« Nombre de jeunes de 16 ans et plus en situation de handicap sortent du circuit institutionnel et se retrouvent sans solution. Cela fait parfois des années que cela dure. Ils ont besoin d’un accompagnement individualisé pour retrouver une place dans la cité. » Graziella Civiltà se fait inlassablement l’avocate de ces laissés-pour-compte. Il y a trois ans et demi, elle a fondé pour eux l’association Cap’A Cité(1), qui a ouvert ses portes en septembre 2015 à Montpellier et accueille actuellement une dizaine de jeunes. La plupart ont de 17 à 22 ans, un âge où l’orientation professionnelle devient cruciale. Leurs difficultés : des troubles « dys » (dyslexie, dysphasie…), autistiques (Asperger) ou neurologiques (syndrome de Gilles de La Tourette). Les uns n’ont pas pu rester en IMPro (instituts médico-professionnels) en raison de leur âge, d’autres ont abandonné une formation en cours de route, d’autres encore sont restés isolés, à la maison, après avoir quitté un établissement scolaire ou médico-social. « Il arrive qu’ils aient passé du temps en soin ou que leur parcours soit chaotique. Dans tous les cas, ils ne sont pas prêts à entrer dans la vie professionnelle au même âge que la majorité des jeunes », souligne Graziella Civiltà. C’est le cas de Sébastien(2), âgé de 20 ans et arrivé à Cap’A Cité en novembre 2015. « J’ai passé plusieurs années en ITEP [institut thérapeutique, éducatif et pédagogique] et beaucoup de temps à voir des médecins, confie-t-il. Après l’ITEP, je suis entré dans une école régionale de la seconde chance, mais le rythme était trop rapide et je n’avais pas de projet défini. Je n’ai pas pu continuer. »
Comme bien d’autres, Sébastien s’est retrouvé à l’écart, « hors circuit », en quelque sorte. Ces jeunes, découragés, sont livrés à eux-mêmes sans projet abouti ni emploi. Perdus de vue par les établissements et les services du secteur social comme par ceux de l’Education nationale, ils ne bénéficient d’aucun suivi par la mission locale, Pôle emploi ou Cap emploi – le plus souvent, ils n’y sont pas inscrits. « Ils passent d’un univers où ils sont très suivis à un monde de l’emploi où personne ne les attend ni ne les accompagne », schématise Franck Lopez, chargé de mission de la Direccte (direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi) d’Occitanie et animateur du plan régional d’insertion des travailleurs handicapés qui subventionne l’association Cap’A Cité.
Combien sont-ils, et comment leur venir en aide ? Référente handicap de la FCPE 34 (fédération des conseils de parents d’élèves de l’Hérault), mère d’une adolescente souffrant de dys, Graziella Civiltà a eu envie de leur donner une seconde chance en montant un dispositif adapté à leurs besoins. Elle s’est lancée dans une formation de chargée de projet d’insertion professionnelle des travailleurs en situation de handicap au Collège coopératif de Bretagne, à l’université de Rennes 2. Dans ce cadre, elle a mené en 2013 une enquête dans le département de l’Hérault qui a mis en évidence l’importance de cette frange de population marginalisée, sans pouvoir quantifier de manière certaine un phénomène invisible et mouvant. « C’est un public non captif, qui ne va pas dans les missions locales, à Pôle emploi ou à Cap emploi qui, eux, ont une logique de guichet, explique Franck Lopez. Aussi est-il difficile d’évaluer leur nombre, comme pour toute population qui ne fait pas valoir ses droits à une prestation ou à un dispositif. »
D’autant que des barrières invisibles se dressent à l’entrée de nombre de services et d’établissements publics ou associatifs, par manque de places ou faute de moyens, ou encore parce que les jeunes et leur famille n’osent pas frapper à leur porte. Référente handicap de la mission locale de Montpellier Méditerranée Métropole (partenaire majeur de Cap’A Cité), Pascale Viguier pointe : « Il arrive que l’on reçoive des jeunes en situation de handicap, mais le personnel n’est pas formé. Or tout ce qui a trait au handicap mental est difficile à déceler et à comprendre, et nous n’avons pas de moyens suffisants pour ce public. En outre, trouver une place dans le secteur protégé est très long et ardu. »
Si la Direccte d’Occitanie a décidé de financer Cap’A Cité à titre expérimental, c’est justement pour qu’elle repère ces ados délaissés et qu’elle aille vers eux. « C’est l’offre qui crée la demande, en quelque sorte, lance le chargé de mission. Dans l’Hérault, les acteurs de l’emploi et du handicap ne se sont pas organisés pour prendre en charge ces jeunes. Nous avons donc subventionné la création d’une structure ex nihilo. »
Aussi la première mission de l’association montpelliéraine est-elle de se faire connaître. Dès la première année de fonctionnement, de septembre 2015 à juin 2016, Graziella Civiltà a fait le tour des institutions et des associations pour présenter sa structure et tisser un dense réseau de partenaires dans tous les secteurs (handicap, santé, social, éducation, justice, apprentissage, emploi…).
Résultat : quelques dizaines de personnes sont accueillies par Cap’A Cité, après avoir été orientées par des services hospitaliers, la mission locale, la MDPH (maison départementale des personnes handicapées), des associations… ou encore « par le bouche-à-oreille entre les familles », précise Graziella Civiltà. Elle donne un compte de la fréquentation encore provisoire : 14 jeunes inscrits en 2015-2016, dont 6 sortis du dispositif au cours de l’année ; 16 en 2016-2017, selon les données à jour au début avril 2017, avec des sorties progressives et de nouvelles entrées ; et 20 en prévision pour la rentrée 2017.
Le premier rendez-vous est crucial. Chaque jeune est reçu avec sa famille ou un professionnel, pour évaluer précisément ses besoins et ses attentes. Mais aussi pour s’assurer de son intérêt pour le dispositif, car il devra aller en formation ou en stage vingt-cinq heures par semaine, intégrer un groupe, se mobiliser dans la recherche d’une orientation professionnelle… Pas si simple, quand on s’est retrouvé en marge. « Je leur demande toujours de prendre une semaine à dix jours de réflexion », indique Graziella Civiltà. Pour les parents aussi, cette solution représente un engagement important, car l’inscription est payante. En fonction de leurs ressources, ils versent à l’association, au maximum, 245 € par mois, pour un coût réel de 900 € par personne, la majeure partie étant financée par l’Etat(3).
La prise en charge se veut globale. Aussi l’association prend-elle contact avec tous ceux qui accompagnent les jeunes : éducateurs, psychomotriciens, psychologues, médecins, ou encore services d’éducation spéciale et de soins à domicile, pour mieux cerner leur situation et coordonner les interventions. S’il a décroché, elle s’active pour qu’il bénéficie de nouveau d’aide et de soins. « Je les oriente vers des orthophonistes pour faire un bilan de leurs difficultés cognitives et vers des psy pour reprendre un suivi thérapeutique, détaille Graziella Civiltà. Souvent, ils en ont ras-le-bol, car ils ont passé du temps à se soigner. On les aide à prendre conscience qu’ils en ont besoin et qu’ils doivent le faire pour eux-mêmes, pour aller mieux et que leur trouble ne nuise pas à leurs apprentissages et à leur insertion. Parfois, cela prend du temps. » Autre préalable : l’association fait valoir leurs droits à une inscription à la mission locale ainsi qu’à Pôle emploi ou à Cap emploi, puis à un suivi de leur orientation.
Mais c’est d’abord leur socialisation qui est en jeu. « Nous mettons en œuvre tout ce qui peut favoriser le lien social et leur ouvrir des portes sur le monde, stimuler l’intérêt pour la relation à l’autre », résume Graziella Civiltà. D’où la forme prise par le dispositif : un centre de préformation professionnelle, qui les accueille vingt-cinq heures par semaine. Pas question de se contenter d’un suivi ponctuel : « Il ne s’agit pas d’une prestation, comme cela se fait habituellement, mais d’un accompagnement long et global, tel qu’il sera proposé sur une durée de trois à cinq ans à des adultes handicapés dans le cadre de l’“emploi accompagné”, nouveau dispositif dont le décret vient d’être publié », plaide Franck Lopez. Au programme : remise à niveau, élaboration d’un projet professionnel, simulation d’entretiens, relations sociales, stages en entreprise… Les séances collectives alternent sans cesse avec les travaux en demi-groupe et les entretiens individuels.
Dans les locaux étroits et modestement équipés de Cap’A Cité, Charlotte Dextre, qui se prépare au métier d’enseignante, anime les séances quotidiennes de remise à niveau en français, en maths et en culture générale. « Le cadre scolaire académique ne leur convient pas. Je mets en place des jeux. Il faut qu’ils manipulent des objets », déclare la jeune femme. Le 17 avril, elle s’occupe du groupe le plus avancé : ceux qui ont ficelé leur projet professionnel et fait des stages. Après un atelier de mathématiques ludiques avec des pièces de monnaie, elle leur demande de lire et d’expliquer des citations. L’objectif est qu’ils se remobilisent, voire progressent, sur tous les points : l’expression orale et écrite, la lecture, l’écriture.
L’autre pan majeur du dispositif est conduit par Sylvain Leconte, animateur socioculturel et formateur spécialisé dans l’insertion professionnelle : il s’agit d’accompagner les jeunes dans la découverte des métiers, l’élaboration de leur projet d’orientation, les techniques de recherche d’emploi, les simulations d’entretiens d’embauche et les stages en entreprise. C’est également lui qui assure les séances collectives sur les « habiletés sociales ». Le 17 avril, il mène la première d’un cycle sur la gestion des conflits. « Quelles situations peuvent susciter des émotions et amener des tensions entre deux personnes ? », interroge le formateur qui, après avoir fait émerger les connaissances sur le sujet, organise des jeux de rôle, deux par deux, sous forme de mimes silencieux puis d’un échange de paroles.
Il est accompagné d’Amel Boumaza, stagiaire, qui se forme au métier d’éducatrice spécialisée à l’institut régional du travail social de Montpellier. Pendant un an, elle accompagne les jeunes tout au long de leurs journées de formation et dans les moments de pause, y compris celle du déjeuner. Elle a pris l’initiative d’animer deux fois par semaine une activité de « collage thérapeutique ». « L’idée est qu’ils se concentrent sur leurs centres d’intérêt, leurs désirs, leurs objectifs, relate la jeune femme. On sort pour recueillir des matériaux, prendre des photos… On fait aussi des recherches dans des magazines et sur Internet. Ensuite, chacun collera ce qu’il veut sur une feuille blanche pour repréenter sa vie telle qu’il la voudrait, avec les personnes et dans les lieux qu’il préfère. »
D’autres activités sont organisées chaque semaine : la musicothérapie, avec un professionnel qui anime bénévolement une heure et demie de chant, et une séance d’écoute de musique classique au Centre langage écoute, pour favoriser la détente et la concentration. L’association sollicite également des intervenants qui viennent parler de leur métier ou informer sur des questions de santé. Régulièrement, elle organise des sorties : expositions, théâtre, marché de Noël, visite de la mairie… Sans compter les départs des jeunes en stages, en entreprise ou en collectivité. Chaque vendredi après-midi, l’équipe ajuste le planning de la semaine suivante en fonction de ces impératifs.
Mais il faut aussi assurer une coordination. C’est le rôle d’Elsa Biro, qui termine un master de responsable des ressources humaines, et dont le recrutement est prévu en septembre. Elle s’occupe en outre de « développer un accompagnement “fil rouge” des jeunes sortis du dispositif pour entrer dans une formation ou un emploi, de manière à sécuriser leur parcours ». Enfin, elle cherche des stages, dès que l’orientation d’un jeune le nécessite.
L’une des questions qui mobilisent le plus l’équipe, au point de constituer un fil directeur de l’action, c’est la reconnaissance du handicap. « Des jeunes s’y refusent parce que le “handicap” a une connotation péjorative. Il ne s’agit pas de les mettre dans une case, mais de leur dire que ça va leur apporter quelque chose. Rien n’est figé. C’est une situation à un moment donné, qui peut évoluer. Il s’agit de revaloriser ou positiver ce que la société leur renvoie de négatif », explique la directrice de Cap’A Cité. L’enjeu très concret est que ce public bénéficie de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH). Elle lui ouvre la porte de l’emploi dans tous les secteurs, privé et public, en particulier dans les établissements et services d’aide par le travail (ESAT) et les entreprises adaptées (EA). « Les réticences à demander ce statut peuvent bloquer leur insertion professionnelle, car des prestations et des emplois sont réservés à ceux qui l’obtiennent », souligne Franck Lopez.
Pour plusieurs jeunes, le dispositif s’est révélé bénéfique. Embauchés en ESAT ou partis dans une formation en milieu ordinaire, ils ont retrouvé une place dans la cité. Lucien, âgé de 21 ans, devrait suivre la même voie, un an et demi après son entrée à Cap’A Cité. « Il avait quitté l’institut médico-éducatif deux ans auparavant, relatent Elsa Biro et Graziella Civiltà. Il aidait bénévolement en cuisine dans une association depuis six mois. Mais il ne parvenait pas à lire, écrire, calculer. Il semblait dépressif et manquait de maturité. Dès qu’il a intégré notre dispositif, on a mis en place un accompagnement par un orthophoniste et un psy. Aujourd’hui, il a un projet professionnel dans l’hygiène, il a été apprécié par la collectivité qui l’a pris en stage et devrait prochainement trouver un emploi et valider une formation. » Concernant Natacha, 17 ans, entrée il y a peu à Cap’A Cité, les objectifs de l’équipe sont pour l’instant plus modestes. « Il faut la remobiliser, en s’assurant déjà qu’elle arrive à se lever le matin et à suivre, car elle a passé un an à la maison, décrit Graziella Civiltà. Cela se passe bien, elle vient, elle participe, malgré quelques absences. Nous commençons à l’aider à élaborer un projet professionnel. » Pour Sébastien, qui veut passer le BAFA pour devenir animateur, l’horizon s’est éclairci. « Au début, je n’avais pas de projet bien défini. Je revoyais les bases en maths et en français, ça me mettait en confiance. J’ai appris à faire un CV, une lettre de motivation. Quand j’étais en entretien d’embauche, je bégayais. Maintenant, c’est fluide, je réponds du tac au tac. »
Néanmoins, les faiblesses de Cap’A Cité sont patentes. Le personnel est en contrat d’accompagnement à l’emploi, ce qui entraîne un turn-over sur les postes de formateurs, ou en stage. Un défaut qui sera corrigé si le dispositif, expérimental jusqu’en 2018, est repris et pérennisé par les acteurs de l’emploi et du handicap, qui observent avec intérêt les premiers résultats probants enregistrés par l’association. « Les missions locales ont reconnu qu’elles ne prenaient pas à bras-le-corps cette question et qu’elles devaient apporter des solutions », assure le chargé de mission de la Direccte.
Jean-Christophe Parisot de Bayard, préfet à Montpellier, soutient le projet de Cap’ACité : « Des centaines de jeunes adultes handicapés disparaissent des écrans sans faire de bruit faute de bilan, de conseils, de mise à niveau, de coaching. Le handicap, et plus encore le handicap psychique, fait peur et personne n’avait pris en compte ce public désorienté. Tout ce qui va dans le sens d’un accompagnement optimiste et bienveillant réconcilie le jeune avec la société. Il faut toutefois une professionnalisation de cet accompagnement car l’environnement social et économique est complexe. Cela prend du temps et exige des compétences spécifiques. »
(1) Cap’A Cité : 4, avenue de l’Ecole-de-l’Agriculture – 34000 Montpellier – Tél. 09 84 48 54 28 –
(2) Les prénoms des jeunes ont été modifiés.
(3) L’association bénéficie de subventions de l’Etat, de la mairie de Montpellier et de la région Languedoc-Roussillon, d’Anne-Yvonne Le Dain, députée (PS) de l’Hérault, des mécénats d’AG2R et de la Caisse d’épargne.