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Cuisiniers en herbe

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Les 8 et 9 avril, la protection judiciaire de la jeunesse organisait la 18e édition des Parcours du goût, dans la banlieue de Lille. Autonomie, gestion du stress, valorisation des potentiels… Dans cette compétition culinaire, l’équipe des Ch’tis Chicons a tout gagné, même si elle n’a remporté aucun prix.

Un dimanche d’avril, à 8 heures du matin, c’est déjà l’effervescence sur le stand des Ch’tis Chicons, à l’occasion des Parcours du goût organisés par la PJJ (protection judiciaire de la jeunesse). L’heure de l’épreuve approche… Ce concours national de cuisine réunit la crème des équipes, 28 au total, sélectionnées sur des critères précis, hors du champ culinaire : obligation d’un partenariat entre deux structures au minimum ainsi que d’une mixité filles-garçons. Cette année, le salon se tient à Saint-André-lez-Lille (Nord), dans une ancienne filature réhabilitée. Le jury s’est déjà installé en face de l’estrade : des chefs étoilés à la retraite, des personnalités locales, telle la préfète déléguée pour l’égalité des chances, des jeunes issus de restaurants d’application de la PJJ, formés pour l’occasion à la dégustation.

Un investissement dans la durée

Repêchés sur le fil, grâce à des désistements, les Ch’tis Chicons sont trois, et ils en veulent… Bastien, 17 ans, Léo, 16 ans, et Thierry, 14 ans(1), viennent de deux structures, le centre éducatif fermé (CEF) de Liévin, et l’unité éducative d’hébergement collectif (UEHC) d’Arras. Inscrits chacun individuellement, ces deux établissements n’avaient pas été retenus. Alors, quand ils ont su qu’un candidat se désistait, ils ont décidé de se représenter ensemble. Ils se sont retrouvés sur ce projet grâce à Nathalie Krasnowolski, adjointe technique territoriale de cuisine à l’UEHC, qu’elle vient juste de rejoindre. Elle travaillait auparavant au CEF de Liévin avec Anne-Marie Bois, l’autre cuisinière du projet. Gérard Leroy, qui officie également aux cuisines de l’UEHC, a accepté de participer à l’aventure. Pour entraîner l’équipe, les trois professionnels aguerris ont fait preuve de pédagogie et de patience. Yaconte Moussa, éducatrice PJJ à Liévin, leur tire son chapeau : « Sans eux, rien n’aurait pu se passer. » Avec d’importants enjeux de responsabilité : « Donner un couteau à ces jeunes n’est pas évident, souligne Gérard Leroy. Il faut leur faire confiance. »

De leur côté, les adolescents ont relevé le défi : la confection en direct d’un plat longuement et soigneusement préparé. Des heures de travail depuis janvier, et quatre-vingts minutes pour donner le meilleur d’eux-mêmes. « C’est un beau moment, nous montrons au public extérieur des jeunes capables de faire quelque chose avec leurs dix doigts. Ils ne sont pas seulement sur un parcours de délinquance », souligne Mustapha Douani, éducateur PJJ. Il travaille à l’UEHC d’Arras, où sont hébergés Bastien et Thierry, et la participation à ce concours est pour lui une première. L’équipe du CEF est, quant à elle, une habituée de la compétition : elle tente sa chance pour la quatrième fois. Yaconte Moussa, depuis dix ans dans cet établissement, apprécie l’impulsion que donne l’événement : « Nos jeunes sont capables de s’investir dans la durée », se félicite-t-elle. Car il fallait avoir la volonté de s’entraîner. Au CEF, l’emploi du temps est très cadré, avec des activités obligatoires. Heureusement, les séances « Parcours du goût » se tenaient après 18 heures, sur le temps libre. « Léo a honoré tous ses rendez-vous, il n’a pas failli à sa parole », souligne l’éducatrice spécialisée.

Une fois par semaine, le mercredi ou le jeudi selon les emplois du temps, l’équipe se regroupait en alternance dans l’un ou l’autre des centres d’hébergement : sous le regard vigilant des cuisiniers et avec leurs conseils précis, ils ont appris la maîtrise des outils et des techniques nécessaires pour la recette. Huit assiettes à produire, à chaque fois. Les professionnels mesurent le chemin parcouru : « Au début, au bout d’un quart d’heure en cuisine, ils allaient fumer une cigarette. Désormais, ils sont capables de rester une heure concentrés et tiennent le timing de façon autonome. » Le projet mobilise aussi leurs camarades, qui ont été chargés de goûter le plat au fil des semaines et de le critiquer pour aider à l’améliorer. Un outil de partage et de discussion, donc, soulignent les éducateurs : « La dernière fois, nous étions comme au restaurant, se souvient Nathalie Krasnowolski. J’en ai eu des frissons. » Elle se tourne vers Léo, bienveillante : « J’espère que ce sera la même chose tout à l’heure ! »

Léo, Bastien et Thierry ont été choisis pour leur goût de la cuisine. Léo a déjà travaillé en contrat d’apprentissage dans un restaurant d’Arras, contrat qu’il n’a pas pu tenir sur la durée. Mais il espère qu’à sa sortie du CEF, alternative à la détention, il pourra se former dans ce métier qu’il aime. Thierry souhaite lui aussi s’orienter vers un apprentissage en restauration : son immersion dans un lycée professionnel s’est bien passée et il devrait intégrer en septembre un centre de formation d’apprentis. Bastien, lui, voudrait plutôt devenir éducateur sportif, mais aime passer du temps derrière les fourneaux. Doté de l’aisance nécessaire à l’oral, il aura pour mission de présenter la recette au jury. Un quatrième jeune du CEF s’était investi dans l’équipe, mais a été incarcéré avant l’épreuve. Il a pu cependant montrer ses talents : l’établissement pénitentiaire pour mineurs de Quiévrechain, où il purge sa peine, participe aux Parcours du goût. Il est passé saluer son ancien établissement, lors du salon. Yaconte Moussa n’a pas manqué l’occasion : « Tu pourrais être avec nous, tu ne crois pas ? » L’adolescent a souri, un peu gêné.

La prise en compte de l’instabilité des équipes

Le règlement du concours organisé par la PJJ tient compte de ce public, dont la stabilité n’est pas toujours le fort. Il stipule : « Nous connaissons la complexité pour certaines structures de prévoir en amont la constitution d’une équipe. C’est pourquoi nous autoriserons les équipes à effectuer des modifications quant à l’identité des jeunes. » Le cas de figure est souvent rencontré en milieu ouvert, plus qu’en milieu fermé.

Ce dimanche, c’est bientôt le moment fatidique. Les Ch’tis Chicons devaient passer en premier, mais leur recette – une ballotine de poulet au maroilles, sauce à la bière, accompagnée d’un risotto safrané et d’endives braisées – avait une saveur trop marquée dès potron-minet. Leur horaire a donc été décalé, et ils sont attendus pour 9 h 25. Les cuisiniers et les éducateurs des deux structures vérifient le matériel : poêles, casseroles, étamine, saucier, assiettes pour la présentation finale. Le stress commence à monter. La recette, inventée par les cuisiniers, devait respecter un cahier des charges : trois ingrédients devaient être choisis dans une liste précise de produits du terroir du Nord et le coût de chaque assiette ne devait pas dépasser 8 €. L’équipe s’installe d’abord dans le back-office pour préparer les bases de la recette, éplucher les légumes, commencer à les cuire, préparer les escalopes de poulet, aplaties entre deux films plastique. Ils ont trente-cinq minutes montre en main, nettoyage compris. Longtemps aux commandes du restaurant La Faisanderie, à Arras, avant de prendre sa retraite, Jean-Pierre Dargent, le président du jury, passe pour vérifier le déroulé de la recette.

Comme un « coup de feu » dans un vrai restaurant

Il est temps, désormais, d’officier face au jury et au public : table de cuisson et fours sont à leur disposition. Sur un vaste écran plat, le chronomètre tourne : quarante-cinq minutes pour tout finir, nettoyer les plans de travail en inox, disposer les ballotines et leur accompagnement sur les huit assiettes et les présenter aux examinateurs. Deux assiettes sont réservées à la dégustation pour les spectateurs. Régulièrement, les jeunes jettent un œil sur le décompte des minutes, mais ne s’affolent pas. Anne-Marie Bois a du mal à ne pas leur venir en aide. Elle se retient, sachant que trop d’interventions des encadrants nuirait à leur note. « Il suffit qu’on leur parle pour qu’ils perdent des points », précise-t-elle. L’exercice d’autonomie est en grandeur réelle et dans des conditions de stress équivalentes à un « coup de feu » en cuisine. « Si le formateur vient faire le geste technique à la place du jeune, le jury en tient compte », confirme Theresa Gilbert, éducatrice PJJ à Saint-Etienne, qui appartient au staff du concours. Un couvercle tombe. La faute à un peu trop de précipitation. Anne-Marie Bois le ramasse discrètement. Bastien prend la direction des opérations. Sa posture a surpris son éducateur, Mustapha Douani. « Je savais qu’il avait le potentiel de devenir le leader positif d’un groupe, mais c’était intéressant de le voir vraiment, souligne-t-il après le concours. Il a pris cette place de façon naturelle et les autres la lui ont laissée. Ils ont compris que, à cet instant T, c’était lui qui avait ce sens du management, pour gérer au mieux la situation. » Cette cohésion de groupe n’était pas gagnée d’emblée : les jeunes ne se connaissaient pas avant d’intégrer le projet.

Hamady Camara, directeur du CEF de Liévin, le rappelle : « Cette manifestation est un média comme les autres pour travailler la socialisation des jeunes. » Puis il détaille les objectifs éducatifs : rencontrer d’autres personnes, jeunes et adultes ; faire partie d’un projet à long terme ; montrer que l’on est capable de quelque chose. « Souvent, ces jeunes passent par la violence parce que c’est le seul outil qu’ils ont pour répondre, ils manquent de confiance, explique-t-il. Ils ont des potentiels mais qui sont enfouis. Ce qui est logique quand, depuis votre plus jeune âge, on ne vous met pas en valeur. Notre travail est de rechercher le déclic. »

Au CEF, l’accompagnement est individualisé au maximum. Après une phase d’observation de deux mois – l’occasion d’un bilan sanitaire, éducatif, scolaire, psychologique et psychiatrique – est établi un document individuel de prise en charge. Pendant les deux mois qui suivent, les objectifs fixés sont mis en œuvre. Les cinquième et sixième mois sont consacrés à la sortie du mineur. Léo a suivi ce parcours, puis son temps de présence au CEF a été renouvelé pour six mois de plus – « pour lui donner toutes les chances », précise Hamady Camara. Le directeur justifie : « Il a un passé de délinquance peu étoffé, possède des valeurs ancrées. Il s’agit de prendre le temps de bien le structurer et de l’assurer professionnellement, pour éviter la récidive. »

Au sortir de l’épreuve, la fierté domine. Thierry avoue qu’il était stressé. Il raconte comment il a aimé la cuisine avec son grand-père, qui lui a appris à préparer le rôti de cheval, un classique du Nord : « C’est un bon souvenir », dit-il. Sans doute comme ce challenge : ils sont allés au bout, seuls, et ont dominé leurs émotions. Le relâchement est visible, surtout pour les timides comme Léo. Maintenant, ils n’ont plus qu’à penser à l’animation de leur stand. Depuis la veille, ils le tiennent avec les éducateurs et les adjoints techniques de cuisine. Faire cuire les gaufres au maroilles, le pop-corn, les crêpes au spéculoos. L’investissement qui leur est demandé est important : samedi, ils sont partis à 7 heures du matin, pour arriver à 8 heures dans l’espace d’exposition et être fin prêts pour l’ouverture des portes, prévue à 9 heures. Pour cette année, hommage au nord de la France, le thème choisi tient en une phrase en picard, « y’a toudi du chuc’ al ducasse », que l’on pourrait traduire par : « il y a toujours du sucre à la fête foraine ». Les Ch’tis Chicons ont aussi prévu des animations, comme ce Chamboul’tout qu’ils ont confectionné avec des boîtes de conserve. L’ambiance est détendue, éducateurs, jeunes et personnel technique blaguent à qui mieux mieux. « On fait la fête avec eux, dans un cadre professionnel », précise Yaconte Moussa. La surveillance reste de mise, les adolescents ne sont pas laissés à eux-mêmes puisqu’ils sont sous main de justice, mais la relation devient plus proche. Ce qui compte avec un public prompt à défier les adultes.

Une ouverture au monde

Cette parenthèse est précieuse : c’est l’occasion de décaler le regard porté sur ces jeunes. « Nous informons les magistrats qui les suivent de leur participation, pointe Yaconte Moussa. Certains viennent voir les jeunes placés pour les découvrir dans un autre contexte. » Il s’agit aussi de faire évoluer le regard du grand public, qui a tendance à stigmatiser la jeunesse délinquante.

La PJJ en profite pour rappeler quelques chiffres. Seuls 3,6 % des 10-17 ans sont mis en cause dans une affaire pénale et, dans 65 % des cas, le mineur ne récidive pas avant ses 18 ans. En outre, 2 151 mineurs ont été placés en 2015 dans un établissement de la protection judiciaire de la jeunesse, et 708 ont été incarcérés. Hamady Camara le souligne : « La majorité des adolescents n’entrent pas dans la délinquance par choix. Le plus souvent, ils souffrent de carences éducatives et basculent. Certains s’ancrent dans cette dérive, d’autres s’en sortent. »

Qui a dit que les adolescents n’aimaient que les hamburgers, les kebabs et les frites ? Aux stands des Parcours du goût, les spécialités régionales défilent, offertes par les jeunes placés sous protection judiciaire : escargots de Bourgogne, foie gras du Périgord, gâteau à la châtaigne d’Ardèche, calissons du Vaucluse faits maison… Cette initiative est aussi l’occasion d’une ouverture au monde : « Ils rencontrent des jeunes d’autres régions, d’autres foyers », souligne Yaconte Moussa. Hamady Camara enchérit : « Nous leur donnons des outils pour qu’ils grandissent, pour leur montrer que la vie ne s’arrête pas à leur quartier. » Cette année, la Guadeloupe est venue : les jeunes de l’établissement de placement éducatif et d’insertion (EPEI) de Sainte-Anne ont découvert la métropole et réjoui les palais avec de délicieux acras de morue. La prise en charge des billets d’avion représente un sacré effort budgétaire : pour les établissements participants, les postes « transports » et « hébergement » sont ceux qui coûtent le plus cher. Pour le CEF, en 2017, l’impact se révèle moindre puisque la compétition se déroule dans la région. Achat des ingrédients nécessaires à la recette, des confiseries du stand… La direction estime la dépense à 500 €.

16 heures. C’est l’heure du palmarès, les Toques de cristal. On se serre dans le grand hall, pour écouter les résultats. Le parrain du concours, Florent Ladeyn, jeune chef réputé pour sa cuisine innovante, dans les Flandres, et finaliste de Top Chef en 2013, félicite tout le monde et ne boude pas les photos avec les différentes équipes. Les Ch’tis Chicons sont nerveux, surtout les deux cuisinières, Anne-Marie Bois et Nathalie Krasnowolski. Avec les adolescents, elles ont un rapport différent, plus affectif, qui passe par la confection des plats qu’ils aiment – un gâteau, un steak-frites… Elles apportent une touche maternante dans l’univers des établissements et leur engagement à leurs côtés est fort. « Je suis comme un foyer », dit joliment Anne-Marie Bois. Cet après-midi-là, l’équipe repartira bredouille. La gestion de la déception est aussi pour les concurrents une manière de grandir. Yaconte Moussa sourit : « Les jeunes l’ont bien vécu. Pour moi, ils avaient de toute façon déjà gagné en participant à l’épreuve. Les adultes ont eu plus de mal : ce sont les mineurs qui ont consolé les cuisinières. »

Notes

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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