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Projet contre projet

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Depuis quinze ans, le projet est devenu l’alpha et l’oméga de la prise en charge des usagers du secteur social et médico-social. Loïc Jacquet, éducateur spécialisé, formateur vacataire à l’IRTS Montrouge et auteur d’une « Histoire à tenir debout » (éd. L’Harmattan, 2016), s’interroge : doit-il être une projection vers l’avenir, une prise de risque, une aventure humaine ? ou un calcul rationnel, pragmatique, corseté ? Entre les versions « classique » et « contemporaine » du projet, à chacun de choisir.

« La loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale promeut les droits fondamentaux des bénéficiaires des établissements sociaux et médico-sociaux, et institue de nouveaux outils : le contrat de séjour ou document individuel de prise en charge (DIPC) et le projet d’accueil et d’accompagnement personnalisé. Ces deux documents déclinent, chacun à leur façon, l’idée d’un travail contractuel avec l’usager ou avec son représentant légal autour de la notion de “projet”. Celui-ci analyse les difficultés, détaille les objectifs et les moyens, formule un engagement commun dans un document signé, avec des évaluations à échéances régulières.

C’est un supplément de rigueur au travail d’accompagnement. L’idée de projet fait coïncider le principe de l’éducabilité de l’usager – celui-ci n’est pas “au bout de lui-même”, il peut littéralement sortir de lui-même ou de sa situation, se jeter en avant et évoluer – et son engagement dans son propre changement – le projet s’écrit avec l’usager. On ne saurait mieux dire. Au point qu’aujourd’hui, “projet” est devenu le maître mot… avec les dérives qui accompagnent un tel engouement. Le terme est en effet galvaudé, employé à tort et à travers. Tout fait projet : une scolarité, un cursus professionnel, des actes banals du quotidien, un accompagnement thérapeutique, le respect des règles… Le projet devient l’étalon de mesure. Etre ou ne pas être dans son projet, pour le sujet, telle est la question ! Sa mise en œuvre dans les pratiques soulève pourtant de nombreuses interrogations et aiguise la réflexion.

La notion de “projet” d’aujourd’hui, empreinte de pragmatisme et tournée vers sa réalisation, n’a pas toujours été pensée ainsi. En se tournant du côté des lettres – un geste si précieux pour interroger les concepts –, nous nous apercevons que le projet a une signification bien plus complexe. Dans la littérature, il s’offre comme un ressort romanesque efficace. La trame suit le fil qui part de son ébauche jusqu’à sa réalisation. Elle gamberge d’abord sur son élaboration, la démesure, écoute le sourd dialogue qui s’instaure entre le désir et les moyens de sa réalisation, leurs négociations. Puis vient le moment du point de bascule, des efforts déployés à sa mise en œuvre, la survenue d’intrigues et de contrariétés. Enfin, le dénouement : peut-être le renoncement, l’échec ou la réussite, sans qu’aucun ne laisse indemne…

Le projet « classique », ouverture de tous les possibles

La littérature décline le projet dans toutes sortes d’aventures : découvrir une île fabuleuse (Robert Louis Stevenson, L’Ile au trésor), voyager dans l’espace ou sur les océans (Jules Verne, De la Terre à la Lune ; Vingt mille lieues sous les mers), entreprendre une femme (“Vous avez donc des projets sur la nièce”, lit-on dans L’Impertinent de Desmahis), prendre sur soi (“Memnon conçut un jour le projet insensé d’être parfaitement sage”, avertit Voltaire dans Memnon ou la Sagesse humaine), ou tout simplement s’exprimer (une idée que Pascal reproche à Montaigne : “Le sot projet qu’il a de se peindre”, tacle-t-il dans ses Pensées)… Le projet classique est une ébauche qui tend à modifier le monde autant que soi-même, l’ouverture de tous les possibles. Il n’est ni vœu pieu ni programme dont l’application entraîne automatiquement sa réalisation. Il furète entre les deux, dans une zone où se négocient un désir et les moyens de sa réalisation. Et même si l’équilibre est fragile, les deux coexistent : le désir singulier, son extravagance et la recherche des voies vers sa réalisation, le calcul et les moyens. Sans jamais rien lâcher sur la question de la tension et du risque. Pas de garantie. “J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis”, soupire Antiochus dans Bérénice de Racine (Acte V, scène 2)(1).

Aujourd’hui, le sens du projet tend à se restreindre au seul outil pragmatique et rationnel. Deux figures romanesques illustrent cette tension : Don Quichotte, l’exubérant héros de Cervantès, refuse la réalité et veut se faire chevalier pour “réparer les offenses, redresser les torts, corriger les injustices, réformer les abus et satisfaire les dettes”. Ulrich, le mathématicien de L’Homme sans qualités, de Robert Musil, est convaincu qu’il est nécessaire d’appliquer aux affaires humaines une “règle à calcul” qui permet de “résoudre en un instant, sans gaspiller une seule pensée, les problèmes les plus compliqués […]. Quand […] quelqu’un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : ’Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d’erreur et la valeur probable de tout cela !’” A qui l’éducateur doit-il prêter l’oreille ? A Don Quichotte ou à Ulrich ?

Le projet « contemporain » mis en œuvre par les éducateurs

1. Le projet fonctionne comme un point de repère et doit garantir le parcours de l’usager. Il est d’emblée tourné vers sa réalisation – principe de réalité oblige ! Les inspecteurs de l’aide sociale à l’enfance (ASE) le répètent : il n’y a de projet que réalisable. Il convient de ne pas laisser les jeunes que nous accompagnons se bercer d’illusions. Il ne s’agit plus de partir d’un désir que l’on va tenter de transformer vers la réalité, avec sa part d’aléas et d’engagement, au risque de l’échec. Le centre de gravité, maintenant, c’est le réel. On part de la réalité, des limites qui s’imposent au sujet, et par ricochet de ses propres limites : son niveau scolaire, ses difficultés, sa situation familiale… Les pieds sur terre ! Le travail de l’éducateur avec l’usager revient donc à évaluer la charge réalisatrice du projet et à garantir celui-ci ; ce qui resserre l’éventail des possibles. Exit la prise en compte de la vie psychique et du désir. Il est d’ailleurs étonnant de remarquer que le mot “projet” supplante aujourd’hui celui de “projection” dans les institutions.

2. Le projet “socialise” le désir. Il doit être réalisable et “normé”, approuvé en passant sous les fourches caudines des professionnels. Par exemple, dans un contexte de pression budgétaire, un département peut conditionner l’octroi d’un contrat jeune majeur (CJM) à une inscription dans une formation qualifiante, courte et rémunérée ; ce qui, par ricochet, oblitère un cursus universitaire. La notion de “contrôle” est d’autant plus prégnante que les outils se répètent à l’excès : au DIPC s’ajoutent le projet individualisé et, pour les jeunes majeurs, le CJM, qui reprend à son tour le projet du jeune, avec ses objectifs et ses moyens. Du coup, en croisant les échéances, il faut presque tous les deux mois remettre sur le métier la question du projet et de son évaluation.

3. Qu’il est vain de penser que le projet s’élabore en collaboration avec l’usager ! Bien souvent, sa participation est réduite à la portion congrue. Le déséquilibre est significatif entre l’usager, qui n’a rien ou si peu, et l’institution ou l’administration, qui a tout ou tant. Nombreux sont les exemples où l’inspecteur de l’ASE ou l’éducateur – quel que soit le support : DIPC, projet personnalisé, CJM – impose au jeune divers objectifs : respect du cadre de l’institution, suivi psychothérapeutique, suivi par la mission locale…

4. La distanciation entre l’éducateur et l’usager est souvent rappelée comme un bienfait du projet. Certes, la mise à plat rationnelle permet de mettre entre parenthèses l’affectivité. Mais à l’usage, la seule et incessante mise en avant de la notion de “projet” fait passer au second plan la relation éducative. Le projet cible le jeune, ses difficultés, ses besoins, lui assigne des objectifs. Ne rencontre-t-on pas dans nos métiers des jeunes qui interrogent au contraire la solidité du lien-désir des adultes pour lui ? Ne confère-t-on pas à l’éducateur une fonction de plus en plus détachée ? Ce dernier “observe”, “évalue” ou, pire, “diagnostique”, au risque de stigmatiser le sujet.

5. Le projet “chosifie” – voir la mise en garde de François Tosquelles dans Cours aux éducateurs (éd. Champ social, 2003). Il divise, isole des parties, “coupe les cheveux en quatre” – la scolarité, la famille, la santé, le comportement – et ne permet pas de considérer l’ensemble des échanges et des articulations qui constituent le vivant.

6. Finalement, le projet induit – en erreur ! – une “automaticité” d’inspiration positiviste. Ce qui importe, c’est le “comment”. On pense ainsi pouvoir circonscrire les difficultés et les besoins observés, auxquels on fait correspondre des objectifs et des moyens pour obtenir le changement. Avec la tentation de faire porter la responsabilité de l’échec à l’usager : “Il n’investit pas son projet”, entend-on.

Un problème de cohérence

Le projet tiré de la littérature est un élan vers un ailleurs, un autrement. L’important, c’est la poussée, le point de bascule, la prise de risque. Tout projet et sa mise en œuvre transforment, quelle qu’en soit l’issue. Il existe une éthique de l’aventure. Une sorte de promesse, décollée, sublime, jetée dans le monde, avec l’ambition de transformer la réalité, sa réalité. Le projet contemporain est un calcul rationnel et pragmatique, il concentre la question sur sa réalisation. En se garantissant de sa réussite, il devient étriqué, avare, corseté. Il est moins question de “transformer” la réalité que de s’y couler. Pour les éducateurs, c’est un problème de cohérence. Les jeunes ne cessent de l’interroger en actes et en paroles. “Il ne tient pas son projet”, entend-on souvent. Nous jouons dans les deux registres. A quel sens se vouer ? En usant du mot “projet”, nous nous faisons l’écho de celui des classiques, teinté de grandeur et d’éthique, de vie. Mais nous le formulons dans nos pratiques sous l’angle pragmatique, passé au crible de sa réalisation. Qu’en est-il des attentes et des désirs du sujet ? De deux choses l’une : soit les travailleurs sociaux gardent le terme “projet” mais en assument la charge irrationnelle et la part d’inattendu ; soit il n’en est rien et il faut préférer des mots tels que “process”, “mécanisme,” “procédure”… au risque de perdre son âme. »

Notes

(1) Sans compter que « le chemin est long du projet à la chose » (Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, acte III, scène 1).

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