Brève histoire de l’histoire de vie

Le Paysan polonais en Europe et en Amérique, de William Thomas et Florian Znaniecki, aura 100 ans en 2018(1). Dans ce classique de la sociologie américaine, les auteurs présentent et commentent le récit que Wladek Wiszniewski, ouvrier boulanger polonais émigré à Chicago (Etats-Unis) avant la Première Guerre mondiale, leur a fait de ses pérégrinations. Cet ouvrage marque l’entrée de l’histoire de vie dans les sciences humaines, explique Corinne Chaput-Le Bars. Après Chicago, l’utilisation des méthodes biographiques en sociologie essaime rapidement en Allemagne et au Royaume-Uni, mais la Seconde Guerre mondiale signe la fin de « cette belle envolée ». « Les sciences sociales se mettant à découper la réalité là où le récit totalise. On l’abandonne », note la chercheure.

Dans les années 1950-1960, seul l’anthropologue américain Oscar Lewis (1914-1970) « ose encore avoir recours aux récits de vie pour ses travaux sur la culture de la pauvreté ». Il faut attendre 1970 pour que l’histoire de vie suscite un regain d’intérêt, en particulier au Québec, qui lance un programme de recherche sur la mutation de la société grâce au recueil d’histoires de vie. Dans la décennie suivante, en France, l’approche biographique se diffuse en sociologie et dans les sciences de l’éducation. Vincent de Gaulejac et Daniel Bertaux sont les deux références de la méthode des récits de vie en sociologie. Avec des postures très différentes. « Vincent de Gaulejac parle d’“intervention en sociologie clinique”, il a une approche assez psychanalytique de la pratique des récits de vie, qui est utilisée en réponse à une demande et sollicite les sujets sur l’intime », développe Corinne Chaput-Le Bars. Pour Daniel Bertaux, en revanche, le récit de vie n’est pas envisagé comme outil de changement pour les personnes qui le livrent, mais comme méthode de recherche pour les sociologues, leur permettant de produire des connaissances nouvelles. Parallèlement, une troisième voie se déploie dans les sciences de l’éducation et de la formation – auxquelles se rattache Corinne Chaput-Le Bars. Ce courant, illustré notamment par les travaux de Gaston Pineau, spécialiste des sciences de l’éducation, aborde l’histoire de vie dans une perspective d’autoformation. En racontant son expérience, on se découvre des compétences et on en développe de nouvelles : se mettre en récit transforme la personne et la forme.

« Dans les années 1980-1990, c’est-à-dire en pleine explosion de l’approche des histoires de vie, aucun ouvrage spécifique au travail social n’avait encore été publié sur ce thème », fait observer Corinne Chaput-Le Bars. Il n’y avait, ici ou là, que « quelques pratiques de travailleurs sociaux, formés de manière un peu isolée », et une poignée de « mémoires de fin d’études réalisés par des étudiants auxquels des formateurs avaient proposé une initiation à la méthode ». Ce n’est qu’au début du XXI^e siècle, soit dix ans plus tard, que les histoires de vie gagnent un début de reconnaissance dans le travail social. Praticiens et chercheurs s’approprient une démarche qui, en tant que mise en forme du récit d’une expérience difficile ou transitionnelle, peut apporter aux usagers des réponses en matière de mieux-être et d’émancipation. « Les travailleurs sociaux eux-mêmes commencent à théoriser leurs pratiques d’histoire de vie », observe Corinne Chaput-Le Bars. Dans L’intervention narrative en travail social (Ed. L’Harmattan, 2008), Isabelle Graitson, assistante de service social belge, puis formatrice, met en valeur l’intérêt de cette méthode à travers plusieurs exemples, comme un travail auprès de candidats à l’adoption ou un projet de transmission intergénérationnelle.