« La disparition des grandes figures du travail social(2), héritières des progrès sociétaux d’après guerre, nous amène à nous interroger ce qui se passe dans notre secteur. On ne voit plus ou l’on n’entend plus guère de collectifs NRV (Nous restons vigilants), de groupes de travailleurs sociaux engagés ou enragés dans la refondation du sens de leurs métiers. Nous sommes loin d’appeler, comme il y a plus de dix ans, à des états généraux et généreux du social. Nous sommes loin des doléances, des revendications et des proclamations. Sans doute ne faut-il pas le regretter, si l’on considère combien ces démonstrations et proclamations sont restées incantatoires et ne nous ont en rien épargné la lente déconstruction et neutralisation de notre secteur. Mais le silence qui s’est installé après cette période de revendications et de professions de foi dans nos métiers et dans nos pratiques est devenu, à ce jour, assourdissant. Aujourd’hui c’est dans la plus totale anesthésie générale que des pans entiers de nos institutions et de nos métiers s’effondrent sous nos yeux et ne génèrent que de l’apathie. Aujourd’hui, les travailleurs sociaux s’habituent à refuser d’agir pour l’enfant à la rue, pour la mère en difficulté, pour les adolescents abandonnés, et s’accrochent à des justifications invraisemblables. La prévention spécialisée s’effrite de toute part. Les MJC (maisons des jeunes et de la culture), les centres sociaux font des plans de licenciement et ferment de toutes parts, ou se transforment en simples services socioculturels dorénavant soumis et limités aux lubies des équipes municipales.
Les institutions du champ social n’échappent pas aux phénomènes jadis réservés aux entreprises : regroupements, redéploiements, licenciements, non-remplacements… Tout est bon pour installer les équipes et les structures dans une ambiance de mutation perpétuelle. On occupe les acteurs et les équipes avec des réorganisations permanentes, des changements continuels de tout… Pendant ce temps, bien entendu, rien ne change vraiment, surtout pas les réalités sociales de précarisation, d’exclusion, de non-prise en charge, qui explosent. Mais les voit-on encore depuis que les institutions sont closes, protégées par Vigipirate, des digicodes et des rendez-vous pris sur Internet ?
L’école, même publique, trouve une fois de plus son avenir dans son passé pour les enfants du peuple (renforcement des fondamentaux, de l’instruction « par cœur », de la morale, réhabilitation de l’uniforme…), tandis que pour les enfants de la bourgeoisie on entend multiplier les filières valorisantes (langues, sport, musique, voyages européens…). Ce qui choque le plus, c’est le silence des acteurs eux-mêmes, comme si ces derniers étaient rattrapés, occupés par des postures uniquement corporatistes et défensives. Déboussolés, les professionnels sont aujourd’hui fortement incités à réclamer davantage de protection contre leurs publics que d’ambitions de la part des décideurs politiques.
Le secteur social est menacé d’une double mort. Une première, violente, est orchestrée par une offensive économique et idéologique directement dirigée contre lui et qui atteint un niveau sans précédent. La seconde est instillée par le consentement des acteurs sociaux à leur propre perte, par leur adhésion progressive aux idées et aux thèses qui nient le sens même de leur travail. A chaque fois qu’un professionnel reprend le discours des idéologies contraires à ce qui fonde son métier, à chaque fois qu’il adhère aux idées de “sélection”, de “mérite”, d’“égalité des chances”, de “neutralité”, d’“absence de droits”, alors il travaille à sa propre perte, à sa propre disparition.
Les discours les plus entendus peuvent bien faire appel à la vigilance, voire à la résistance, ils sont en général proférés quand, justement, on ne résiste plus et qu’on a déjà renoncé à tout. Résister, c’est constituer ce contre quoi on se bat comme plus fort que soi. Notre secteur, nos pratiques n’ont pas besoin de résistance, ils ont seulement besoin d’exister. Cela repose sur des réalités dont nous n’avons plus l’expérience : créer, fonder de nouvelles pratiques de notre propre autorité, oser, initier, entreprendre, s’engager, abolir les distances, enlever les barrières qu’on a érigées entre nous et nos publics. Tant que nous nous sentirons plus proches des politiques et des décideurs, qui sont les ennemis de nos métiers, que des précaires, avec lesquels on nous fait peur et que nous tenons à l’écart, nous collaborerons à notre propre destruction.
D’autres voies sont possibles. Elles sont illustrées aujourd’hui par des acteurs qui ont choisi de travailler en dehors des institutions et des structures, directement auprès des publics et des groupes les plus exclus. Ces expériences reposent sur des pratiques non formelles, généralistes, qui affirment comme principes la gratuité, l’inconditionnalité et la durée des actions. Elles sont autant nécessaires que peu soutenues ; autant urgentes que menacées ; mais elles ont une force qui les porte et leur donne de la voix. Elles donnent vue et prise sur une réalité sociale qui, sinon, échappera bientôt à tout contrôle.
Aujourd’hui, il faudrait que nous, acteurs sociaux, éducatifs, travailleurs sociaux, apprenions à exister de nouveau, c’est-à-dire à cesser d’avoir peur de nos ombres, de nos publics, de nos règlements… Il faudrait que nous apprenions enfin à devenir les ingénieurs de nos propres pratiques ; à ne plus demander en permanence des autorisations pour tout avec le secret espoir que nous ne les obtiendrons pas et qu’ainsi nous ne prendrons aucun risque. Nous devons apprendre à nous autoriser nous-mêmes, apprendre à oser, apprendre à faire, à prendre des initiatives.
Le champ de la pédagogie sociale propose aujourd’hui un tel renouvellement des pratiques, en proposant aux acteurs des postures et des manières d’agir adaptées aux temps de la précarité. Les pédagogues sociaux vont au-devant de leurs publics. Ils sortent des institutions. Ils investissent les espaces en friche, de la socialité, de l’économie, de l’environnement ou de la politique. Ils reconsidèrent les fondements trop rarement questionnés des bases théoriques et pratiques du travail social. La question souvent clivante de la professionnalité est remplacée par la notion d’engagement dans l’action, qui réunit enfin dans une même catégorie d’“acteurs sociaux” des professionnels, des volontaires, des bénévoles et des “bénéficiaires”.
La notion stérile de “distance professionnelle” est aussi remise en cause et remplacée par la notion de “proximité” – affective, sociale, culturelle, géographique, stratégique, politique… La dictature du projet, du fait de ses impasses, est également remisée : on peut enfin s’intéresser aux problèmes, dans ce qu’ils ont de dynamique, de complexe et de créatif. L’acteur social peut enfin accéder à des idées dérangeantes mais nécessaires, comme l’implication des institutions et des mesures sociales dans la production des problèmes sociaux qu’on se propose de “traiter”. Ce même acteur social peut explorer des idées dérangeantes mais fécondes, comme se demander si ce que l’on prend pour des problèmes sociaux ne seraient pas parfois aussi des débuts de solution.
Pour ce nouveau travail social, il faut aussi de nouvelles formations et de nouveaux terrains d’expérimentation. Il serait vain de les attendre des institutions ou des centres de formation en place. Il nous faut créer les uns et les autres par nous-mêmes, en dehors. A Longjumeau, à Chilly, à Saint-Etienne, à Grenoble, à Nantes, nos associations réunies à travers un chantier de pédagogie sociale accueillent, forment, accompagnent les individus et les groupes qui innovent. »
(1) Cofondateur de l’association Intermèdes Robinson, qui agit à Longjumeau (Essonne) dans le développement social communautaire (