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L’accompagnement social percuté par l’e-administration

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La dématérialisation des services publics a provoqué l’afflux, dans les services sociaux, d’un public distant du numérique. Ayant pris conscience que cette transformation bouleverse tous les aspects de leur vie, certains territoires n’hésitent plus à accompagner ces usagers en intégrant cet aspect dans les démarches globales d’insertion.

Janvier 2016 : la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) et la Mutualité sociale agricole (MSA) lancent la prime d’activité, première prestation sociale accessible uniquement via Internet. Mars 2016 : Pôle emploi rend obligatoire l’inscription en ligne sur tout le territoire français. Deux dates clés dans un processus dit de « simplification de l’administration » qui a déjà conduit à la dématérialisation d’une trentaine de services courants et qui devrait s’achever, selon l’engagement du président Emmanuel Macron, par la dématérialisation de l’intégralité des procédures administratives d’ici à la fin de 2022.

Si cet « Etat plateforme » peut satisfaire aux exigences de la France connectée, il n’en va pas de même pour les 16 % de la population, très majoritairement âgés, qui n’utilisent pas d’ordinateur, ou pour les 14 % qui se disent en difficulté avec les démarches en ligne (voir page 23). Parmi eux, on estime à 5 millions le nombre de personnes – salariés peu qualifiés, familles monoparentales, jeunes demandeurs d’emploi – qui cumuleraient précarités sociale et numérique.

Les contours de cette nouvelle forme d’exclusion demeurent imprécis. L’association Emmaüs Connect, qui depuis 2010 accompagne au numérique les personnes fragilisées, relève un paradoxe dans le public des missions locales(1). Si les jeunes en insertion professionnelle qui fréquentent ces institutions sont 82 % à posséder un ordinateur, 59 % un smartphone et 84 % un compte Facebook, à l’image, donc, du monde des connectés, la moitié d’entre eux sont dans l’incapacité de conduire une recherche d’emploi, faute d’utiliser une adresse électronique. Le préjudice qui en résulte ne concerne pas seulement les prestations sociales ou l’emploi. « Dans la mesure où le mouvement de dématérialisation des services est universel, il impacte aussi le logement, la mobilité, la santé, la consommation et le crédit. C’est jusqu’à des services du quotidien, comme le paiement des frais de cantine scolaire, qui d’un jour à l’autre peuvent devenir inaccessibles à des personnes qui ignorent le fonctionnement d’un site Internet », observe Camilo Arias Goeta, chef de projet à WeTechCare, une structure lancée par Emmaüs Connect pour outiller les acteurs sociaux dans la mise en œuvre d’une stratégie d’inclusion numérique.

Rendre les usagers autonomes

La vague de dématérialisation a précipité le débat sur la position des professionnels du social face aux nouvelles technologies. Avec un choix simplissime : soit aider les personnes venant solliciter les services sociaux pour des démarches en ligne, quitte à faire celles-ci à leur place pour gagner du temps ; soit travailler à des solutions de fond avec la volonté de rendre les usagers autonomes. Une seconde option qui, sous une pression de plus en plus perceptible dans les services, commence à être envisagée au nom du principe de réalité. « Certains publics ne pourront jamais devenir autonomes sur le numérique sans accompagnement continu, notamment les personnes illettrées, handicapées, celles qui maîtrisent mal le français ou qui ont des difficultés avec le langage administratif. Et de nombreux travailleurs sociaux prennent conscience qu’il n’est plus possible d’écarter le numérique de leurs priorités d’action, car il en va désormais de l’insertion dans la société de leurs usagers », analyse Camilo Arias Goeta.

Les réponses n’en sont qu’à leur début. Rares sont les territoires qui ont réuni autour de la table acteurs sociaux, antennes de services publics et médiation numérique pour engager une stratégie d’ensemble. Dans le Morbihan, l’un des départements les plus avancés, le déclencheur est venu de la réduction de la présence des services publics en milieu rural, dont la caisse d’allocations familiales (CAF) et Pôle emploi. Renvoyés vers Internet, certains usagers n’ont eu d’autre recours que de se tourner vers les mairies ou vers les points d’accès numériques que leur indiquaient les administrations. « Le pire aurait été de se défausser de la situation, commente Jeannine Le Courtois, directrice du développement social et de l’insertion du Morbihan. Si nous n’étions pas capables de construire une réponse d’ensemble avec les services qui dématérialisaient, il était clair que les gens allaient continuer à frapper à toutes les portes. »

Afin de mesurer les besoins d’accompagnement, le département a piloté en 2016 une étude sur la maturité numérique des personnes qui fréquentent les guichets des services sociaux et des opérateurs de services publics du territoire. Sur 1 250 personnes interrogées, 56 % se révélaient autonomes sur le numérique, 31 % avaient un niveau de compétences insuffisant pour faire des démarches administratives en ligne et 13 % n’utilisaient jamais Internet. L’étude révèle, outre le défaut de maîtrise de l’ordinateur, des freins liés à la méconnaissance, à la peur de se tromper ou à la difficulté avec le langage administratif. Même les personnes maîtrisant le numérique avaient besoin, pour 80 % d’entre elles, de réassurance sur l’utilisation des sites administratifs. Preuve d’une véritable attente de solutions, un tour de table des acteurs de terrain dévoilait que 70 % des structures de l’action sociale, de la médiation numérique et de la solidarité recevaient déjà des demandes concrètes d’accompagnement numérique de la part de leurs usagers. « Ce constat a permis de dépasser nos modèles d’intervention et de bâtir une vision claire d’un réseau d’inclusion numérique à l’échelle du département », explique Jeannine Le Courtois.

Évaluation des difficultés

Une expérimentation sur deux territoires – le pays de Ploërmel et Vannes – vise à accompagner les différents types de publics en fonction de leur parcours d’accès aux services en ligne. Quel que soit le point d’entrée dans le dispositif, chaque personne qui sollicite un soutien dans ses démarches en ligne fait l’objet d’une évaluation de ses difficultés, avant d’être aiguillée vers une structure susceptible d’y apporter une réponse personnalisée. Des outils ont pour cela été développés avec lesbonsclics.fr, la plateforme d’e-learning mise en place par WeTechCare. Ils fournissent un ensemble de ressources aux partenaires : un guide d’évaluation des compétences numériques, des tutoriels pour l’apprentissage des usages numériques essentiels (créer une boîte e-mail, naviguer sur Internet) ou pour se familiariser avec l’e-administration. « Le but est d’avoir une démarche coconstruite et de partager les mêmes outils entre les différentes parties prenantes du territoire, y compris la CAF et Pôle emploi. Les moins initiés des usagers peuvent trouver de la formation au sein du réseau, s’entraîner au remplissage d’un document administratif sur la plateforme web, participer à un atelier ou encore se faire accompagner s’ils ne maîtrisent pas le français », détaille Jeannine Le Courtois.

Au centre communal d’action sociale (CCAS) de Vannes, on attend avec impatience la généralisation à l’ensemble du département du plan d’inclusion numérique, prévue pour 2018. Si le flux des demandes d’aide reste pour l’heure contrôlable, chaque dématérialisation, chaque fermeture de guichet s’accompagne de son lot de personnes qui viennent demander de l’information. Avec la dématérialisation complète du revenu de solidarité active (RSA), prévue pour courant 2017, et bientôt celle des impôts, programmée pour 2018-2019 (2), l’actuelle politique d’accueil sans rendez-vous risque d’être mise à rude épreuve, redoute Christelle Frossard, directrice du CCAS. « On se retrouve avec des personnes qui sont confrontées pour la première fois à une difficulté sociale. Faute d’avoir pu accomplir une démarche en ligne, elles se retrouvent en rupture de droits. » Le CCAS voit frémir la demande d’un public âgé de 70 à 80 ans, jusqu’alors tout à fait autonome dans ses démarches. « Demain, soit ils vont faire appel aux services sociaux, ce qui n’est pas dans leurs habitudes, soit ils se tourneront vers leurs proches. A défaut, ils risquent de se retrouver sans droits », prédit Christelle Frossard. La permanence d’écrivain public s’est transformée en permanence d’écrivain public numérique. A l’accueil, une jeune femme en mission de service civique fait un premier point numérique avec les personnes venues solliciter une aide. Si besoin, elle les reçoit devant un ordinateur pour des procédures simples. Les agents d’accueil ont, quant à eux, été formés à faire passer un test d’autonomie numérique et travaillent en lien avec les partenaires du réseau d’inclusion.

Médiation active

L’attitude des travailleurs sociaux morbihanais a été déterminante, ajoute Sabrina Bernard, responsable du territoire d’intervention sociale de Ploërmel. « Passé le refus initial d’endosser les conséquences des dématérialisations, la certitude que ces évolutions devenaient inéluctables s’est imposée. » Plutôt que de transformer les professionnels en supplétifs de l’e-administration, le choix a été fait de les engager dans une politique de médiation active, explique-t-elle. Au centre médico-social de Ploërmel, des ateliers d’initiation à la vie numérique ont été confiés aux travailleurs sociaux. « Les usagers sont rassurés, puisqu’ils connaissent le travailleur social et qu’ils vont accomplir dans ces ateliers un travail individualisé, en fonction des attentes ou des intérêts qu’ils auront exprimés sur la consommation, l’information, la recherche d’emploi, avec, par exemple, un apprentissage du fonctionnement de sites comme Le Bon Coin. » Courant 2017, les ateliers seront délocalisés dans les espaces publics numériques du territoire, dans l’idée d’établir une passerelle avec des institutions de droit commun.

Pour Sabrina Bernard, les premiers résultats contredisent bien des certitudes. « Au début, en 2016, on nous a expliqué que 10 % de la population resterait en marge du numérique, quoi qu’on fasse. En dépit de cet alarmisme sur la fracture numérique, les progrès des usagers sont réels et les travailleurs sociaux s’investissent d’autant plus dans ces ateliers qu’ils voient les résultats sur l’autonomie des personnes. »

En Seine-Saint-Denis, la directrice adjointe de la prévention et de l’action sociale au conseil départemental, Flora Flamarion, estime même nécessaire de capitaliser sur les possibilités inclusives d’Internet et observe que « la vie des services est déjà en train de se restructurer autour du numérique ». Avec une forte population précarisée, ce département de la couronne parisienne s’est engagé dans la dématérialisation de ses propres prestations sociales, en parallèle à celle des services publics. « L’idée est que certains usagers n’auront plus à se déplacer dans une administration, ce qui laissera plus de temps à consacrer à ceux qui éprouvent de grandes difficultés », justifie Flora Flamarion.

Afin d’anticiper cette transformation de l’accompagnement social, une expérimentation a démarré sur six sites pilotes. Elle devrait aboutir en 2018 au rapprochement des services sociaux de polyvalence (service social, aide sociale à l’enfance et protection maternelle et infantile) dans des maisons départementales des solidarités. L’objectif est double, précise la représentante du département de Seine-Saint-Denis. D’une part, reprendre la main sur l’outil numérique et déterminer où commence et où s’arrête l’offre de services qu’une circonscription d’action sociale peut proposer. D’autre part, outiller les professionnels. « Internet offre une ressource aux travailleurs sociaux pour aborder avec les usagers des domaines comme la consommation, le budget, voire la parentalité, par exemple en pouvant consulter le bulletin scolaire de son enfant. Et cela jusque dans des interventions collectives conduites avec le réseau des partenaires. » D’ores et déjà, la question de l’aménagement de ces nouveaux lieux est posée. Des pistes sont évoquées, comme la création d’accueils où les usagers pourront tester des tutoriels d’initiation, solliciter un travailleur social formé à la médiation numérique ou se faire aider par un écrivain administratif numérique dans leurs démarches. D’autres services nouveaux restent à inventer, ajoute Flora Flamarion, qui se dit prête « à saisir toute occasion de répondre à une préoccupation devenue très présente dans le quotidien des travailleurs sociaux ».

Même ambition du côté de la ville de Paris, dont l’imposante direction de l’action sociale, de l’enfance et de la santé (DASES), forte de 300 travailleurs sociaux, a commencé à enregistrer le décrochage numérique des publics les plus fragiles dès le début de 2016. Une étude réalisée dans la foulée auprès de plus de 250 opérateurs sociaux parisiens publics et privés montrait que 80 % d’entre eux étaient déjà sollicités pour l’aide aux démarches administratives en ligne, et que la moitié proposait de l’accompagnement numérique, depuis le simple soutien jusqu’à la formation. Côté public, 20 % des Parisiens en insertion n’étaient pas en mesure d’utiliser le numérique en toute autonomie.

Des « ambassadeurs numériques »

Face à ce constat, la capitale a lancé en janvier 2017 un chantier d’inclusion numérique des Parisiens en difficulté. En lien avec Emmaüs Connect et les acteurs institutionnels, notamment la CAF, Pôle emploi, les missions locales et les associations, l’objectif est d’aboutir, au cours du second semestre 2017, à une offre de services cohérente et partenariale en matière d’accès aux équipements numériques et de médiation numérique. « La stratégie qui sera proposée reposera sur une approche globale de lien social, avec, par conséquent, une dimension de mise en réseau des acteurs très importante », anticipe Laurence Assous, sous-directrice de l’insertion et de la solidarité à la DASES.

Deux territoires d’intervention sociale, le XIIIe arrondissement, d’une part, les XIe, XIIe et XXe arrondissements, d’autre part, servent d’éclaireurs à travers le développement du dispositif E.services, conçu pour accompagner les usagers de service social vers une plus grande autonomie dans les démarches dématérialisées. Les services sociaux impliqués travaillent en lien avec des structures telles que les espaces publics numériques, les points d’accès aux droits ou les PIMMS (points information et médiation multiservices) afin de coordonner les actions autour des personnes qui ont besoin d’un accompagnement. Le dispositif lui-même est animé par des « ambassadeurs numériques », professionnels de l’action sociale chargés de sensibiliser les partenaires sur l’inclusion numérique et de prodiguer des conseils à leurs pairs sur les possibilités d’orientation de leurs usagers.

Subir ou agir

Reste la formation des intervenants. Une nécessité technique et méthodologique encore largement ignorée des écoles du travail social, regrettent l’ensemble des acteurs engagés dans des démarches d’adaptation. Au point que les modules d’initiation à la médiation numérique et autres tutoriels en ligne proposés par Emmaüs Connect et WeTechCare apparaissent bien souvent comme les seules ressources opérantes.

Pour Jean-Paul Raymond, directeur de la DASES, une question demeure en suspens : le numérique peut-il être considéré comme un outil au service du travail social ? « Soit on subit le numérique comme une fatalité et on essaie de prendre le moins de retard possible pour accompagner les bénéficiaires, soit on est proactif », résume-t-il. Répondre par l’affirmative suppose de passer beaucoup de temps dans des ateliers de réflexion, de s’engager à la recherche d’une vision partagée avec les partenaires du territoire et de déterminer quels outils d’accompagnement seront nécessaires, tant aux professionnels qu’aux usagers, prévient le directeur de la DASES. « A l’échelle de Paris, c’est un chantier monumental : il ne s’agit pas simplement d’apprendre aux travailleurs sociaux à maîtriser un outil, c’est un environnement qu’il leur faut s’approprier. » Un défi que les services publics seront tôt ou tard obligés d’intégrer dans leur logique de dématérialisation.

Emmaüs Connect ou l’insertion 2.0

En quelques années, l’organisation Emmaüs Connect(1) s’est imposée comme une ressource pour les acteurs de l’insertion. Sa création, en 2010, reposait sur « le constat d’une fracture numérique mettant en risque les publics vulnérables » et sur la nécessité de combler cette fracture par un accès aux équipements numériques et à la formation.

Première association née du social à faire du numérique son objet, elle en adopte les codes. Son financement est pour l’essentiel assuré par des fondations d’entreprise de la téléphonie ou de la net-économie, dont celle du géant Google.

Grace au soutien de firmes comme Huawei ou SFR et à celui d’entreprises de reconditionnement de matériel informatique, Emmaüs Connect propose des équipements à moindre coût ainsi que des recharges prépayées pour le mobile et Internet. Parallèlement, elle développe des programmes de formation pour l’acquisition de compétences numériques de base et la prise en main des principaux sites web utiles au quotidien des personnes en difficulté.

Avec la prise de conscience des acteurs sociaux du potentiel d’Internet sur les parcours d’insertion de leurs usagers, l’association s’est scindée en deux, en 2016, en créant WeTechCare(2). Cette « start-up du social » déploie des services web et des supports d’ingénierie qui viennent soutenir les structures de terrain. A l’image de la plateforme lesbonsclics.fr, qui met à la disposition des professionnels des modules d’apprentissage des compétences numériques essentielles, ainsi que des outils d’évaluation du niveau numérique des usagers et de facilitation de la mise en réseau des professionnels. En novembre 2016 était également lancée Clicnjob, une plateforme web et mobile pour l’insertion professionnelle des jeunes éloignés de l’emploi. Utilisée dans les missions locales, elle intègre des parcours d’apprentissage personnalisés autour de quiz et de vidéos pédagogiques, ainsi qu’une palette d’outils de suivi pour les professionnels. WeTechCare espère toucher 1 million de bénéficiaires d’ici à 2020.

Notes

(1) « Les pratiques numériques des jeunes en insertion socioprofessionnelle. Etude de cas : les usagers des missions locales face aux technologies de l’information et de la communication », Yves-Marie Davenel – Les Etudes Connexions solidaires – Mai 2015. Voir aussi Les Cahiers Connexions solidaires n° 2 – 2e trimestre 2015.

(2) En 2018, la déclaration en ligne concernera les revenus supérieurs à 15 000 € par an, avant sa généralisation à l’ensemble des revenus en 2019.

(1) Voir ASH n° 2911 du 22-05-15, p. 20.

(2) Voir ASH n° 2956 du 15-04-16, p. 21.

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