Elle est née dans un contexte très particulier, celui des attentats en France et en Europe, qui ont conduit à pointer un miroir grossissant sur les jeunes issus de l’immigration. Alors qu’en 2011, lors du « Printemps arabe », les médias et le grand public ont découvert et salué une jeunesse connectée et engagée dans des actions militantes hors de leur pays de résidence, aujourd’hui cet « engagement transnational » est passé sous silence et les jeunes immigrés ne sont considérés que sous le prisme de la radicalisation ou du « djihadisme fondamentaliste ». On évoque leur supposée perte de valeurs républicaines et on les incite à participer à des actions citoyennes. Pourtant, beaucoup d’entre eux s’engagent depuis de nombreuses années hors des frontières nationales dans des causes tout à fait nobles et justes, qui n’ont justement rien à voir avec la radicalité. Mon étude n’a pas vocation à être représentative, elle vise simplement à lever le voile sur cette jeunesse que l’on n’entend pas assez et que l’on connaît très peu parce que beaucoup d’interlocuteurs parlent à sa place.
J’ai interviewé 35 jeunes femmes et hommes, âgés de 22 à 33 ans environ, dont la majorité sont étudiants. Ils proviennent plus généralement des pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne. Les descendants d’immigrés mobilisés dans des actions internationales se distinguent peu de la population générale, où 33 % des personnes actives dans le secteur associatif sont diplômées du supérieur. Cependant, mon enquête a inclus des jeunes sortis du système scolaire. Il n’y a pas de profil type de cette jeunesse ; en revanche, je distingue deux formes d’engagement : l’une est plutôt en réaction, l’autre, dans l’action.
L’engagement transnational en réaction est fortement corrélé à des situations discriminatoires, racistes, abusives, stigmatisantes… subies par les jeunes au quotidien dans l’espace local et, éventuellement, alimentées par des difficultés d’ordre socio-économique. C’est parce que certains d’entre eux ne se sentent pas acceptés en France qu’ils orientent une partie de leurs activités vers d’autres horizons, en s’engageant notamment dans des associations humanitaires à l’étranger. Ils sont souvent issus des quartiers populaires, peu ou non diplômés, et tentent de trouver des ressources là où ils peuvent afin que la question de leurs origines ne soit pas un inconvénient mais un avantage. L’engagement dans l’action est plus en lien avec des événements survenus dans le pays d’origine : changement de régime politique, conflit, catastrophe naturelle… Cela a été par exemple le cas en Tunisie avec la « révolution du jasmin », qui a engendré de nombreuses vocations militantes en faveur de la démocratie chez les jeunes d’origine tunisienne vivant ici. Ce type de mobilisation concerne plutôt des jeunes diplômés et issus des classes moyennes et supérieures. Elle s’appuie sur des réseaux d’associations de migrants, de défense des droits de l’Homme, des partis politiques… Si une forme d’engagement part plutôt de ce qui se passe localement et l’autre de ce qui se passe dans le pays d’origine, les deux sont complémentaires et il arrive que les jeunes soient investis sur les deux terrains à la fois.
Ils citent deux motivations quand on les interroge : le plaisir personnel d’agir et l’éthique ou la solidarité, au sens où ils ont le sentiment de faire quelque chose de désintéressé pour les autres. « J’apprends plein de choses que je n’aurais jamais apprises ailleurs et, en même temps, ça permet à des gens de vivre mieux », disent-ils. L’engagement leur offre aussi des opportunités de stages, de missions de service civique, voire de travail. Dans un contexte marqué par des difficultés d’accès au premier emploi – dont les jeunes descendants d’immigrés sont particulièrement victimes –, c’est un atout. Ils acquièrent également des compétences, notamment en termes de gestion de projet, de recherche de financements, de prise de contacts, de langues… qui permettent de compléter et de valoriser leurs connaissances. Pour les jeunes des quartiers qui se sentent parfois exclus, les activités militantes, humanitaires ou associatives sont un levier qui modifie le regard qu’ils portent sur eux : ils passent d’un sentiment d’échec à une meilleure estime de soi. Ils se sentent reconnus comme des acteurs à part entière, y compris aux yeux des responsables locaux. Les élus peuvent être intéressés par des jeunes ayant une influence au plan associatif car ils ont une capacité à fédérer du monde autour d’eux. Certains, d’ailleurs, s’engagent sur des listes électorales.
Il n’y a pas de règle. Certains en ont, d’autres pas. Mais la généralisation des outils numériques joue un rôle crucial dans le rapprochement entre les espaces d’origine et ceux de résidence. Les forums, les sites web, les blogs, les réseaux sociaux transforment les représentations du migrant déraciné qui prévalaient autrefois en celles de migrant connecté et instigateur de nombreux échanges entre les sociétés d’accueil et d’origine. Avec Internet, la localisation des individus devient secondaire. Pour autant, l’imprégnation familiale est essentielle dans l’engagement transnational, surtout chez des descendants d’immigrés qui s’investissent dans l’action politique ou culturelle. Leurs parents ou des membres de leur famille sont parfois des réfugiés politiques ayant été obligés de quitter leur pays en raison de leurs activités militantes. Ils agissent comme des « porteurs de mémoire ». Mais outre l’influence de cette filiation parents-enfants, l’engagement peut se faire aussi par procuration à travers des réseaux amicaux. C’est particulièrement le cas chez les jeunes dont les parents ont misé sur une assimilation dans le pays d’accueil qui passe par l’abandon de la culture d’origine. Les amis peuvent alors représenter une source d’informations et agir comme des « passeurs d’histoire ».
On parle souvent des origines sous forme d’assignation identitaire. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir que, par leur engagement transnational, ces jeunes reconstruisent leur origine, se la réapproprient. Il n’y a aucune incompatibilité entre l’origine ancestrale à laquelle la société les ramène tout le temps et cette intégration très forte qu’ils revendiquent au quotidien. Les jeunes descendants d’immigrés sont français, ce que la terminologie « jeunes issus de l’immigration » ou « de seconde génération » esquive, en faisant fi de l’universalisme républicain censé être indifférent aux différences.
Le fait que les jeunes immigrés aient un engagement transnational aboutit souvent à conclure qu’ils ne pourraient pas bien s’intégrer en France. Cette approche dichotomique et cloisonnante laisse peu de place à la nuance. Or il n’y a pas d’opposition. Au contraire, les jeunes peuvent être engagés là-bas et intégrés ici. Il s’agit véritablement d’une citoyenneté sans frontières. En effet, plusieurs études ont montré que, loin de s’exclure, les niveaux national et transnational tendent davantage à s’additionner et à s’autoalimenter. Les jeunes que j’ai interviewés défendent l’idée d’une citoyenneté cumulative plutôt qu’exclusive, qui se situe dans une recherche de cohérence entre l’international et le quartier. En ne se focalisant que sur l’intégration dans le pays de résidence, on a tendance à oublier que les jeunes immigrés revendiquent aussi ce rapport au pays d’origine. Cette question de la double appartenance est fondamentale. D’autant que le militantisme transnational peut favoriser une plus forte implication locale. Et que s’ils revendiquent une double citoyenneté, ils ne revendiquent pas une double nationalité.
Propos recueillis par Brigitte Bègue
Le sociologue Laurent Lardeux est chargé d’études et de recherches à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP). Il est l’auteur de plusieurs études sur l’engagement des jeunes, dont la dernière en date s’intitule « L’engagement transnational des descendants de migrants, une citoyenneté sans frontières ? » (INJEP, janvier 2017).