Recevoir la newsletter

« La collaboration entre entreprises classiques et sociales est un pari »

Article réservé aux abonnés

Depuis une dizaine d’années, les structures d’insertion par l’activité économique se rapprochent des entreprises classiques. Objectif : insérer durablement les personnes en difficulté dans le monde du travail. Dans son livre, l’économiste Philippe Semenowicz met l’accent sur les points forts et les points faibles de ce partenariat.
Depuis quand et pourquoi les entreprises d’insertion par l’activité économique s’ouvrent-elles aux entreprises classiques ?

La collaboration entre les SIAE [structures d’insertion par l’activité économique] et les entreprises classiques est relativement récente, même s’il y a eu des exceptions par le passé. Cela a été le cas, par exemple, avec le réseau solidaire Envie, créé en 1984 par Emmaüs en partenariat avec Darty. Mais le phénomène s’accélère depuis une dizaine d’années sous l’impulsion de clauses sociales qui incitent l’Etat, les collectivités territoriales, etc., à se mobiliser pour l’insertion dans le cadre des marchés publics. Ainsi, dans les programmes de rénovation urbaine, les entreprises qui remportent la commande sont contraintes, en plus de leur prestation, de réserver 5 % des heures totales de main-d’œuvre à des personnes en difficulté. Celles-ci peuvent être recrutées via les SIAE qui sont soit des entreprises d’insertion, soit des chantiers et ateliers d’insertion, soit des ETTI [entreprises de travail temporaire d’insertion], soit des associations intermédiaires, voire des régies de quartiers et des groupements d’employeurs pour l’insertion et la qualification. Actuellement, le recours aux ETTI est le plus répandu.

Cette tendance marque-t-elle un tournant dans les politiques publiques d’insertion ?

La crise des politiques publiques d’insertion a été pointée au milieu des années 1990 par l’économiste Simon Wuhl, qui considérait que si le secteur de l’insertion fonctionnait en vase clos, il était condamné à l’échec. Il recommandait précisément un rapprochement étroit entre les entreprises du secteur de l’insertion et les entreprises commerciales. Ce qui n’a pas été évident au départ. D’un côté, les premières voulaient surtout valoriser leur rôle d’accompagnement psychosocial des publics défavorisés et, de l’autre, les secondes se méfiaient des SIAE subventionnées par les pouvoirs publics, qu’elles voyaient comme des concurrentes déloyales. La loi de 2008 sur le RSA qui réforme les politiques d’insertion a été un point de basculement : pour la première fois, l’insertion par l’activité économique a été soumise à des indicateurs chiffrés d’objectif de retour à l’emploi.

Quels sont les points forts de cette nouvelle forme de collaboration ?

Cela a permis à certaines structures d’insertion par l’activité économique de développer leur activité et de se pérenniser. Elles vivent à 20 % de financements publics et à 80 % de leur propre chiffre d’affaires, il faut donc qu’elles décrochent des marchés. Cette collaboration a pu permettre, pour les plus audacieuses d’entre elles, de prouver par l’exemple aux entreprises classiques que les salariés en difficulté dont elles se détournent habituellement peuvent tout à fait être efficaces. Ce qui peut déboucher sur des embauches : à la fin du parcours d’insertion, quelques grosses SIAE nouent même des liens qui se traduisent par une présence des cadres dirigeants de sociétés conventionnelles dans leur conseil d’administration ou par une prise de participation financière à leur capital. Outre leurs compétences, les entreprises classiques peuvent aussi apporter leur carnet d’adresses et leur soutien technique par la mise à disposition de matériels, logiciels ou autres. C’est un plus pour l’entreprise d’insertion, qui peut profiter d’une infrastructure qu’elle n’aurait pas forcément autrement. Mais à part quelques « success stories » (Groupe Vitamine T, Ares, Groupe La Varappe…), ces situations restent marginales.

Finalement, ce partenariat favorise-t-il réellement le retour à l’emploi des personnes en difficulté ?

Il m’est difficile de répondre car je n’ai pas mesuré l’impact en prenant un groupe témoin qui aurait bénéficié de ce partenariat et un autre qui n’en aurait pas profité. Ce que je mets en évidence, ce sont plutôt des configurations de collaboration plus ou moins favorables à une insertion durable. Les partenariats les moins porteurs sont ceux où la collaboration se fonde uniquement sur l’idée de procurer temporairement du travail à des personnes qui jusque-là en étaient éloignées, sans que cela leur permette de développer des compétences particulières. Par exemple, être embauché sur un chantier juste comme manœuvre pour ramasser les gravats – ce qui est souvent le cas. Certes, la personne travaille, mais cela ne va pas déboucher sur autre chose. Il faut aller au-delà de ces collaborations a minima. Le problème n’est pas que la personne soit manœuvre, c’est un début. Mais si cela se passe bien, il est souhaitable de lui confier des tâches différentes pour qu’elle puisse voir d’autres métiers dans lesquels elle pourrait s’orienter à terme. Idéalement, le meilleur scénario est celui où l’entreprise classique a besoin de recruter et va mettre en place une formation en bonne et due forme avec un contrat de professionnalisation. Certaines ont recruté des publics en difficulté et les ont amenés à une qualification et un emploi. Mais aujourd’hui, avec trois millions de demandeurs d’emploi sur le marché, c’est plus l’exception que la règle. Du coup, les SIAE impliquées dans ce partenariat se retrouvent souvent en situation de subordination, avec une pression assez forte des entreprises classiques.

Vous évoquez, dans votre livre, la possibilité de dérives… Que voulez-vous dire ?

Il ne faudrait pas que les populations les plus en difficulté se retrouvent exclues du dispositif et que cela se banalise. C’est Pôle emploi qui délivre l’agrément permettant d’intégrer une SIAE. On pourrait penser que cela constitue un garde-fou. En réalité, avec l’augmentation du chômage de longue durée, les critères deviennent peu sélectifs car quasiment la moitié des demandeurs d’emploi sont éligibles à l’insertion par l’activité économique. Le risque est qu’il y ait un effet d’écrémage et que les structures d’insertion se retrouvent incitées à choisir des chômeurs qui soient « au-dessus du panier » et à se détourner de ceux qui ont le plus de mal à s’insérer ou se réinsérer. Il y a clairement un point de tension à ce niveau-là. L’autre écueil est que cela pourrait accentuer la spécialisation entre les structures d’insertion, avec les ETTI d’un côté, qui peuvent fournir des personnes opérationnelles assez rapidement et, de l’autre, les chantiers et ateliers d’insertion, où sont concentrées les personnes les plus éloignées du monde du travail. Chaque structure a son rôle à jouer, mais il faut être vigilant.

Vous parlez aussi du risque d’institutionnalisation du handicap social… C’est-à-dire ?

En ce moment, une proposition va dans ce sens, qui vise à inciter les entreprises classiques à recruter des salariés en insertion moyennant une aide financière. L’idée est de dire que l’insertion est aussi leur affaire mais qu’il faut les récompenser. Selon moi, cela pose deux problèmes : l’effet d’aubaine, qui pourrait encourager des entreprises peu sensibilisées à l’insertion à courir la prime en embauchant des publics en difficulté sans être vraiment prêtes à les accueillir ; et la stigmatisation d’une partie des demandeurs d’emploi de longue durée, auxquels il faudrait réserver des postes sur le même modèle que l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés, où les employeurs ont obligation d’embaucher sous peine de pénalités financières.

Quelles seraient, selon vous, les pistes d’amélioration ?

Ma principale préconisation est de recourir davantage au critère d’attribution dans le cadre des clauses sociales : il consiste à prévenir, à l’avance, l’entreprise classique qui se porte candidate à un marché public que, outre ce qu’elle propose au niveau de ses prestations et de ses prix, elle sera aussi notée sur ce qu’elle apporte vraiment en matière d’insertion et de formation. Cela les obligerait à anticiper et à nouer en amont des partenariats avec des structures d’insertion par l’activité économique, à se poser les bonnes questions et y répondre au mieux. A défaut, elles risquent de faire appel dans l’urgence à des personnes en difficulté en les positionnant sur des postes sans perspectives, comme si elles constituaient une réserve de main-d’œuvre. La collaboration entre entreprises d’insertion et classiques est un pari. Ce n’est ni la panacée du « social business », ni l’impasse totale. Cela peut ouvrir des potentialités où chacun trouve son compte, à condition que la notion d’« insertion » soit bien respectée et que l’insertion par l’activité économique ne représente pas un second marché du travail.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Philippe Semenowicz est enseignant à l’université Paris-Est Créteil et chercheur à la chaire d’économie sociale et solidaire (ESS) de Marne-la-Vallée. Son livre Collaborer pour insérer ? (éd. Presses universitaires de Rennes, 2017) traite de la problématique des partenariats sociaux dans l’insertion par l’activité économique.

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur