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L’association L’Alternative urbaine forme les personnes en situation de précarité à l’accompagnement de visites guidées dans Paris. Une initiative originale pour tenter de retrouver les chemins de l’insertion.

« Regardez bien ce porche, qu’y voyez-vous d’inhabituel ? », interroge Akim Z., chapeau de paille sur la tête et chemise à carreaux. A deux pas de la station de métro Belleville, à Paris, l’homme désigne un immeuble où le mascaron ornant le portail d’entrée est une tête de vache. Attentifs, la dizaine de promeneurs qui l’accompagnent pour une visite guidée du quartier suggèrent la présence en ces lieux d’un ancien abattoir, mais c’est un adolescent qui trouve finalement la clé de l’énigme : le bâtiment abritait autrefois une laiterie. Et Akim Z. d’expliquer savamment que, pour obtenir du lait frais à une époque où ni la pasteurisation ni le réfrigérateur n’existaient, il fallait faire entrer les vaches dans Paris pour les y traire. De Belleville jusqu’à la gare de l’Est, l’homme, quarantenaire, évolue confortablement entre les cours intérieures, les petits artisans et les spots de street-art. La voix est posée, le ton assuré, les connaissances maîtrisées et le plaisir de les transmettre, évident. Seule la présence du chien, qui virevolte autour du groupe et qu’Akim n’a pas pu faire garder en ce dimanche, pourrait révéler un peu de la précarité dans laquelle il vit. Car Akim Z. n’est pas un professionnel du tourisme. Cet ancien livreur-deménageur-archiviste a été formé par L’Alternative urbaine(1), une association qui œuvre à l’insertion des personnes en situation de précarité en les formant à l’accompagnement de visites guidées de la capitale.

L’idée a germé il y a trois ans dans l’esprit de deux jeunes femmes. Selma Serdouk, formée aux métiers du tourisme social, et Esperanza Falero, titulaire d’un DUT carrières sociales, se sont rencontrées alors qu’elles étaient bénévoles auprès d’associations caritatives organisant des maraudes. « J’ai eu l’idée en voyant un documentaire tourné à Copenhague, au Danemark, qui relatait l’expérience de visites guidées de la ville par des personnes sans domicile », raconte Esperanza Falero. En quête de projet professionnel, les deux femmes fouillent plus avant le concept, qui existe dans plusieurs capitales européennes, mais notent qu’il s’agit souvent d’actions conçues pour faire connaître les difficultés de vie des personnes dans la galère. « Nous, nous voulions détacher la personne de sa situation précaire et valoriser son expérience, son savoir-faire, afin de lui redonner envie de construire son propre projet. »

Un modèle qui diffère de l’entreprise

Novices, les deux femmes se lancent, entrent en contact spontanément avec des personnes à la rue, créent leur association, rédigent un premier plan d’attaque et le proposent à SenseCube, une plateforme d’accélération de projets et start-up. « Cela nous a permis de bénéficier d’un accompagnement initial, mais aussi de nous rendre compte que nous ne voulions pas intégrer le modèle de l’entreprise », observe Esperanza Falero. Elles s’orientent donc vers la recherche de financements publics et décrochent le soutien de la Fondation de France et du conseil régional d’Ile-de-France. « Nous avons aussi élargi notre public, poursuit la directrice de l’association. Nous ne nous adressons pas uniquement aux personnes sans domicile mais à toutes celles qui sont en proie à l’exclusion sociale et professionnelle. »

Depuis la mi-2016, l’association est également financée par le dispositif premières heures (DPH), une initiative de la municipalité parisienne qui permet aux associations d’insertion recourant au travail à l’heure de bénéficier d’un soutien pouvant aller jusqu’à 730 € par mois et par bénéficiaire pendant un an. « Auparavant, nous utilisions nos fonds propres, issus de diverses opérations de « fundraising » [collecte d’argent solidaire] et de la participation libre aux frais que nous sollicitons auprès des utilisateurs de nos balades », rappelle Esperanza Falero. De la sorte, chaque « éclaireur » (terme utilisé au sein de l’association pour qualifier les guides amateurs) est rémunéré pour quatre à six heures de travail hebdomadaire. Un petit bonus qui permet de conserver le RSA.

Préparer la présentation, la communication…

Concrètement, L’Alternative urbaine propose à des personnes très éloignées de l’emploi de les former à la visite guidée puis de leur confier la direction d’une ou deux balades par semaine. « Ces parcours sont conçus par l’association, explique Esperanza Falero, mais sur chacun d’entre eux, un bénévole et un éclaireur collaborent. » Ce dernier pourra ainsi l’enrichir en fonction de ses connaissances : « Quand je m’arrête chez un artisan ou un artiste, c’est parce que je l’ai rencontré personnellement, signale Akim Z. Quand je pousse la porte d’une cour intérieure, si j’en connais le code, c’est parce que je connais le quartier. » Surtout, l’association essaie de favoriser des rapports de travail les plus « horizontaux » possibles. « Nous proposons un travail d’équipe où chacun peut prendre des initiatives, et même représenter l’association à l’occasion d’événements particuliers, souligne la jeune directrice. Par exemple, nous travaillons actuellement à la construction de balades communes avec une autre association. Un de nos éclaireurs est associé aux réunions lorsqu’il est disponible. C’est important de pouvoir s’éloigner de rapports de travail autoritaires ou très hiérarchiques qui risqueraient de rebuter la personne. »

Deux heures hebdomadaires d’atelier, obligatoires, sont également organisées. Il peut s’agir d’une séance sur la présentation orale, la communication non verbale, l’architecture urbaine… utiles à la conduite de la balade. Mais aussi de sessions d’initiation au « mindmapping » (organisation des idées) ou de réflexion sur des techniques de bien-être personnel pouvant servir à la construction d’un projet individuel. « C’est extrêmement varié en fonction de la composition du groupe du moment », précise Esperanza Falero. Lorsque c’est possible, des intervenants extérieurs bénévoles font profiter les éclaireurs de leurs compétences : un architecte a fait deux conférences sur la différence entre art nouveau et art déco, une professeure retraitée membre de l’association propose régulièrement des temps consacrés à l’histoire de Paris…

Depuis septembre 2016, il existe également un atelier de psychomotricité. « Les éclaireurs de L’Alternative urbaine ont développé de nombreux mécanismes de défense, explique Jean Lebailly, étudiant en troisième année de psychomotricité et coanimateur de cet atelier. On tente de dénouer les blocages en remettant le corps en mouvement et en lien avec l’autre, en se recentrant sur ses sensations. » Pour autant, cet atelier est facultatif, seuls y participent ceux qui en ont envie : « Au départ, l’atelier psychomotricité faisait partie des activités impératives, rappelle Esperanza Falero. Mais on a très vite compris qu’il était important que nos bénéficiaires sentent qu’ils ont le choix. »

Développer un projet professionnel

Une fois les personnes formées à la conduite d’une balade, débute le temps réel de l’accompagnement social. « Il faut parfois deux ou trois mois pour qu’elles se posent, qu’elles assimilent les connaissances nécessaires aux visites guidées. C’est seulement après que l’on peut débuter la réflexion sur un projet personnel, un métier potentiel », indique la directrice. Pour ce faire, elle propose aux bénéficiaires de faire le point tous les quinze jours en moyenne lors d’un entretien où sont évoquées les compétences acquises, les envies, les perspectives de formation… Un échéancier des démarches qu’ils doivent accomplir est établi avec eux. Esperanza Falero accompagne aussi régulièrement les éclaireurs à la Cité des métiers, où différents outils logiciels peuvent aider à cerner les intérêts et aptitudes de chacun.

« J’avais déjà travaillé auprès d’enfants, explique Anne L., une éclaireuse qui a quitté L’Alternative urbaine à l’été 2016 pour intégrer un poste d’auxiliaire de vie scolaire dans l’enseignement privé. Je savais que cela me plaisait, mais je n’avais pas travaillé depuis longtemps et j’avais vraiment besoin d’être entouré et guidé pour me trouver un projet. » Norbert B. aimerait aussi travailler auprès d’enfants, mais l’accompagnement par l’association l’amène plutôt à prendre conscience progressivement que cela lui sera difficile. Ancien chef de cuisine, il lui faudrait entamer un long parcours de formation, alors qu’il a un besoin urgent d’un CDI pour quitter la chambre d’hôtel coûteuse qui lui tient lieu de domicile et récupérer le droit de garde de ses enfants. « J’ai connu beaucoup de difficultés. La dépression, la séparation, l’alcoolisme, résume-t-il. Je sais que j’ai besoin d’être entouré par un maximum de gens pour m’en sortir, alors quand on m’a parlé de cette association, j’ai foncé. »

Le recrutement se fait exclusivement sur recommandation de travailleurs sociaux auprès desquels L’Alternative urbaine s’est fait connaître. Hébergée sur le site des Grands Voisins (anciens locaux désaffectés de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, dans le XIVe arrondissement) que gère temporairement le groupe Aurore, l’association a pu y bénéficier d’un bouche-à-oreille et d’une communication interne aux différents services et établissements que regroupe cet acteur de l’action sociale. « Au départ, nous n’avions pas cette exigence, mais nous avons vite réalisé que nous ne pouvions pas gérer toutes les problématiques sociales en même temps que la question du projet professionnel, pointe Esperanza Falero. S’il y a une addiction, une affection psychiatrique non prise en charge, des problèmes d’ouverture de droits sociaux, nous ne serions pas en capacité d’accompagner convenablement la personne. »

L’inclusion dans le dispositif débute par un entretien entre Esperanza Falero, le travailleur social référent et le candidat potentiel. « J’explique notamment que l’apport principal de notre accompagnement n’est pas l’aspect financier (le complément de revenu), mais bien la perspective de déboucher sur un projet, insiste la jeune femme. Puis je propose au candidat de participer à une balade et de reprendre rendez-vous avec moi dans nos locaux. Cela permet notamment d’éviter qu’il se sente contraint d’accepter en présence de son travailleur social référent, alors qu’il n’est pas vraiment intéressé par ce que nous proposons. » Si ces deux étapes sont franchies, un CDD d’usage – ou CDDU(2) – d’un mois est signé pour confirmer l’intérêt de l’éclaireur avant d’enclencher une procédure de validation du dispositif premières heures. « Nous avons un nombre maximal d’accompagnements par an en DPH, donc il faut vraiment réfléchir avant de lancer la demande », ajoute la directrice.

Un bénéfice même chez ceux qui décrochent

Une vingtaine de personnes ont déjà été accompagnées par L’Alternative urbaine, mais beaucoup abandonnent en cours de route. « Ce sont les aléas de ce public très précaire, note Fabien Fel, chargé d’insertion professionnelle au Carré des biffins (groupe Aurore), qui a déjà orienté plusieurs de ses usagers vers l’association. Il y a des problématiques personnelles, familiales ou de santé qui peuvent ressurgir à tout moment, et des personnes pourtant enthousiastes au départ vont finir par tout laisser tomber. » D’autres vont également s’apercevoir au bout de quelques semaines que le dispositif ne leur convient pas. « Mais même chez les bénéficiaires qui décrochent, j’ai pu remarqué un bénéfice, issu probablement du travail en atelier auquel ils ont participé », affirme Pierre-Emmanuel Frigand, intervenant social sur le chantier d’insertion Atoll 75 (Travail et Vie), qui a proposé à cinq personnes d’intégrer L’Alternative urbaine. Elles se tiennent mieux, sont plus à l’aise dans l’expression et l’échange verbal. Cela facilite considérablement la participation à un entretien, quel qu’il soit. »

Les travailleurs sociaux prescripteurs reconnaissent également qu’il leur a fallu affiner leurs critères d’orientation. « C’est un dispositif qu’on peut proposer à des personnes qui sont à l’aise à l’oral et avec la langue française, pas trop timides, qui se sentent capables d’être en démonstration devant un public », considère Fabien Fel. « Nous pouvons le suggérer aussi à des gens possédant une certaine curiosité intellectuelle », admet Pierre-Emmanuel Frigand. Condition sine qua non pour bénéficier de la structure : habiter Paris. « Cela garantit la ponctualité, mais surtout cela assure que les éclaireurs connaissent déjà la ville », déclare Fabien Fel.

Pour les travailleurs sociaux partenaires, l’initiative est utile et trouve sa place dans le paysage de l’insertion. « Souvent les associations qui développent du travail à l’heure ne proposent que des activités plutôt physiques : débarras, déménagement, manutention, rapporte Pierre-Emmanuel Frigand. Là, on a quelque chose d’original, qui permet de travailler sur la présentation de soi, la communication avec un public et que l’on peut proposer à des personnes qui ne peuvent pas porter des charges. »

Esperanza Falero souligne néanmoins une limite qui réside dans la durée d’accompagnement, calquée sur la durée de prise en charge par le DPH : « Un an, quand on l’annonce aux personnes, cela semble beaucoup mais, en réalité, cela passe très vite. Et quand approche la fin du contrat, on craint un peu de devoir lâcher des personnes alors qu’elles commencent vraiment à reprendre goût à l’activité et à se remobiliser sur un projet. » Beaucoup d’ailleurs conservent un lien en devenant adhérents ou bénévoles de L’Alternative urbaine.

Usagers et promeneurs se réjouissent également de l’existence de l’association. Pourtant, son avenir demeure fragile. Cette année, les subventions de la Fondation de France et de la région n’ont pas été reconduites. « Nous continuons à participer aux appels d’offres, mais compte tenu des évolutions actuelles, nous sommes conscients qu’il est de plus en plus difficile d’obtenir des financements publics, relève Esperanza Falero. Nous cherchons donc à générer nos propres revenus. » Outre la générosité des promeneurs et les quelques actions que peuvent organiser les bénévoles pour récolter des fonds (l’emballage des cadeaux de Noël, par exemple), L’Alternative urbaine développe désormais des balades privées, organisées pour des groupes ou des entreprises qu’elle peut facturer.

L’association a également besoin d’un second professionnel. En effet, faute de moyens suffisants, c’est actuellement Esperanza Falero qui fait à la fois office de chargée de développement et de chargée d’insertion. Ce qui exige un travail et une énergie considérables, mais qui ont été récompensés puisque, à la fin 2016, trois éclaireurs ont retrouvé un emploi ou intégré une formation. Outre Anne L. devenue auxiliaire de vie scolaire, un bénéficiaire a créé sa petite entreprise de massage et un autre est en formation de mécanique. Akim Z., lui, se verrait bien travailler dans la médiation animale : « C’est grâce à Esperanza que je m’accroche, lâche-t-il. J’ai commencé à travailler sur les balades, puis j’ai lâché car je ne me sentais pas capable. Mais elle est revenue me chercher et m’a convaincu. Quand il y a quelqu’un qui vous fait confiance, c’est forcément plus facile. » L’association parisienne a même fait des petits : sur son modèle, L’Alternative urbaine vient de voir le jour à Bordeaux, où des ballades guidées devraient démarrer cet été.

Notes

(1) L’Alternative urbaine : 282, rue des Pyrénées – 75020 Paris – hello@alternative-urbaine.com.

(2) Sans limitation de durée ni de renouvellement, le contrat à durée déterminée d’usage est utilisé, entre autres, dans les métiers de l’événementiel et du spectacle.

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