Oui, en tout cas dans les statistiques qui nous renseignent sur la délinquance enregistrée. Les adolescentes ne représentaient en 2013 que 17 % des mineurs condamnés. Elles sont encore moins nombreuses à être prises en charge par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), dont elles ne constituent que 10 % des effectifs. Cela est notamment dû au fait que les filles sont généralement maintenues plus longtemps dans le système de protection de l’enfance que les garçons.
Quelque chose que l’on retrouve chez les jeunes de la PJJ en général, garçons ou filles : ces adolescentes ont eu des parcours très chaotiques, jalonnés de traumatismes de l’ordre de l’abandon ou de la mort d’un proche et dans lesquels elles ont souvent été victimes de violences, y compris sexuelles. Les jeunes filles rencontrées sont également très nombreuses à avoir connu un placement au civil, quasiment dès la naissance pour quelques-unes d’entre elles, avec des retours en famille qui se sont la plupart du temps soldés par des échecs, voire qui ont été l’occasion de vivre de nouvelles violences. Cela pose la question de la sacralisation du lien de filiation, alors que la filiation est parfois dans ce que ces jeunes ont construit dans le milieu de vie qui leur a été proposé. Par exemple, une jeune fille incarcérée nous a expliqué avoir été retirée à la famille d’accueil à laquelle elle était très attachée pour cause de mise à la retraite de son assistante familiale, qui avait atteint l’âge de 60 ans. Pour cette gamine, c’est comme si elle avait de nouveau perdu sa mère. Ce type de déplacement est d’autant plus dramatique qu’il est souvent justifié par le projet de rapprocher les jeunes d’une famille biologique qui ne s’occupe absolument pas d’elles.
Le passage au collège a constitué un tournant décisif dans leur relation aux autres. A l’école primaire, elles avaient des facilités, des résultats plutôt bons, elles se sentaient soutenues par leur instituteur. A l’arrivée au collège, elles éprouvent un sentiment de perdition, ne se retrouvent pas dans les codes sociaux de l’établissement. Les jeunes filles évoquent souvent la question de leur place : elles n’ont pas réussi à trouver la leur. La plupart du temps, elles n’en avaient déjà pas dans leur famille – ou alors pas forcément la bonne, par exemple celle de la « petite maman » de la fratrie. Alors on peut imaginer que, dans les institutions et dans l’espace social, elles aspiraient à un autre type de place, parfois peut-être à un lien privilégié avec un adulte, aussi. Lors d’un décrochage, intervenu en sixième ou en cinquième, les mineures étaient nombreuses à être confiées à l’aide sociale à l’enfance (ASE). On peut se demander comment l’ASE a géré cette déscolarisation et a accompagné les adolescentes, alors qu’elles accédaient à la puberté, et aux changements qui y sont liés. Avant qu’elles rencontrent la sphère pénale, vers 15-16 ans, elles ont traversé plusieurs années marquées par des bagarres, des vols, l’alcoolisation, des expérimentations diverses, sans que ces comportements apportent une réponse constructive, en tout cas du côté judiciaire. Quand celle-ci a fini par se produire, j’ai souvent constaté un écart surprenant, que les intéressées ont verbalisé, entre ce qu’elles ont posé comme actes – des faits gravissimes : violences, séquestrations, agressions sexuelles, actes de barbarie… – et ce qu’elles en attendaient : de l’affection. Parfois, le jour de l’audience chez le juge, ou après une crise, elles pleuraient dans les bras de la cheffe de service du centre éducatif fermé ou se jettaient au cou de la surveillante de la prison. On voit bien, derrière leurs passages à l’acte, des interpellations qui viendraient dire quelque chose de certaines souffrances ou mériteraient un discours pour les mettre en sens. Peut-être la pénalisation autorise-t-elle, un moment, ces jeunes à régresser, à exprimer leurs besoins de petites filles auxquels, la plupart du temps, le milieu n’a pas répondu.
Plusieurs adolescentes ont raconté avoir intensifié les actes délinquants, qui les mèneront à un placement pénal, durant leurs hébergements en foyers de l’enfance – le plus souvent non mixtes – et surtout durant leurs fugues, plus ou moins longues, de ces établissements. Dans ce cas, le groupe déjà constitué a pu les conduire à opérer entre filles. Mais la grande majorité de leurs délits ont été commis avec des garçons. Elles ont fréquemment rencontré dès le collège une bande de garçons avec laquelle elles ont connu une forme d’émancipation. Les adolescentes rencontrées manifestent une aversion pour « les filles », c’est-à-dire pour les représentations sociales qu’elles ont intégrées – et dont elles ont, peut-être aussi, fait les frais : les filles, c’est gnan-gnan, ça fait des chichis, c’est jaloux, c’est compliqué. Malgré tout, elles revendiquent et affichent leur féminité, mais différemment des modèles proposés autour d’elles : pas question d’être perçues comme des « garçons manqués ». Ainsi, elles volent pour s’acheter des vêtements, du maquillage, et sont souvent inscrites dans des relations de couple avec une forte division sexuée des tâches. Notre recherche rompt avec une perception stéréotypée de la délinquance des adolescentes, liée à une absence supposée de féminité. Il n’y a pas, à notre sens, de singularité dans les actes commis par les jeunes filles, mais ces dernières ne sont pas pour autant dans un mimétisme des pratiques masculines. Même si, du fait de leur nombre, les garçons constituent la norme de la délinquance, les filles qui arrivent dans nos institutions ne sont pas des mecs comme les autres. C’est pourquoi nous devons réfléchir aux pratiques à développer pour les accueillir.
Il est perçu comme plus complexe et moins gratifiant qu’avec les garçons par les professionnels du secteur socio-éducatif et de l’administration pénitentiaire. Peut-être l’est-il réellement, car les mineures qui arrivent à la PJJ sont bien plus tardivement pénalisées que les garçons, et pour des faits plus graves. Aussi peuvent-elles sans doute présenter une intrication accrue de difficultés. Cependant, je crois surtout que ce qui se joue avec elles est de nature différente qu’avec les garçons et suscite nombre d’appréhensions et de préjugés chez les professionnels. Ces derniers manifestent beaucoup d’inquiétude sur la mise en danger des adolescentes en ce qui concerne la violence et la sexualité. Comme pour les filles du Bon Pasteur au XIXe siècle, on craint une sexualité qui échapperait au contrôle(1). C’est pourquoi, en prison, il s’agira de ne pas mettre dans la même cellule des filles présumées homosexuelles, par exemple. On craint aussi qu’une jeune ne séduise un éducateur, alors que ce ne doit pas être plus fréquent qu’une éducatrice qui s’amourache d’un adolescent. Quant à la violence des filles, elle suscite une telle sidération que certains professionnels préfèrent ne pas lire les dossiers. Il leur serait, sinon, insupportable de travailler avec les auteures de ces atrocités. Il y a une double transgression pour les femmes violentes : de la loi et de la loi morale. C’est donc peut-être doublement difficile à entendre. Ce qui est aussi problématique pour les professionnels, femmes ou hommes, c’est d’être sollicités par les jeunes filles dans un rôle maternant, auquel ils n’ont pas été préparés. Comme on accueille essentiellement des garçons, on a construit des valeurs éducatives et des postures professionnelles plutôt autour de la virilité. La séparation d’avec les figures parentales est très complexe chez les filles. La relation éducative est parfois une occasion pour elles de se réparer ou de repartir dans une dynamique d’évolution par rapport à cette question, il serait important d’y être formé.
Le professionnel est son propre outil de travail, c’est à partir de lui qu’il exerce des réflexions, des interprétations et des traductions des manifestations de l’adolescente. Il me semble donc important d’accompagner les intervenants à réinterroger leurs grilles de lecture, notamment au travers du prisme du genre, et de les aider à sortir des théories implicites, de la naturalisation, de la répétition de certaines assignations.
→ Réalisée pour la mission de recherche « Droit et justice », cette « Analyse de la délinquance des filles mineures et de leur prise en charge » s’est déroulée sur 18 mois et a été finalisée en mai 2016.
→ Elle repose sur des entretiens avec 31 jeunes filles qui ont fait l’objet d’une mesure ou d’une sanction pénale par la justice des mineurs, recrutées sur la base du volontariat, et avec des professionnels travaillant auprès d’elles. Ces entretiens ont été complétés par la lecture des dossiers des intéressées et par des observations in situ.
→ Quatre des jeunes filles rencontrées étaient prises en charge par la PJJ en milieu ouvert, treize en centre éducatif fermé, et quatorze en maison d’arrêt. La plus jeune avait 15 ans ; les plus âgées avaient 19 ans, mais avaient été sanctionnées pour des faits commis au moment de leur minorité.
→ Ce travail peut être consulté sur le site du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP), cesdip.fr.
(1) Voir sur ce sujet le livre de Véronique Blanchard et David Niget Mauvaises filles, incorribles et rebelles – Ed. Textuel, 2016 – ASH n° 2987 du 9-12-16, p. 43.