« Mes expériences personnelles, familiales et celles de mon entourage me conduisent à côtoyer le mode de contrat dit “de gré à gré” dans le service à la personne. Dans certains quartiers, de nombreuses femmes d’origine française ou étrangère sont employées pour faire le ménage et les courses alimentaires de personnes qui souhaitent et peuvent vieillir à domicile. Quand ces dernières, âgées, deviennent souffrantes physiquement et/ou psychiquement, le rôle de ces employées devient plus complexe. Or, le plus souvent, celles-ci ne sont formées ni à la physiologie humaine, ni à la psychologie, ni à la psychopathologie, ni à la gériatrie, encore moins à la posture professionnelle d’aidant.
Quand quelqu’un a besoin d’aide, cela veut dire qu’il souffre dans son corps et/ou dans son âme. Dans les moments aigus, l’être humain peut basculer brutalement dans une situation de fragilité, de vulnérabilité. Il devient alors plus ou moins dépendant d’une autre personne pour sa vie quotidienne, encore plus si celle-ci vient régulièrement. Que veut dire “aider” une personne qui est aussi son employeur ? Un patron est une personne – ou un ensemble de personnes – qui dirige un ou plusieurs individus, dans un but lucratif ou non. Mais comment être à la fois un patron, un employeur juste, et une personne qui souffre et a besoin d’aide ? Comment être une employée compétente et suffisamment à distance de la personne aidée, quand il s’agit de son employeur ? Cela me semble difficilement conciliable. Qui aide qui ? Qui est le patron ? Quelle est la nature exacte de la relation ? Qui pose le cadre ? Celui qui rémunère ou celui qui aide ? Et que signifie “aider” dans ce cadre ?
Elles sont courageuses, ces femmes, à vouloir gagner leur pain de la sorte, mais jusqu’où ? Souvent, cela crée plus de dépendance chez la personne aidée qui en demande toujours plus à son “aidante”, mais pas toujours dans le sens du mieux-être, de l’autonomie, du sens véritable du soin. Cela peut paraître confortable quand l’autre fait à notre place, dans certaines circonstances. Mais, pour moi, ce n’est pas rendre service à la personne aidée et cela ne va pas dans le sens du soin et de la vie. En effet, peut-on dire “oui” à toutes les demandes (demandes sexuelles, demandes à mourir) ?
Quand et comment doit-on dire “stop” dans l’aide apportée à une autre personne ? De mon point de vue, la relation employeur-aidé, dans la relation aidant-aidé, n’est pas souhaitable. On ne peut pas être à la fois l’employeur et être aidé dans sa vie intime par une personne que l’on paie soi-même. Cela génère de la confusion, car on ne peut pas être juge et partie ! Sinon, on risque d’aller tout droit vers des abus de faiblesse, dans les deux sens de la relation. C’est une façon de rendre l’autre fou, pour paraphraser le titre du livre L’effort pour rendre l’autre fou du psychanalyste américain Harold Searles (Ed. Gallimard, 1977). Car il existe un risque d’identification à la folie de l’autre lorsque cette relation est trop fusionnelle et peut prêter à des brouillages dommageables. Pour éviter cette folie, il faut un tiers, la loi ; il faut une certaine distance, chacun gardant son corps, ses pensées, sa dignité et ne se faisant pas contaminer par l’autre.
Autre cas de figure : quand la personne vieillissante souffre de problèmes psychiques et/ou physiques qui l’empêchent de vivre seule dans son logement, elle est dirigée vers un EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Il n’est alors pas rare de voir la femme de ménage continuer d’aider sa “protégée”. Les deux peuvent même devenir inséparables ! Il arrive que la résidente en demande trop à son employée et ne fasse plus confiance au personnel paramédical formé. Elle peut dénigrer ce dernier et estimer que la seule référente est la personne qu’elle paie elle-même. Il est nécessaire d’arrêter la boucle infernale de cette dépendance affective et financière. Autrement, au sein de l’EHPAD, risque de se jouer une rivalité de rôle où la place de chacun n’est plus respectée. D’autant qu’en fin de vie, chacun vit un processus de deuil par rapport à sa propre mort dont l’une des étapes est le marchandage – avec Dieu, avec le destin, avec les proches, avec soi-même –, ce qui peut faire naître un sentiment de culpabilité Tout cela fait partie du processus de deuil(1), mais la femme de ménage qui joue la soignante n’est au courant de rien ! Et combien la personne âgée serait-elle prête à lui donner pour l’illusion de retrouver sa jeunesse ?
J’ai connu des femmes de ménage qui dépassaient leur fonction de dame de compagnie et se faisaient reprendre par des directeurs d’EHPAD ; d’autres qui finissaient par devoir faire de véritables séances de psychothérapie dans le bureau du psychologue de l’établissement, tant elles allaient à contre-courant de la démarche de soin entreprise par le personnel de ces établissements et tant elles étaient épuisées de trop en faire. Arrêtons ce saccage humain ! A chacun sa place, si le cadre est bien posé. Mais, encore une fois, qui pose le cadre ? La personne âgée, la salariée, la famille, le tuteur, le directeur d’établissement ?
D’autres personnes peuvent inciter leur aide à domicile à démissionner de leur poste de salariée d’une structure reconnue par l’Etat (donc encadrée, suivie et formée) en leur proposant un meilleur salaire. Mais, là encore, rien ne va plus quand il faut compter l’argent et que la personne âgée a surestimé ses possibilités financières. Nous savons bien que l’évaluation de l’argent peut nous faire défaut quand nous entrons dans le grand âge et qu’il est parfois préférable de protéger la personne âgée par une mesure de curatelle ou de tutelle. Toute personne peut anticiper ces problèmes en nommant un curateur lorsqu’elle est encore en pleine capacité de ses moyens, par une déclaration devant un notaire(2).
Faut-il encore avoir touché notre vulnérabilité assez jeune pour prévoir et anticiper ce genre de situation ? A chacun ses mécanismes de défense et son rythme du processus de deuil. Pour en revenir à la relation de travail “de gré à gré”, je suis pour la liberté des deux parties. Mais jusqu’où ? Et quel est le rôle de l’Etat ? “Ne réduisons pas le mot ’esclavage’ à la seule couleur noire”, rappelait Lilian Thuram(3). Ne s’enferme-t-on pas, dans ces cas-là aussi, dans une relation de maître à esclave ? Chacun d’entre nous pourrait fort bien devenir à tour de rôle esclave, puis esclavagiste, surtout quand on a peur de mourir à la fin de sa vie. Nous pouvons tous nous embringuer dans la danse vicieuse de la victime, du bourreau et du sauveur, à l’intérieur de nous-mêmes. On se rend la vie infernale et on la rend très difficile à ceux qui nous accompagnent. Alors, arrêtons le massacre et osons regarder nos parties d’ombre pour une vie plus sereine en tentant d’aller vers une vieillesse moins pénible !
Ces femmes de ménage se sacrifient beaucoup pour travailler, créer une famille sur un territoire des droits de l’Homme. Mais à quel prix ? A celui de leur santé, de leur évolution personnelle ? L’une d’entre elles expliquait : “J’ai cru que je pouvais tout faire pour mes enfants, être une immense colline.” Une autre s’interrogeait : “Que faire ? Retourner à l’école pour aider ma fille”(4). Le plus souvent, elles ignorent que le droit du travail les protège et elles méconnaissent la culture qui les a accueillies. Elles n’ont pas eu le temps d’étudier, de s’arrêter pour reprendre leur souffle, pour se poser des questions. La formation est donc un beau cadeau à offrir à sa femme de ménage pour qu’elle puisse s’estimer davantage, mieux apprendre la langue du pays où elle travaille, avoir un diplôme, améliorer ses compétences…
C’est grâce à la diversité des cultures, à la diversité de la culture, que l’on peut accéder à une liberté. La plus importante est celle de penser, qui conduit à celle de construire sa vie selon ses valeurs et ses besoins fondamentaux. La liberté, ce n’est pas : “Je fais ce que je veux”, mais une invitation au courage de se remettre en cause, d’entamer un long travail sur soi, de bûcher et de fouler sa terre ancestrale pour en tirer des trésors de paix et de richesses, et non des chaînes qui nous font mal aux pieds et au corps. Si je pouvais émettre un souhait pour les prochaines années, ce serait que chaque employé et chaque employeur reçoive des informations sur les formations existantes et soit davantage contrôlé par l’Etat pour juger son aptitude au poste d’employeur ou de salarié dans le domaine de l’aide à la personne. L’enjeu est trop important : la santé et le bien-être de ceux que l’on aime et de ceux qui aident, professionnellement ou bénévolement.
On pourrait aussi développer la solidarité auprès de nos anciens, en formant des bénévoles et des adhérents des systèmes d’échanges locaux (SEL) dans les grandes villes, comme dans les campagnes. Les buts d’un SEL sont de privilégier le lien plutôt que le bien, de valoriser les savoirs, les savoir-faire et la responsabilité de chacun dans la coopération, la solidarité et la réciprocité. Cela favoriserait le développement d’un autre système économique, moins basé sur l’argent et les biens matériels, davantage sur le lien. Levons-nous pour plus de justice et de solidarité. Restons prudents et confiants à la fois, car on ne sait pas ce que nous révélera notre vieillesse. On n’accède souvent à la clé de l’énigme qu’à la fin du livre… Prenez soin de vous, ralentissez pour goûter chaque instant… »
(1) Guide AS aide-soignant – Ed. Masson, 2006.
(2) Tutelle, curatelle et autres mesures de protection – La Documentation française, 2016.
(3) Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama – Lilian Thuram – Ed. Philippe Rey, 2010.
(4) Prière à la Lune – Fatima Elayoubi – Ed. Bachari, 2006.