un peu de leur temps aux Relais du cœur de Roanne. « Cette bonne dynamique est contagieuse, elle motive ceux qui arrivent. Et, au bout du compte, il y a beaucoup moins de récidives », assure Magalie Boit.
(1) Les prénoms des jeunes ont été changés.
(2) UEHDR de Roanne : 34-36, rue Cugnot – 42300 Roanne.
(3) Les familles d’accueil perçoivent une indemnité journalière de 36 €.