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« La vertu émancipatrice des récits de vie »

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L’histoire de vie est un outil qui peut enrichir la palette des travailleurs sociaux, mais qui reste méconnu dans le secteur. Convaincue de son intérêt, Corinne Chaput-Le Bars, chercheure et formatrice à l’institut régional du travail social (IRTS) Normandie-Caen (Calvados), montre dans son livre « Histoires de vie et travail social »(1) que l’approche biographique peut être mise à profit pour mieux aider, mieux former et mieux débusquer les problématiques de société.
Comment êtes-vous venue vers l’histoire de vie ?

En 1989, six ans après l’obtention de mon diplôme d’assistante sociale, j’avais entrepris un cursus en sciences de l’éducation et j’ai eu l’occasion de rencontrer cette approche dans le cadre de mon travail de maîtrise. Ce dernier portait sur les motivations qui poussent les assistants de service social à devenir formateurs. C’est mon directeur de mémoire, Pierre Lesage, maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Caen, décédé en 2015, qui m’a conseillé de recueillir des récits de vie professionnelle pour essayer de comprendre ce qui, à un moment donné, a décidé des assistants sociaux à quitter le terrain pour enseigner dans un établissement de formation. J’ai ainsi découvert la méthodologie des histoires de vie, que j’ai trouvée très féconde. Cela m’a décidée, l’année suivante, à passer mon diplôme d’études approfondies(2) sur cette démarche. Je voulais à la fois en connaître les tenants et les aboutissants et voir en quoi elle pouvait être intéressante dans le champ qui était le mien : celui de l’intervention sociale.

Faire raconter sa vie à autrui se déroule-t-il toujours dans le cadre d’une relation duelle ?

Pas nécessairement. L’histoire de vie peut, bien sûr, se pratiquer à l’occasion d’une intervention sociale d’aide à la personne (ISAP), mais elle peut aussi être utilisée en groupe et faire partie des diverses méthodes à l’œuvre dans l’intervention sociale d’intérêt collectif (ISIC). Dans le premier cas, par exemple avec des migrants qui ont vécu des traumatismes importants et sont dans l’attente d’un statut, il serait intéressant que, parallèlement à d’autres actions menées dans le domaine de l’accès aux droits ou à la santé, des travailleurs sociaux formés à l’histoire de vie puissent individuellement proposer aux intéressés de produire avec eux leur récit. Cela les aiderait à surmonter les événements difficiles qu’ils ont traversés. La méthode peut aussi être retenue en groupe pour recueillir les récits de plusieurs usagers réunis autour d’une même problématique. Elle constitue, dans ce cas, une dynamique de soutien mutuel et de croisement des regards et des analyses. Ainsi, dans le quartier d’habitat social Saint-Sauveur à Flers (Orne), un groupe d’habitants s’est retrouvé tous les 15 jours pendant quatre mois, il y a une quinzaine d’années, lors d’une opération de renouvellement urbain. Accompagnés par une femme écrivain, ces habitants ont livré des récits de vie pétillants et chaleureux sur leur histoire et celle de leur quartier. Au dire du groupe de narrateurs, cette activité a permis à chacun, au moins pour un temps, de « vaincre ses problèmes, ses ennuis, ses doutes et son scepticisme ». Quant aux décideurs – élus, responsables des politiques de la ville, gestionnaires d’office de HLM –, ils ont ainsi accès à un savoir « habité » au sens propre et au sens figuré du terme, c’est-à-dire incarné, vécu de l’intérieur. Pour proposer à des personnes en difficulté de produire leur histoire de vie, la question est moins celle du type de relation – interpersonnelle ou en petit groupe –, que celle de la durée de la prise en charge ou celle de l’espace de rencontre avec les usagers. Il est beaucoup plus facile d’utiliser cet outil quand on intervient auprès de gens avec lesquels on peut se retrouver régulièrement, que lorsqu’on travaille sur un temps court en milieu ouvert. La situation idéale est celle de l’accompagnement de publics un peu « captifs », qui résident un certain temps dans le même lieu, comme les demandeurs d’asile précédemment évoqués.

Quelle est la singularité de l’histoire de vie par rapport à d’autres méthodes d’intervention ?

Qu’il s’agisse d’ISAP ou d’ISIC, elle réside pour moi dans deux dimensions. La première est la coconstruction de l’histoire de vie d’un sujet par son narrateur et celui ou ceux qui l’écoutent, c’est-à-dire le ou les narrataires. En cas d’ISAP, le travailleur social est le seul narrataire ; en cas d’ISIC, les autres participants sont tous des narrataires. L’un raconte sa vie, l’autre ou les autres lui permettent d’accoucher de son récit : l’expertise est partagée. La seconde spécificité est la transcription, par le travailleur social, des propos recueillis : cela fait partie du contrat passé entre les protagonistes. Le professionnel a pour mission de coucher sur le papier ce qu’il a entendu, avec un triple objectif de fidélité, de cohérence et de fluidité. Cela se fait par allers et retours entre les interlocuteurs : l’intervenant revient vers la personne ou le groupe pour faire valider sa transcription – et la remet sur le métier tant qu’elle ne l’est pas, car les narrateurs ont toujours le dernier mot. A la suite de quoi, il restitue ce ou ces récits dans un document. Personnellement, je suis très attentive à l’esthétique du document produit. Quand on a affaire à des gens qui ont des difficultés sociales ou personnelles, ou qui ont vécu des tragédies, c’est-à-dire qui ont du « moche » dans leur vie, je trouve très important de leur communiquer, à la fin, un récit qui ait de l’allure, que l’on a mis en forme avec soin et que l’on présente, si possible, avec une jolie couverture. Cela remet du beau dans l’existence des personnes et, en général, elles sont extrêmement émues et fières de cet écrit.

Vous parlez de transcription, c’est presque de la transfiguration…

Quand on fait de l’histoire de vie, on part de quelque chose qui est souvent difficile, dans l’idée qu’en aidant la personne à produire son récit, on va également faire ressortir des éléments positifs – ce qu’on manifeste y compris dans l’esthétique du document auquel on aboutit, qui restaure l’estime de soi des narrateurs. Quand une personne raconte son récit, a fortiori si c’est un récit d’épreuves, cela lui permet de prendre de la distance par rapport à celles-ci et, d’une certaine manière, de s’en libérer : au lieu d’être uniquement dans une posture affligée de victime, cette narration rend possible le fait de ne plus subir et de reprendre un peu de pouvoir sur la vie traumatique qui a été la sienne. C’est la vertu émancipatrice des récits de vie. Il ne s’agit pas de « transfiguration », mais plutôt de « métamorphose », dans le bon sens du terme – pas comme chez Kafka –, notion mettant en avant le fait que la personne soit réparée. Moi, j’utilise beaucoup l’expression « raccommodement de soi », parce que quand on raccommode un tissu, il y a une cicatrice, mais parfois ce tissu a plus de charme avec sa couture.

Cette approche peut-elle fonctionner avec des jeunes ou des enfants ?

Il n’y a pas nécessairement besoin d’un grand décalage temporel pour faire retour sur son expérience. Un enfant jeune, voire très jeune, est capable de raconter des choses autour de sa vie. Il est possible, par exemple, de parler avec des enfants accueillis en protection de l’enfance du vécu de leur placement, des personnes ressource qu’ils ont autour d’eux, des difficultés rencontrées avec leur famille d’accueil, leur famille naturelle… Il y a quelques années, j’ai animé une session de formation aux récits de vie d’enfants auprès d’un groupe d’assistants familiaux, hommes et femmes, et j’ai notamment pointé l’importance pour eux de garder les traces de vie nécessaires aux enfants pour se construire un passé dont ils pourront être fiers. Quel que soit leur âge, les narrateurs ont tendance, au départ, à ne voir que les tristesses de leur vie. Quand ils ont en face d’eux quelqu’un qui les aide à développer leur récit, ce narrataire va aussi leur permettre de parler des ressources qu’ils ont trouvées, des comportements qui leur ont permis de rebondir. Finalement, la personne peut se dire : « Ah, oui, j’ai aussi été bon dans tel ou tel domaine ! » On a souvent intégré une image de soi que les autres nous ont donnée, que la vie nous a donnée, et on se redécouvre autrement. Pour moi, proposer à quelqu’un de faire le récit de son histoire, c’est vraiment pour que la personne aille mieux. Dans le courant de l’histoire de vie comme processus d’autoformation, dans lequel je me situe, c’est ce qu’on appelle la « clinique dialogique ».

L’histoire de vie serait-elle une sorte de psychanalyse du pauvre ?

C’est la question que les étudiants me posent lorsque je les initie à cette méthodologie et à son usage dans le travail social. C’est vrai qu’il y a forcément quelques liens entre la psychanalyse et l’histoire de vie. La grande différence, c’est que, même si on sait que l’histoire de vie a des effets de réparation, l’objectif n’est pas thérapeutique ; il est de favoriser la construction d’une identité narrative qui rende le narrateur acteur de sa vie. A la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’université catholique de Louvain, en Belgique, qui propose à la fois des psychothérapies et des consultations psychologiques spécialisées en histoire de vie, les praticiens se sont rendu compte que plus ils insistent sur le fait qu’il n’y a pas de finalité thérapeutique à cette deuxième activité, plus elle en produit ! Je dirais que l’histoire de vie ne guérit pas, mais qu’elle prend soin. On ne guérit pas quelqu’un qui n’est pas malade, mais s’il souffre, on va l’aider à moins souffrir. L’histoire de vie est particulièrement opérante dans les difficultés existentielles, les transitions, les crises, les accidents de la vie, parce qu’elle permet de mettre des mots sur un événement qui a fait rupture à un moment donné. Le « matériel » sur lequel on travaille en relation d’aide n’est pas le même qu’en thérapie. L’histoire de vie concerne les souvenirs directement ou indirectement accessibles à la mémoire : chacun ne communique de lui-même que ce qu’il est prêt à livrer.

Précisément, que faire s’il s’agit de la révélation de faits graves ?

Quand quelqu’un nous fait part d’événements marquants, voire traumatiques, de sa vie, cela ne vient pas par hasard. Si la personne nous a choisi pour être le dépositaire de cette confidence, c’est qu’elle nous pense capable de l’accueillir. J’insiste beaucoup sur ce point avec les travailleurs sociaux. Pour qu’un récit devienne témoignage, il faut un témoin en face. Le pire qui puisse arriver à un narrateur, c’est que l’écoutant soit indifférent ou qu’il parte en courant parce que ce qu’il entend lui fait peur ou qu’il ne le croit pas. Les travailleurs sociaux ont la responsabilité d’accueillir ce que les gens leur disent. Sinon, ceux-ci sont susceptibles de se taire pour toujours. Il y a une éthique de la réception qui est celle du narrataire et qui doit aussi être l’exigence du travailleur social. Après, évidemment, si on pense qu’il n’est pas possible de garder cette confidence pour soi, par exemple parce qu’il s’agit de maltraitance ou d’abus sexuel, on travaille avec le narrateur pour que, peut-être, il arrive à porter plainte. Ou, quand il s’agit d’un enfant, on transmet aux services compétents les éléments d’inquiétude que l’on peut avoir sur sa situation. Mais, ce jour-là, c’est à nous que l’intéressé a eu envie de se confier.

Les professionnels qui veulent pratiquer l’histoire de vie doivent-ils avoir expérimenté la démarche sur eux-mêmes ?

Passer par l’élaboration de son propre récit, de manière à comprendre ce que se raconter veut dire, est évidemment indispensable pour qui veut mettre en œuvre cette méthodologie. Mais l’exercice me paraît également pertinent, du point de vue du positionnement professionnel, pour tous les apprentis travailleurs sociaux. Si l’on ne peut pas imposer aux étudiants en travail social de se mettre en position d’usager des services sociaux, le fait de raconter son expérience de vie à d’autres est une expérience très formatrice. Chacun, à son échelle, a connu une épreuve, un moment de doute dans son existence, ou encore une situation de dépendance vis-à-vis de quelqu’un. Se trouver placé dans la posture de celui qui fait part de ses réussites, mais aussi de ses domaines de vulnérabilité, permet de développer son savoir-être quand, à son tour, on sera amené à solliciter le récit du parcours de l’autre – injonction fréquente dans le travail social. Lors des bilans que je fais avec des travailleurs sociaux en formation initiale ou continue, c’est la première chose qu’ils disent : « Maintenant, on comprend mieux les gens quand ils viennent nous raconter leurs problèmes. » Les professionnels s’aperçoivent qu’il est effectivement très difficile de parler de soi, d’oser dire qu’on n’a pas réussi à faire ceci ou qu’on a besoin de cela.

Vous prônez aussi l’utilisation des récits de vie dans la recherche ?

Oui. Même si, bien sûr, l’objectif n’est pas, au premier chef, le « raccommodement de soi » d’un sujet, mais la compréhension d’une problématique sociale commune à de nombreux sujets à travers l’expression du vécu de quelques-uns. Comme dans l’intervention sociale, on retrouve cette idée de coconstruction dont nous avons parlé : il n’y a pas un chercheur qui serait expert et irait prendre le récit de l’autre pour produire des connaissances. Les deux interlocuteurs sont coexperts ; l’un, parce que c’est sa vie (ou une tranche de sa vie), mais qu’il n’est pas toujours le mieux placé pour comprendre les liens entre les événements vécus ; l’autre, parce qu’il lui permet d’accoucher de son récit. C’est par cette dyade (ou parfois ce groupe) que le savoir se construit. Bien sûr, l’utilisation de l’histoire de vie dans la recherche n’est pas forcément exclusive d’autres méthodologies. Par exemple, j’ai participé en 2014 à une recherche-action sur la coordination des parcours de vie dans le champ du handicap : elle a mobilisé des entretiens biographiques avec des familles concernées et aussi un recueil de données par questionnaire et des groupes de discussion avec des professionnels. Le grand intérêt de l’histoire de vie, c’est que c’est une manière d’obtenir des connaissances de façon beaucoup plus indirecte que les méthodes qualitatives classiques. Quand on fait des entretiens semi-directifs, on sait ce qu’on va chercher. Donc pour recueillir de l’information, on décline les questions par objectifs. Or, quand il s’agit de domaines où la dimension de la place du sujet, de son engagement, de ses émotions est importante, si on pose des questions trop directes, on ne va pas nécessairement avoir les vraies réponses. Ou alors des réponses quelquefois très stéréotypées.

Par exemple ?

J’ai en tête une recherche franco-québécoise récemment achevée sur les effets des stages à l’étranger des étudiants en travail social. Si nous étions allés voir les étudiants en leur demandant : « Qu’avez-vous pensé de votre expérience au Québec, que vous a-t-elle apporté ? », il y a de fortes chances qu’ils nous aient répondu, de façon un peu convenue : « C’était très riche ! C’est intéressant d’aller à l’étranger, on rencontre de nouvelles personnes… » Nous n’aurions pas appris grand-chose. Or, nous voulions comprendre ce que ce voyage avait changé chez les sujets, dans leur vie personnelle et professionnelle. Le fait de leur demander de parler de leur lieu de vie au Québec, de la rencontre la plus emblématique qu’ils ont faite là-bas ou encore de dessiner une petite carte des déplacements réalisés sur place nous a permis d’obtenir des récits qui étaient véritablement riches. L’histoire de vie est une méthodologie du détour : en donnant carte blanche aux personnes pour raconter leur expérience et des outils pour décrire ce qu’ils ont vécu, comme la carte de géographie que je citais, on recueille infiniment plus d’informations que de manière frontale. Pour la recherche, l’histoire de vie a, en outre, le mérite d’être sans doute la meilleure méthode pour aborder avec délicatesse les situations limites de l’existence et de produire des connaissances sur des événements tellement douloureux qu’ils pourraient demeurer indicibles. Je pense notamment au programme de recherche longitudinale « 13 novembre », piloté par le neuropsychologue Francis Eustache et l’historien Denis Peschanski, auquel j’ai été associée. Ce travail sur dix ans vise à étudier la construction de la mémoire collective des massacres perpétrés à Paris en 2015, à partir des récits, filmés et recueillis à divers moments, de rescapés, d’intervenants des services de secours et de populations vivant soit aux alentours des lieux des attentats, soit plus à distance. J’ajouterai que pour les chercheurs, un autre intérêt des histoires de vie est qu’elles peuvent les conduire à trouver des thèmes de réflexion encore inédits. Par exemple, la question des enfants mort-nés – auxquels, jusqu’à récemment, la société ne s’intéressait pas – m’est apparue à l’occasion d’un recueil d’histoires de naissance. Etre plus à l’écoute de ce que racontent les personnes, en général, ouvre la voie à la découverte de problématiques sociales sur lesquelles la recherche ne s’est jamais penchée. On aurait tort de s’en priver.

Une pluralité d’expériences

Directrice du département « recherche, développement des formations supérieures et des partenariats universitaires » à l’institut régional du travail social Normandie-Caen (Calvados), où elle est entrée comme formatrice en 1998, Corinne Chaput-Le Bars est aussi chercheure associée au Centre de recherches en éducation de Nantes (Loire-Atlantique) et chercheure collaboratrice au Centre jeunesse de Québec-Institut universitaire. Elle est par ailleurs membre du groupement d’intérêt scientifique Hybrida-IS sur l’analyse des professions de l’intervention sociale. Ses travaux portent principalement sur les situations traumatiques et les effets de « raccommodement de soi » procurés par la production de son histoire de vie. Avant de se consacrer à la formation et à la recherche, Corinne Chaput-Le Bars a exercé une quinzaine d’années comme assistante de service social, d’abord en polyvalence de secteur, puis au service social en faveur des élèves, enfin au service universitaire de médecine préventive et de promotion de la santé de l’université de Caen. Parallèlement, elle a effectué un cursus en sciences de l’éducation, couronné en 2012 par une thèse sur les effets de l’écriture du récit d’une situation extrême de vie, celle de jeunes appelés du contingent ayant été conduits à se battre en Algérie(1).

Notes

(1) Corinne Chaput-Le Bars, Histoires de vie et travail social – Ed. Presses de l’EHESP, 2017.

(2) Le DEA est devenu le master 2 à finalité de recherche.

(4) Quand les appelés d’Algérie s’éveillent. Denis, Philippe, Paul et les autres… – Corinne Chaput-Le Bars – Ed. L’Harmattan, 2014.

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