Les acteurs concernés par la protection de l’enfance paraissent « frustrés de ne pas réussir à mieux répondre aux objectifs fixés par les dernières lois, qu’ils semblent [pourtant] plébisciter ». C’est l’un des constats dressés par l’Observatoire national de l’action sociale (ODAS) et le Journal des acteurs sociaux (JAS), à la lumière d’une étude qu’ils ont menée au printemps 2017 auprès de 2 001 professionnels. Ils en ont dévoilé les résultats(1) lors des 10es assises nationales de la protection de l’enfance, organisées à Paris les 3 et 4 juillet. La plupart des répondants au questionnaire sont des travailleurs sociaux (60 %), devant le personnel administratif (21 %) et les professionnels de santé ou psychologues (9 %). Les magistrats, élus locaux, enseignants et animateurs sont peu représentés (2 % à eux tous).
Dix ans après la loi du 5 mars 2007 qui a réformé la protection de l’enfance, ils ont été invités à dresser son bilan. Seuls 21 % constatent sur la décennie une progression de l’« impact sur le devenir des enfants », alors que 37 % décrivent une régression et 34 % une stagnation. « La protection de l’enfance répond-elle mieux aux besoins de l’enfant ? » A cette question, 47 % répondent « oui », 48 % répondent « non », avec un jugement un peu plus positif pour les mesures en milieu ouvert que pour les placements. Certains aspects de la réforme recueillent l’adhésion : une nette majorité (61 %) juge qu’en dix ans, le repérage des situations préoccupantes s’est amélioré, de même que l’évaluation des situations (53 %). Pour 74 %, les liens familiaux sont « davantage préservés » et 59 % estiment que l’intérêt de l’enfant guide plus de décisions.
Sur d’autres points, les avis divergent. Selon 51 % des professionnels, les enfants sont à présent « davantage entendus sur les décisions qui les concernent », mais 42 % répondent le contraire. Près de la moitié (44 %) jugent que les relations entre les familles et les acteurs de la protection de l’enfance se sont améliorées, 42 % sont d’avis opposés. Pire, en prévention, 41 % des professionnels dépeignent une régression, là où 32 % ont vu des progrès et 27 % une stagnation. Plus des deux tiers notent une dégradation ou un statu quo en matière de « construction cohérente des parcours ». Quant aux mineurs non accompagnés, 54 % des répondants pensent que la protection de l’enfance n’a pas su s’adapter à leur « prise en charge croissante ».
Pour la plupart des professionnels, il faut encore améliorer la coordination entre les acteurs de la protection de l’enfance au sein des départements et les partenaires extérieurs (justice, éducation nationale…). Alors que la réforme de 2007 recherchait un rééquilibrage en faveur des mesures administratives plutôt que judiciaires, seuls 36 % répondent que cela a fonctionné. Plus rassurant, une majorité d’entre eux (53 %) ont observé une diversification des modes d’intervention en protection de l’enfance.
Lors des assises, plusieurs orateurs ont commenté ces résultats. « Il y a une diversification de l’offre, on innove, mais à l’usage on se rend compte que nos modes de prise en charge restent cloisonnés, il est difficile de faire du transversal entre les différents acteurs », a pointé Brigitte Mevel Le Nair, directrice « enfance-famille » du conseil départemental du Finistère. Pour autant, si les partenariats « sont parfois insuffisamment formalisés », les professionnels apportent en pratique des « regards pluriels » pour améliorer les situations des enfants, a décrit Marie-Paule Martin-Blachais, qui a récemment présidé le comité d’experts sur les besoins fondamentaux de l’enfant en protection de l’enfance(2). Elle a invité à « regarder du côté du verre à moitié plein », jugeant que la protection de l’enfance est un dispositif « efficient » pour « beaucoup d’enfants ».
L’étude comporte un focus sur le déploiement d’outils rendus obligatoires par la loi de 2007. Si 45 % des acteurs affirment que le projet pour l’enfant (PPE) est réalisé dans leur département, 26 % disent qu’il est encore en cours d’élaboration et 11 % qu’il est inexistant, tandis que 17 % n’ont pas su se prononcer sur la question(3). Quant aux observatoires départementaux de la protection de l’enfance (ODPE), près de la moitié des sondés en comptent un sur leur territoire, au contraire de 8 %, tandis que 11 % évoquent un projet en ce sens. En revanche, les cellules de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (CRIP) semblent largement installées : 86 % des sondés attestent de leur présence dans leur département.
Le recueil des informations préoccupantes a été « la grande progression de ces dix dernières années », a assuré lors d’une table ronde Adeline Gouttenoire, directrice de l’Institut des mineurs de l’université de Bordeaux. Si d’autres points de la loi ne sont pas mis en œuvre, ce n’est pas forcément problématique, selon elle : une partie des professionnels a pu préparer un projet pour l’enfant sans avoir rédigé un PPE proprement dit. En revanche, elle s’est montrée préoccupée par le fait que certains juges ne prononcent pas de retrait de l’autorité parentale, même dans des cas où un parent « a commis sur l’enfant des actes abominables », « alors que depuis des années on fait évoluer la loi pour faciliter » ce retrait en cas de besoin. De même, selon elle, la délégation de l’autorité parentale est trop rarement utilisée.
S’agissant de la loi du 14 mars 2016 « relative à la protection de l’enfant »(4), les professionnels se montrent « plutôt satisfaits » de ses orientations, relèvent les auteurs. Pour 33 % des répondants, elle a « clarifié » la loi de 2007 et elle l’a « améliorée » pour 26 % (contre 11 % qui jugent qu’elle l’a « complexifiée » et 3 % qu’elle l’a « altérée »). Pour autant, un climat de préoccupation perdure parmi les professionnels : une grande majorité (79 %) se disent inquiets de l’avenir de la protection de l’enfance, et pas moins de 90 % jugent insuffisants les moyens financiers donnés à ce champ.
La défenseure des enfants, Geneviève Avenard, a abondé en ce sens. « Depuis cinq ans, la protection de l’enfance est le premier motif de saisine du défenseur des droits au titre des droits de l’enfant ». Or, « nous avons de plus en plus de saisines qui portent sur le dispositif lui-même », et plus précisément « sur la non-exécution de mesures judiciaires, sur la diminution de l’offre, notamment en prévention spécialisée, sur la limitation des contrats jeune majeur, sur l’engorgement des lieux qui offrent des dépistages ou encore l’accompagnement à la parentalité », a-t-elle égrené. Et d’avertir que la décentralisation des politiques sociales aux départements « ne décharge pas le gouvernement de sa responsabilité » d’octroyer les moyens nécessaires.
Pour Didier Lesueur, directeur général de l’ODAS, « c’est moins la question du niveau des moyens que l’emploi des moyens qui est posée ». Il a fait valoir que les dépenses des départements consacrées à l’aide sociale à l’enfance (ASE) ont culminé à près de 7,3 milliards d’euros en 2016 (hors dépenses de personnel)(5). Si la hausse a été « historiquement basse » sur l’année (+ 0,6 %), la dépense a triplé depuis la décentralisation de 1984 (en tenant compte de l’inflation), a-t-il souligné. Les dépenses liées aux mesures de placement ont doublé depuis 1998 (sans compter 29 % d’inflation), dépassant les 6 milliards d’euros, alors que le nombre d’enfants concernés n’a crû que de 3 %. Cela reflète une amélioration des conditions d’accueil, notamment « un effort formidable de modernisation et d’humanisation » des établissements, a-t-il souligné.
Pour autant, Didier Lesueur a mis en garde contre la multiplication des normes dans l’accueil collectif, qui mobilisent des salariés au nom du « principe de précaution ». « Comment est-ce que l’on peut éduquer un enfant s’il ne contribue pas à la conception des repas, aux tâches ménagères ? », a-t-il demandé.En marge des assises, il a aussi évoqué la piste, défendue par l’ODAS(6), d’un recours accru aux bénévoles, comme les retraités. Il a aussi insisté sur l’idée de développer la prévention en amont de l’ASE, par exemple par l’intervention de travailleurs sociaux du département dans les écoles. « Un vrai investissement sur la prévention » réduirait les besoins d’hébergement et atténuerait les problèmes de moyens, a-t-il suggéré.
(1) A paraître sur le site odas.net.
(3) Voir aussi l’évaluation du déploiement des PPE faite par l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE), dans les ASH n° 2973 du 02-09-16, p. 5.