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« Prendre en compte la demande de l’usager en santé mentale »

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Difficile pour les personnes en situation de souffrance mentale d’exister par elles-mêmes. Engagé depuis longtemps à leurs côtés, Claude Deutsch considère, dans un livre récemment publié, que décider à leur place empêche d’imaginer d’autres modes d’accompagnement, et plaide pour leur reconnaissance à part entière.
Quelle est l’origine de ce livre ?

En 1975, lorsque j’ai créé le foyer Léone-Richet à Caen, je me suis interrogé sur la fonction thérapeutique de l’institution. J’ai tiré de cette interrogation une première thèse en psychologie qui fut aussi un support tant théorique que pratique, puisque cela a été un facteur de reconnaissance de l’institution et de son originalité. Puis, après avoir cofondé Advocacy France(1) et une fois en retraite, je me suis interrogé non plus sur comment le thérapeute pouvait permettre à la personne en souffrance psychique de se réaliser, ce qui était le sujet de ma thèse précédente, mais sur ce qu’il se passait chez cette personne dans sa réappropriation de la capacité d’être un citoyen à part entière. Pour y répondre, il me fallait disposer d’un étayage théorique, car la croyance, la doxa ne suffisent pas. D’où ma deuxième thèse, en philosophie cette fois, soutenue en 2014 ainsi que cet ouvrage qui, en dehors de mon engagement professionnel, est le résultat de mon engagement aux côtés des usagers.

Vous plaidez pour la prise de parole des usagers en santé mentale afin qu’ils accèdent à un statut de personne à part entière. Que faut-il pour ce faire ?

La reconnaissance, et en particulier la reconnaissance civile (ou juridique). Les questions de responsabilité et d’irresponsabilité renvoient à quelque chose de particulièrement discriminant. On le voit aujourd’hui à la façon dont les personnes en souffrance psychique sont placées sous tutelle ou curatelle. Décider pour la personne empêche d’imaginer d’autres modes d’accompagnement. Décider à la place de quelqu’un qui n’a déjà pas confiance en lui-même lui fait davantage perdre ses moyens. Bien sûr, il ne s’agit pas pour moi de nier les difficultés de ces personnes, mais un changement de paradigme est nécessaire. Il est fondamental de les accompagner plutôt que de se substituer à elles. Arrêtons de nous demander si l’on peut supprimer la tutelle. Initions le mouvement, à l’exemple de la loi 180 [dite loi “Basaglia”] en Italie, qui a conduit à fermer les hôpitaux psychiatriques à la fin des années 1970 et à créer d’autres services à l’intention de ces personnes. Quand Advocacy France a commencé à travailler sur la Mad Pride en 2014, nous nous sommes rendu compte qu’il ne s’agissait pas seulement de convaincre la société de nous prendre en compte, mais qu’il fallait aussi convaincre nos adhérents de prendre la parole et de s’afficher. A la disqualification répond la honte. Il s’agit de dire : « j’existe », mais avant tout de se le dire à soi-même.

Avez-vous le sentiment que cette reconnaissance progresse ?

J’ai été témoin de l’évolution des pratiques et des pensées en santé mentale depuis un demi-siècle. Mais la disqualification existe toujours malgré tout et, peut-être, de manière encore plus insidieuse. La généralisation des neuroleptiques a favorisé la désinstitutionnalisation. Néanmoins, on reste dans ce double discours qui consiste à reconnaître la citoyenneté des personnes psychiatrisées tout en les classant comme des citoyens de seconde zone. A l’exemple des dernières lois sur l’hospitalisation sous contrainte, qui continuent d’envisager cette procédure comme justifiée par la maladie mentale. On pourrait penser la contrainte comme nécessaire en cas de troubles à l’ordre public, mais ce n’est pas le texte de la loi. On continue d’enfermer les malades psychiques, et c’est tout à fait contradictoire avec le mouvement actuel de dénonciation des stigmatisations. Autre exemple : les personnes qui sont passées par une hospitalisation en psychiatrie vingt ans auparavant ne peuvent pas contracter un emprunt immobilier. Quelle que soit la raison de l’hospitalisation, du diagnostic ou du traitement, une personne qui a connu la psychiatrie est disqualifiée avant même d’ouvrir la bouche. Les exemples ne manquent pas.

Qu’est-ce que l’« empowerment en santé mentale » ?

Selon l’acception politique que l’on adopte, le concept peut être utilisé de manière très différente. Il y a la tentation chez les travailleurs sociaux de l’employer comme une procédure médico-sociale qui sous-tend que, pour que les gens s’approprient leurs capacités, il faut leur montrer, leur expliquer. Moi, j’utilise ce concept dans une acception radicale, c’est-à-dire un mouvement d’émancipation qui permet aux personnes en souffrance psychique de s’approprier le pouvoir sur elles-mêmes. Car le pouvoir n’est pas seulement le pouvoir sur l’autre, mais aussi celui de pouvoir réaliser soi-même les choses. Pour permettre cette émancipation, il faut se considérer comme partenaire et non pas comme celui qui sait. La question de la tutelle-curatelle est très embarrassante pour le travail social. L’article 12 de la convention des Nations unies du 13 décembre 2006 relative aux droits des personnes handicapées précise que la personnalité juridique est un droit reconnu pour tous. Et ceci est une pierre fondamentale du changement de paradigme : il faut s’interroger sur la façon dont le travailleur social peut se mettre au service de la demande plutôt qu’au service du mandat. Celui-ci ne doit plus s’estimer en responsabilité de conduire la personne dans le « droit chemin » de l’insertion. Le nouveau modèle social du handicap (par opposition à son modèle médical) est de considérer que la société doit mettre au service des personnes des dispositifs, voire des dispositions, qui permettent l’acceptabilité au lieu de penser que c’est à la personne de s’adapter. Aujourd’hui, les professionnels et les décideurs politiques commencent à comprendre qu’il faut des aménagements raisonnables de l’environnement pour les personnes présentant un handicap physique, mais pour celles qui vivent avec un handicap psychique, il y a encore un long chemin à faire.

Dans ce contexte, le travail social aurait donc pour but de rendre la société accessible à la personne en souffrance psychique plutôt que de tenter d’adapter celle-ci à la société…

Certes, mais ne devrait-on pas d’abord penser l’accessibilité de la personne à la pleine citoyenneté ? Je le dis d’autant plus facilement que j’ai travaillé dans ces dispositifs d’accompagnement. Quand on dit que l’usager est au centre du dispositif, on est encore bien trop souvent dans l’idée que la souffrance psychique est un manque qu’il faut combler ou normaliser, et qu’il faut mettre un dispositif « autour », alors qu’il faut partir de la demande de l’usager pour construire des services dont il pourra disposer. On nous objecte que certaines personnes ne se rendent pas compte de leur état. Mais prend-on le temps d’écouter ce qu’elles ont à dire ? Prenons l’exemple des groupes d’entraide mutuelle, ou GEM. L’administration découvre maintenant qu’il faut les lier à une association d’usagers alors que l’Etat n’a pas soutenu ces associations auparavant, ce qui leur aurait permis d’être porteuses de la demande. Non, il a commencé par créer des GEM ex nihilo … Si l’on accepte que le travail en santé mentale doit s’appuyer sur la réappropriation des capacités, il faut se garder de penser à la place des personnes et réunir les conditions pour que celles-ci se réapproprient leur existence. Le travail social et médical devrait vraiment respecter la demande, la prise en compte de la personne.

Qu’est-ce que le « paradigme du tablier » ?

Cette expression m’est venue lorsque j’étais encore en activité. C’était une référence à l’émotion ressentie à la vue d’un enfant autiste qui serre dans son poing le tablier de son éducatrice technique en en faisant son « objet transitionnel ». Il s’agit de mettre en lumière l’originalité de l’approche clinique des travailleurs sociaux au sens large, en affirmant que cette pratique obéit à une pensée, un savoir-faire et un savoir-être susceptibles de constituer un modèle de pratique sociale. Or, pour que ce modèle – qui nécessite une grande qualité de présence – fonctionne, trois règles fondamentales doivent être respectées : l’incontournabilité de la personne assistée, celle de la prise en compte de son milieu de vie, et la nécessité absolue d’un lieu d’étayage de la pensée. Et on sait bien que ces lieux, dans le secteur social et médico-social, font de nos jours cruellement défaut… On peut également inclure dans ce paradigme la prise en compte des savoirs de l’usager, des savoirs que l’on ignore trop souvent, même si l’on progresse un peu.

Propos recueillis par Sandra Mignot

Repères

Après avoir fondé et dirigé pendant trente ans un foyer alternatif à l’hospitalisation, Claude Deutsch a cofondé l’association d’usagers en santé mentale Advocacy France, dont il est conseiller scientifique. Il vient de publier Je suis fou, et vous ? (éd. Erès, 2017).

Notes

(1) Voir aussi notre interview de la sociologue Isabelle Maillard dans les ASH n° 3004 du 31-03-17, p. 42.

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