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Pour sortir de l’isolement

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Destiné aux détenus atteints de troubles psychiatriques, l’ESAT de Val-de-Reuil, dans l’Eure, est le seul établissement de ce type installé au sein d’un centre de détention. Il répond aux besoins de socialisation d’un public particulièrement fragile et encore largement ignoré.

Il est un peu plus de 9 heures. Une petite dizaine de détenus sont arrivés dans une salle de la zone de travail du centre de détention Les Vignettes, à Val-de-Reuil (Eure), établissement qui compte près de 800 détenus condamnés à de longues peines (de deux ans à la perpétuité). Autour de quelques tables, ils commencent à confectionner de petits drapeaux canadiens. Il ne s’agit pas d’un atelier pénitentiaire classique, mais d’un ESAT (établissement et service d’aide par le travail) destiné à des détenus souffrant de troubles psychiatriques, le seul de l’Hexagone installé dans les murs d’un établissement pénitentiaire.

Comme le souligne en souriant Grégory Crenn, responsable du travail pénitentiaire et de la formation professionnelle au sein du centre de détention, « il a fallu un alignement des planètes très favorable pour que ce projet voie le jour ». Sensibilisé à la problématique du handicap psychique, l’ancien directeur de l’établissement était en contact avec Michel Caron, président de l’Alefpa (Association laïque pour l’éducation, la formation, la prévention et l’autonomie)(1), qui gère l’ESAT. En outre, Claude d’Harcourt, directeur de l’ARS (agence régionale de santé), qui finance la structure à hauteur de 119 000 € par an, avait travaillé auparavant dans l’administration pénitentiaire. Autant d’éléments favorables au projet. Il a néanmoins fallu plusieurs années pour que ce service pas comme les autres ouvre ses portes. Les discussions ont en effet commencé dès 2011 et un agrément a été accordé en décembre 2012 pour une expérimentation de cinq ans. Les recrutements des deux moniteurs d’atelier n’ont cependant eu lieu que fin 2013 et les premiers détenus, eux, ont été accueillis en février 2014.

Des détenus parfois en profonde détresse

Aux origines de cet ESAT en prison se trouvait la volonté d’apporter une réponse plus conforme à l’égard de détenus souffrant de troubles psychiatriques, trop fragiles pour pouvoir travailler dans les ateliers pénitentiaires mais que l’absence d’activité plongeait dans un isolement délétère. Sachant que le nombre de détenus souffrant de troubles psychiatriques est particulièrement important à Val-de-Reuil. André Breton, l’actuel directeur du centre de détention (qui en est à son treizième poste de directeur), confie « avoir été surpris par la détresse humaine » rencontrée au sein de cet établissement. « J’ai été ému par des gens très handicapés, certains ne sortant pas de leur cellule », raconte-t-il. Il faut dire que Les Vignettes est l’un des trois seuls centres de détention de France à abriter une unité de soins psychiatriques (USP), l’écrasante majorité de ces structures se trouvant plutôt dans des maisons d’arrêt. « Notre notoriété ayant augmenté au cours des dernières années, l’administration pénitentiaire nous oriente davantage les détenus souffrant de problèmes psychiatriques », explique Xavier Jégouzo, psychiatre de l’USP.

Pour que le projet puisse se concrétiser, il a fallu que « deux cultures réglementaires se rencontrent, celle de l’administration pénitentiaire et celle du médico-social », souligne pour sa part Elsa Lambert, conseillère technique à la vie des établissements à l’Alefpa. « La dimension carcérale voit la personne détenue avec ses droits mais aussi ses contraintes, alors que pour l’ESAT il s’agit d’un travailleur en situation de handicap, donc de vulnérabilité, poursuit-elle. Il a fallu, par exemple, réfléchir à la manière de mettre en œuvre la “charte des droits et libertés de la personne accueillie” au sein de l’univers pénitentiaire. »

La coexistence des deux univers se vit au quotidien. Pour les moniteurs d’atelier, pas question d’arriver à 8 h 55 pour une prise de poste à 9 heures. Il faut d’abord passer les portiques, arpenter les couloirs interminables, attendre l’ouverture des différentes portes. Autant de contraintes auxquelles se sont vite accoutumés France Orus et Christian Le Gall, les deux moniteurs d’atelier. Travailler dans une prison n’est pourtant pas forcément simple pour tous. « Il arrive que des formateurs ne supportent pas l’enfermement et ne reviennent pas, observe Grégory Crenn. Une assistante de service social de l’USP a ainsi démissionné au bout de quelques jours. » « Travailler ici implique de ne pas chercher à savoir pourquoi les personnes sont incarcérées, mais de rester concentré sur le travail. Le risque, sinon, est de ne plus voir le travailleur mais le prisonnier », analyse de son côté Benjamin Teurquety, stagiaire dans le cadre d’une formation de moniteur d’atelier principal.

L’administration carcérale a elle aussi dû s’adapter aux contraintes liées aux pathologies psychiatriques des travailleurs de l’ESAT. Il n’était pas envisageable de faire commencer l’activité à 7 h 30, comme dans les ateliers pénitentiaires de l’établissement. Un grand nombre des détenus qui fréquentent l’ESAT prennent en effet des traitements et peinent à se réveiller. Commencer à 9 heures laisse aussi le temps d’administrer les divers médicaments. L’activité de l’ESAT se coule néanmoins dans le rythme de la détention : à 11 h 15, les usagers de l’ESAT retournent dans leur cellule pour y déjeuner, reprennent leur activité à 13 h 15, puis sont ramenés en cellule à 16 h 15, avant que le briefing quotidien des surveillants et de leur hiérarchie ait lieu.

Un comité d’admission interdisciplinaire

L’ESAT travaille en étroite collaboration avec l’USP, qui dépend de l’hôpital psychiatrique de Saint-Etienne-du-Rouvray (Seine-Maritime). Carla Sanches, assistante de service social, salariée de l’hôpital, s’occupe notamment de la réalisation des dossiers de demande de notification de décision d’orientation en ESAT auprès de la MDPH (maison départementale des personnes handicapées). « J’instruis les dossiers avec le docteur Jégouzo. Je vois les patients pour une évaluation sociale, raconte la jeune femme. A cette occasion, nous échangeons autour du projet individualisé de ces derniers. Nous parlons de ce qu’ils ont fait depuis le début de leur incarcération, de ce qui peut être mis en place. Mais il faut souvent plusieurs mois pour que la notification soit prononcée. » Chaque mois se tient une commission pluridisciplinaire unique (CPU), qui réunit les deux moniteurs, le directeur de l’établissement ou son adjoint et Grégory Crenn au titre de l’administration pénitentiaire, l’assistante sociale et le psychiatre au titre de l’USP, une infirmière pour l’unité de soins somatiques ainsi qu’une conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation (CPIP). Elsa Lambert, de l’Alefpa, assiste aussi fréquemment à cette commission durant laquelle sont examinées les demandes d’admission. « L’administration pénitentiaire y donne son avis. Des refus peuvent y être prononcés pour des détenus considérés comme trop violents ou risquant de déstabiliser le groupe ou, à l’inverse, trop fragiles », explique Carla Sanches. Une situation néanmoins très exceptionnelle. La CPU peut aussi déclasser des détenus trop souvent absents. « L’un d’entre eux ne venait plus. Il avait trop peur de sortir de sa cellule car il avait des dettes de tabac auprès d’autres détenus et craignait des représailles », raconte Christian Le Gall.

Pouvoir exprimer les non-dits

Depuis huit mois, environ un mois sur deux, un groupe de parole rassemble tous les travailleurs de l’ESAT en présence de Carla Sanches et de Xavier Jégouzo. Ce temps d’échange d’une demi-heure en moyenne permet de faire le point sur le vécu du travail ou des activités réalisées. « Les personnes peuvent, à ce moment-là, exprimer des choses qu’elles n’osent pas évoquer autrement. Ainsi, lors d’un groupe, certains ont pu dire qu’ils avaient peur d’une machine à découper, se souvient Xavier Jégouzo. Individuellement, ils n’osaient pas forcément le dire au moniteur d’atelier. Comme ils l’aiment bien, ils ne voulaient pas le décevoir ou le blesser. » Ce temps peut aussi être l’occasion d’aborder des difficultés individuelles. « Quand un usager explique qu’il “n’y arrive pas le matin”, cela peut indiquer que son traitement est trop lourd. Lors du prochain rendez-vous avec lui, je saurai qu’il faut qu’on en parle », souligne le psychiatre. Seul bémol, le manque de temps : « Lors d’une demi-journée de consultation, je rencontre près d’une douzaine de patients, et n’ai pas forcément le temps d’aborder ce qui se passe à l’ESAT, regrette-t-il. En cas de besoin exprimé dans le groupe de parole, on peut convenir d’en discuter lors du prochain rendez-vous individuel, qui a lieu toutes les six semaines. »

De sa place de psychiatre, Xavier Jégouzo a aussi pu mesurer l’apport de l’ESAT. « Un de mes patients ne parlait à personne, ne se lavait pas. Depuis qu’il est entré à l’ESAT, il ne se lave pas forcément beaucoup plus mais a recommencé à communiquer. » Chez des détenus souffrant de troubles psychiatriques, des inversions de rythmes de vie peuvent être provoquées par l’enfermement en détention. Travailler à l’ESAT permet de régler à nouveau l’horloge biologique. Au quotidien, le travail aide aussi à recréer du lien. Un des surveillants d’atelier, qui officie dans la zone de travail, a ainsi pu observer le changement de comportement d’un des détenus qu’il connaissait alors qu’il était surveillant de couloir dans la zone où sont situées les cellules. « Il ne sortait jamais de sa cellule, restait toute la journée assis, prostré sur son lit, sans même regarder la télévision. Au bout de deux ou trois mois à l’ESAT, il a commencé à parler », note-t-il. Les deux moniteurs d’atelier se sont trouvés aux premières loges pour observer l’impact de ce service sur certains prisonniers. Christian Le Gall se souvient encore des premiers entretiens : « J’ai été choqué par la couleur livide, presque gris-vert, de la peau de certains. Ils regardaient droit devant eux, on aurait dit qu’ils étaient absents. » France Orus ajoute : « L’un des détenus, incarcéré depuis trois ou quatre ans, ne sortait jamais de sa cellule et était allé jusqu’à mettre une serviette sur sa fenêtre pour empêcher la lumière d’entrer. » « En seulement quelques semaines, leur peau avait repris des couleurs », se rappelle Elsa Lambert. Pour sa part, France Orus se réjouit : « J’ai pu observer une énorme progression. Ils parviennent à davantage se concentrer, sont plus calmes. » C’est surtout dans la relation aux autres que les changements sont les plus manifestes. Incarcéré depuis 2012, Frédéric – que ses collègues surnomment « Nounours » – est arrivé à Val-de-Reuil en 2014 et a commencé à travailler à l’ESAT il y a deux ans et demi. Il apprécie : « C’est mieux de travailler ici, on a des copains ! » « On a une petite paie, cela permet de cantiner », positive Philippe, depuis un an dans la structure. Les 113 € d’un temps plein s’ajoutent ainsi à l’allocation aux adultes handicapés. Pour lui comme pour l’ensemble des détenus usagers, ce travail permet d’améliorer l’ordinaire mais, surtout, les valorise. « Beaucoup n’avaient jamais travaillé. Le mot “travail” est donc pour eux très important », insiste France Orus.

Un cadre plus sécurisant

Au vu de l’important bénéfice retiré par les usagers et de la fragilité de nombreux détenus, le choix a été progressivement fait de développer les mi-temps. L’ESAT, qui bénéficie d’un agrément de 10 places à temps plein, accueille ainsi actuellement 12 personnes (3 à temps plein et 9 à mi-temps). L’activité en ESAT offre un cadre beaucoup plus sécurisant que le travail dans les ateliers pénitentiaires, qui pourraient même se révéler dangereux : « Certains codétenus pourraient être tentés de profiter de leur fragilité, notamment pour leur demander de transporter des choses », souligne Grégory Crenn. « En atelier, les détenus qui ont des difficultés à communiquer seraient beaucoup moins stimulés », confirme Xavier Jégouzo, qui rappelle le but médico-social de l’ESAT et le rôle important des moniteurs d’atelier. De fait, ceux-ci ne se contentent pas d’expliquer les tâches à réaliser, variées et fluctuant au gré des contrats (pliage de boîtes d’archives, réalisation de maquettes d’avions, classement de fiches, reprographie, confection de kits sanitaires…). « Il faut stimuler les usagers, les booster sur le plan intellectuel et manuel », souligne Christian Le Gall, qui insiste aussi sur l’importance d’être à leurs côtés dans les moments de spleen : « Ils plongent quand ils apprennent des mauvaises nouvelles de leur famille. C’est très difficile à vivre quand on est loin des siens. »

A la différence d’un ESAT classique, dont les effectifs restent très stables, depuis son ouverture, celui de Val-de-Reuil a vu les siens fluctuer : 23 travailleurs en 2014, puis 16 en 2015 et 19 en 2016. Il vit au rythme de la détention, et notamment des transferts ou des libérations de détenus. Autant d’événements que l’équipe essaie d’anticiper au mieux. « Lors des transferts, nous rappelons par exemple aux détenus que le centre de détention où ils demandent à aller n’aura pas d’ESAT, explique Carla Sanches. Même si cet argument porte, il ne suffit pas toujours car les transferts sont demandés la plupart du temps pour se rapprocher de la famille. » Il importe également d’anticiper les libérations. Réalisation de CV ou simulation d’entretiens d’embauche permettent aux détenus de commencer à se projeter vers l’extérieur. Des stages de quinze jours peuvent aussi être proposés dans un ESAT classique de la région. Toutefois, pour qu’un tel stage puisse se réaliser, il faut que le juge accorde une autorisation de sortie, le détenu revenant dormir tous les soirs en prison. L’ESAT du Pré de la Bataille a ainsi accueilli deux détenus-usagers de Val-de-Reuil. « Lors de l’entretien préalable au stage, nous leur avons expliqué qu’ils n’étaient pas obligés de donner des informations sur leur parcours », explique Sandrine Lecollen, directrice adjointe de l’ESAT du Pré de la Bataille. « Si l’un d’entre eux n’a rien souhaité dire, l’autre a voulu être transparent, ajoute-t-elle. Dès son arrivée, il a expliqué qu’il était incarcéré et en a confié le motif. Si cette annonce a été bien prise par les usagers, elle a été reçue plus difficilement par l’équipe, du fait de la vulnérabilité de notre public. » Les deux stages se sont néanmoins parfaitement déroulés, « tant du point de vue professionnel que de celui de l’intégration dans le groupe ». Les deux stagiaires sont maintenant inscrits sur la liste d’attente de l’établissement. Reste à faire coïncider leurs dates d’admission et de libération.

Si les premiers usagers ne sont arrivés qu’il y a un peu plus de trois ans, l’agrément de l’ESAT des Vignettes entame sa cinquième année. Le temps du bilan est donc arrivé, tâche à laquelle s’attelle actuellement Elsa Lambert. Pour les détenus, les résultats semblent très positifs. Reste à savoir si l’ARS souhaitera poursuivre le financement de cette initiative. En attendant la décision, en fin d’année, cet ESAT entre les murs pourrait rapidement faire des émules. Un projet de ce type serait en cours d’étude au centre pénitentiaire de Caen.

Un public méconnu

On connaît peu la population des détenus souffrant de troubles psychiques. Les seuls chiffres disponibles ont plus de dix ans. Rendue publique en 2005 par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES), l’enquête intitulée « La prise en charge de la santé mentale des détenus en 2003 » révélait que « le taux de recours des détenus aux soins psychiatriques est de 271 pour 1 000 », un taux dix fois supérieur à la population générale.

Notes

(1) Association loi 1901, l’Alefpa gère 137 établissements et services dans le secteur social, médico-social et sanitaire sur 17 départements de France métropolitaine et d’Outre-mer – www.alefpa.asso.fr.

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