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« Le travail social ne peut pas être délégué à une machine »

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Le numérique, l’intelligence artificielle, les robots envahissent tous les pans de la société et risquent de transformer le monde du travail. Philosophe et spécialiste du Big Data, Bruno Teboul démontre dans son dernier livre que très peu de secteurs professionnels seront épargnés. Mais, pour l’heure, les travailleurs sociaux sont à l’abri.
Qu’entendez-vous exactement par le terme « robotariat » ?

J’ai construit ce concept à partir des mots « robot » et « prolétariat » car il y a, me semble-t-il, une accélération de ce que l’on appelle l’« automatisation ». Celle-ci est liée à la numérisation de plus en plus conséquente du monde via Internet, les réseaux sociaux, les mobiles, les algorithmes, le déluge des données avec le Big Data, l’industrie de l’intelligence artificielle, les logiciels qui permettent d’automatiser les processus ou la prise de décision en lieu et place de l’être humain. Il y a une véritable convergence du travail et de la technique. En substituant la robotique au travail humain et en vidant les usines de ses ouvriers, le robotariat va aboutir à la fin du prolétariat, mais il va aussi donner naissance à une nouvelle forme d’élite, que j’appelle l’« élitariat », autrement dit tous ces collaborateurs très diplômés et spécialisés qui vont dépendre de ces machines. Ce qui, à terme, va créer de nouvelles psychopathologies au travail, refonder les théories du management et modifier le code du travail.

Quel est le risque d’une société qui se robotise ?

Les conséquences immédiates de ce tsunami concernent le secteur économique, et notamment l’emploi. Toutes les études prospectives montrent qu’une polarisation du marché du travail va apparaître. On aura, d’un côté, les salariés les moins qualifiés et les moins diplômés qui continueront à avoir du travail (ce sont, par exemple, les personnes sur les plateformes numériques de type Amazon, Facebook…) et, à l’opposé, des salariés surdiplômés et très recherchés, sorte de nouvelle élite technoscientifique payée à prix d’or. Au milieu, il va y avoir une érosion des classes moyennes dans le secteur industriel et tertiaire, où les métiers se robotisent. Ce n’est pas le travail qui va se raréfier, c’est l’emploi salarié. De nombreux économistes, parmi lesquels des prix Nobel, estiment que nous vivons une période de stagnation de la croissance et que l’ère industrielle de la robotique n’a pas amené les progrès de la productivité tant espérés. Uber et Airbnb ont amélioré le service aux clients mais n’ont pas relancé la production automobile pour l’un ni dopé la construction de logements pour l’autre. Il n’y a pas eu, non plus, de révolution en matière d’innovations, comme a pu être l’électricité en son temps. En réalité, l’automatisation détruit plus d’emplois qu’elle n’en crée. Peu de catégories professionnelles sont épargnées par ce phénomène. Jusqu’il y a peu, rien ne laissait présager que l’intelligence artificielle remplacerait en partie les « cols blancs ». C’est pourtant ce qui commence à se produire.

C’est-à-dire ?

Aux Etats-Unis, des cabinets d’avocats peuvent déjà avoir recours à un avocat virtuel, fruit du développement de l’intelligence artificielle et de l’informatique cognitive. Ces machines ont ingéré les articles de loi, la jurisprudence, l’ensemble des données juridiques disponibles et sont capables de fournir à la demande un contrat, un jugement type… C’est pareil pour les magistrats, les notaires, les huissiers. On entre dans une ère d’hyperspécialisation avec des cursus de plus en plus longs, de plus en plus complexes. L’ère numérique redessine les métiers. Il y a une accélération des connaissances, chacun doit devenir expert dans son domaine et, en plus, acquérir des savoirs liés à la technologique extrêmement pointus. Désormais, si vous êtes juriste, vous ne pouvez plus ignorer le droit des données personnelles… Toutes les disciplines sont concernées. C’est d’autant plus compliqué que l’information explose de partout, il y a pléthore de données, bonnes ou mauvaises, qu’il faut assimiler. Or nos compétences humaines sont liées aux capacités de notre cerveau, qui ne sont pas forcément extensibles – contrairement aux machines, qui sont capables d’intégrer une quantité illimitée d’informations ultrarapidement.

Cette mutation technologique va-t-elle avoir un impact sur les métiers qui concernent le secteur social ?

Je pense que les métiers du social sont relativement protégés par l’automatisation. Le travail d’un éducateur spécialisé passe d’abord par la relation humaine et l’approche bienveillante, et non par la médiation technologique. Les travailleurs sociaux sont indispensables, je crois même qu’ils vont avoir un rôle à jouer de plus en plus important. Leur mission d’accompagnement dans l’insertion ou la réinsertion sociale passe par l’expertise humaine et ne peut pas être déléguée à une machine. Ce n’est pas un programme informatique ou un robot de compagnie qui va permettre à des gens de retrouver le sens de leur vie. Dans ces professions, on a besoin d’écoute, d’empathie, de conversation, de communication… Tout simplement d’humanité. Elle s’exprime au niveau du visage, du langage corporel, de l’expression orale, de la parole. Tout cela n’est pas substituable par des codes et des algorithmes. D’ailleurs, en matière d’intelligence artificielle, la seule barrière que l’on n’ait pas pu dépasser jusqu’à présent est celle du langage. On a également beaucoup de mal à créer des machines émotionnelles. Tant qu’existe la médiation par le langage, les métiers médico-sociaux sont à l’abri.

N’y a-t-il pas cependant des bénéfices au fait de confier les tâches ingrates à des robots ?

Bien sûr, il est salutaire que des tâches qui peuvent être répétitives et pénibles, sans valeur ajoutée, soient confiées à des machines. Cela peut effectivement être intéressant que des caisses automatiques remplacent des caissières ou que des robots se substituent à des manutentionnaires. Mais que fait-on des personnes qui occupent ces postes et qui, du jour au lendemain, ne vont plus travailler ? La question reste entière. La seule réponse qui soit proposée actuellement consiste à faire croire que la formation va tout résoudre. Or ce n’est pas vrai. Malheureusement, on ne peut pas transformer tous les employés en architectes pour le Cloud, ou en scientifiques des données (« data scientists »). Ce n’est pas du défaitisme, mais juste un principe de réalité. Aujourd’hui, les emplois qui recrutent sont très qualifiés et nécessitent d’être très diplômé. Ou alors ce sont les emplois du soin – ou du « care », comme on dit – et de la création (des métiers de bouche aux métiers d’art, en passant par l’artisanat) qui sont difficilement reproductibles par une machine, mais cela concerne peu de secteurs. Or, selon les prévisions, environ 3,5 millions de salariés en France vont être sacrifiés sur l’autel de l’automatisation d’ici à 2025-2030. Que va-t-on faire d’eux ? C’est cette période de transition qui m’inquiète. Uber, Netflix… Ces nouvelles sociétés de l’hypercapitalisme font plusieurs milliards de chiffre d’affaires, mais n’emploient chacune que 3 000 à 4 000 salariés.

Y a-t-il des alternatives à cette automatisation programmée de la société ?

L’urgence est de redéfinir le cadre social de la société et d’essayer de construire un avenir acceptable pour tous. Nul ne pourra arrêter le mouvement qui est en marche, et cela n’est d’ailleurs pas souhaitable. Pour autant, il faut trouver des solutions. Parmi les pistes, il est essentiel d’opérer une refonte de l’enseignement, de la formation et de l’apprentissage pour adapter les programmes aux besoins des nouveaux métiers. Il faut réfléchir aussi à une nouvelle réduction du temps de travail. Il est possible de passer à la semaine de 32 heures sans perte de productivité ni de revenu. Cela fonctionne dans les pays scandinaves comme la Suède et la Norvège et, en France, la semaine de quatre jours est déjà une réalité dans 400 entreprises. En parallèle, la mise en place d’un revenu universel pourrait servir de bouclier à cette automatisation en permettant à tout un chacun de subvenir à ses besoins. Il pourrait être financé par une taxe sur les flux boursiers générés par le « nanotrading », qui permet d’engendrer des bénéfices à la nanoseconde sur des ordres d’achat à prix gonflés artificiellement et qui représentent des centaines de milliards en volume de transactions. Pour lutter contre la pauvreté au niveau local, une autre idée est d’ouvrir les parcs et les jardins publics à la permaculture afin que les gens du quartier puissent venir cultiver leur petit lopin de terre. Cela s’est fait à Détroit (Etats-Unis), ville où le taux de chômage a atteint 50 % de la population active. Grâce à l’impulsion d’une association, les habitants ont mis en place un projet fédérateur et la ville est désormais le premier marché agricole à ciel ouvert du pays. Tout cela participe d’un projet de société plus humaine, solidaire et éthique.

Propos recueillis par Brigitte Bègue

Repères

Bruno Teboul est philosophe et spécialiste du numérique, membre de la gouvernance de la chaire Data Scientist de l’Ecole polytechnique. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’ubérisation de l’économie et sur le Big Data. Son dernier livre Robotariat (éd. Kawa, 2017) est consacré à l’automatisation de la société.

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