Difficile de traduire en statistiques la traite des êtres humains. Les victimes vivent « dans la précarité et la clandestinité » et, du fait des menaces ou violences exercées par leurs exploiteurs, déposent rarement plainte, expliquent la mission interministérielle de protection contre les violences faites aux femmes et de lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) et l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) dans une récente étude conjointe(1).
Dans le cadre du plan d’action national contre la traite des êtres humains 2014-2016(2), les deux organismes ont créé un outil de mesure de ce phénomène, en partenariat avec le collectif Ensemble contre la traite des êtres humains. Un questionnaire a été adressé à 59 associations, dont 13 ont pu fournir des données pour l’année 2015(3). L’activité observée n’intègre donc pas encore les effets de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées (voir ce numéro, page 41). « Cette étude est la première qui rassemble des données statistiques des associations recevant des victimes de traite » en France, soulignent les auteurs. Si ces données ne sont pas appelées à être représentatives, elles aident à décrire le profil de cette population. L’enquête a porté sur 1 826 personnes « en situation de traite » (88 % de femmes) qui ont bénéficié d’un suivi d’une des associations. Ce sont ces dernières qui ont caractérisé la forme de traite subie.
L’exploitation sexuelle est la plus représentée (81 %), loin devant la servitude domestique (10 %), la contrainte à commettre des délits (4 %), le travail forcé (4 %) et la mendicité forcée (1 %). La prédominance de la prostitution tient en partie au fait que 12 des 13 associations répondantes ont fourni des données à ce sujet, et que cinq d’entre elles sont spécialisées dans ce champ. Un fait marquant de la prostitution tient à l’origine des victimes suivies : 60 % sont originaires du Nigeria, du fait de l’« importance des réseaux de traite » en lien avec ce pays, relèvent les auteurs. Quelque 16 % des personnes viennent d’Europe (5 % de France, 4 % de Roumanie, 3 % de Bulgarie…). Les victimes suivies sont à 92 % des femmes. Neuf sur dix sont majeures (83 % avaient de 18 à 29 ans), mais 10 % d’entre elles étaient mineures au début de leur exploitation, signalent la Miprof et l’ONDRP. Dans 99 % des cas, leur transfert en France a été organisé par l’exploiteur ou l’un de ses intermédiaires. Huit victimes sur dix sont ou ont été hébergées par un exploiteur, ce qui renforce le contrôle exercé sur ces dernières et complique d’autant le travail des associations.
En ce qui concerne la servitude domestique (contraindre une personne à effectuer, de manière quotidienne, des tâches domestiques), 96 % des victimes sont des femmes. Les deux tiers sont âgées de 25 à 39 ans, mais les associations signalent la présence de quatre mineurs parmi les 185 victimes. Les deux tiers viennent d’un pays d’Afrique du Nord ou de l’Ouest. Dans 35 % des cas, l’exploiteur est un membre de la famille.
Le travail forcé, en revanche, est subi principalement par des hommes (74 %), tous majeurs dans l’enquête, âgés pour la plupart de 25 à 39 ans. Six sur dix sont originaires d’Afrique du Nord ou de l’Ouest. « Certains secteurs semblent particulièrement à risque : l’agriculture, le bâtiment, la restauration, etc. Les victimes travaillent souvent dans des conditions indignes et vivent dans des situations précaires », dépeignent les auteurs.
La contrainte à commettre des délits concerne des personnes « toutes mineures et dans leur quasi-totalité originaires de l’Europe de l’Est et du Sud » (Roumanie, Bosnie-Herzégovine, Serbie…). Filles et garçons sont en proportions égales. En majorité, ils sont amenés à commettre des vols (à la tire, au distributeur de billets…), des arnaques à la charité ou encore des trafics de stupéfiants. L’exploiteur fait partie de la famille ou de la belle-famille dans près des deux tiers des cas. Cela rend l’approche plus difficile pour les associations, car les jeunes peuvent être réticents à « trahir » leurs proches pour abandonner ces activités. Enfin, les organismes sondés n’ont suivi que 13 victimes de mendicité forcée : dix majeurs et trois mineurs (dont une seule femme). Un sur deux présentait un handicap.
Les données sur l’accompagnement proposé « ne présentent pas de grandes différences en fonction des formes d’exploitation », observent la Miprof et l’ONDRP. Un tiers (32 %) des victimes suivies ont été rencontrées lors des activités des associations, « telles que des permanences ou des maraudes ». Un autre tiers d’entre elles (34 %) ont été orientées par une autre structure (association, services sociaux). Seules 13 % se sont présentées spontanément. D’autres, dans une moindre mesure, ont fait l’objet d’un signalement par un tiers.
Dans l’enquête, les associations ont souligné la complexité de la rencontre avec les personnes, « d’une part, parce qu’elles ne se reconnaissent pas en tant que victimes et, d’autre part, car elles sont très mobiles (en France et en Europe) ». De plus, « l’insuffisance de la formation des professionnels pour identifier les victimes de toutes formes de traite a été évoquée ». Huit victimes sur dix ont bénéficié d’un « accompagnement sanitaire et social », ce qui inclut notamment certaines aides aux démarches administratives. Sept sur dix ont reçu une assistance juridique. Près des deux tiers (61 %) ont été aidées pour les démarches liées au droit au séjour. Un tiers avaient fait une demande de titre au moment de l’enquête. Les associations soulignent que l’obtention d’un tel document fait partie des difficultés dans le suivi des personnes. De plus, 12 % des victimes ont été épaulées pour les démarches liées à une demande d’asile ou de protection subsidiaire. Un peu moins de 20 % des victimes se sont déplacées à la police ou à la gendarmerie. Parmi elles, seulement la moitié (47 %) ont porté plainte – l’étude n’analyse pas les suites données, car les réponses ne sont pas assez nombreuses.
L’ONDRP et la Miprof comptent renouveler l’enquête chaque année. Ils s’apprêtent à collecter les données de 2016 – en espérant « atteindre un plus grand nombre d’associations » – et évoquent par ailleurs la « publication à venir » de données administratives sur les victimes et les auteurs de traite enregistrées par les ministères de l’Intérieur et de la Justice, toujours dans le cadre du plan national.
(1) Les victimes de traite des êtres humains suivies par les associations en France en 2015 – Grand angle n° 43 – juin 2017 –
(3) Dont l’Amicale du nid ; Les Amis du bus des femmes ; Accompagnement, Lieux d’accueil, Carrefour éducatif et social (ALC) ; le Comité contre l’esclavage moderne (CCEM) ; Aux captifs, la libération ; Hors la rue ; l’Ordre de Malte France.