“C’est la première fois que tu vois la neige“ “J’en ai vu une fois à la télé.” M. et E. allaient toucher la neige, leur première fois… Après un an de trajet migratoire, de fuite, d’exil, d’horreur.
Car qui peut encore ignorer cette sombre réalité qui s’étale tous les jours devant nos yeux, dans nos médias, tel un cycle macabre d’une humanité niée. Et que nous accueillons, nous, travailleurs sociaux. Pour la première fois aussi depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est confrontée à sa plus grande crise migratoire. Ah ça, il y a du monde au portillon de notre forteresse autour de laquelle on dresse les barbelés ! Selon Michel Agier, anthropologue, 17 millions de personnes vivraient aujourd’hui dans des camps, et au moins 6 millions dans des camps officiels. Le réseau Migreurop, lui, comptabilise plus de 400 camps au sein de l’Union européenne, et le nombre de places aurait bondi de 32 000 à 47 000 en quatre ans, femmes, hommes et enfants entassés, prêts à risquer leur vie de surnuméraires indésirables. Car il s’agit bien de ça, du principe d’excès d’une population “en trop”, comme le scandent les manifestants antimigrants. Ces “surnuméraires”, par ailleurs, nous amènent à penser l’échec de nos Etats nations qui, par une extrême violence, tiennent à l’écart une grande partie de la population et pose ainsi la question, toujours selon Michel Agier, de l’“encampement” du monde.
Oui, nous sommes dans l’incapacité d’anticiper la mobilité des flux migratoires, conséquence de nos politiques ultralibérales. On veut bien semer la misère mais pas question d’en récolter les fruits ! De manière prégnante, accepter la mobilité des “autres” est, nous le constatons, de plus en plus difficile. Et ces derniers temps, sur fond de discours xénophobes, la vie de ces “autres” n’a semble-t-il pas la même valeur que nos nationaux “authentiques”. En fait, il s’agit bien d’évoquer ici la peur de l’autre qu’éprouvent certaines personnes avant même de les connaître, ces “étranges étrangers”. Des réactions bien instrumentées par nos politiques réactionnaires. Il n’est que de voir fleurir dans notre pays des manifestations d’extrême droite, révélant ainsi le clivage actuel dans lequel nous vivons. Les personnes exilées, rappelons-le, sont contraintes de quitter leur sol, traitées comme indésirables socialement et enfermées de Lesbos à Calais. Avant, pour certaines – dont des mineurs –, de trouver refuge au sein de la protection de l’enfance.
Premier lieu d’accueil sécurisant depuis des mois et premières neiges… Car c’est ainsi que nous sommes partis en virée, tous compères mal fagotés. Et comme toutes les premières fois, on s’imagine, on se prépare tant bien que mal, on se dit que cela va être magique ! Et en lieu et place de bottes de sept lieues qui auraient fait traverser les mers, nous voilà chaussés de bottes immondes et lourdes pour parer aux premières foulées dans la neige. Ce qui change, vous en conviendrez, de la boue glacée des camps.
Vous avez dit camps ? Mais enfin non, on a démantelé pour déplacer les exilés vers des lieux d’accueil plus dignes. Le problème est donc dit réglé. Vive l’autosatisfaction ! Mais les démantèlements, présentés comme des mises à l’abri, semblent créer plus de problèmes qu’ils n’en règlent. Car, aussi massives que précipitées, sans aide pédagogique pour les communes accueillantes, les évacuations sont menées sans concertation, fragilisent les plus vulnérables et ne mettent pas fin ni à l’errance, ni aux campements sauvages. Que sont devenus ceux n’ayant pas rejoint les CAO [centres d’accueil et d’orientation] et autres lieux d’accueil ? Et bien, ils reviennent, et restent. Ils seraient actuellement à Calais, selon l’association l’Auberge des migrants, au moins 2 000.
Et les enfants dans tout ça ? La protection de l’enfance est censée les mettre à l’abri, les protéger, les mettre hors de danger. Oui, en France, normalement, tout mineur en danger et/ou en risque doit être protégé. Quand on ne se heurte pas là aussi à deux poids deux mesures. Un toit et à manger leur suffisent, croit-on entendre parfois dans les couloirs de l’aide sociale à l’enfance (ASE) ! L’accompagnement éducatif et thérapeutique ? On verra plus tard…
A Calais, lors de la très médiatique évacuation à coup de bulldozers, de gaz lacrimo et de violences policières, pas moins de 1 000 mineurs ont été livrés à eux-mêmes. Selon l’ONG Save the Children et l’association Avocat sans frontières, 1 400 mineurs se sont retrouvés sans assistance de l’ASE. Oui, à Calais comme ailleurs, c’est l’Etat qui, irresponsable, met en danger. Au moins, mes deux jeunes acolytes, qui pour la première fois vont fouler la neige, n’auront pas sombré dans la Méditerranée, cimetière improvisé, fosse commune pour réfugiés. Et c’est donc mille virages plus haut, au soleil d’automne hivernal, que la neige est là, qui attend qu’on la touche, et qui crisse sous les pas. Les visages s’éclairent, les yeux brillent, c’est la première descente de luge. Et les “M. Rasta et E. Rocket” s’élancent sur la pente, vertigineuse à leurs yeux et en ressortent, oui, un petit air heureux. Eux aussi en ont connu, des jungles. Vous avez dit jungle ? Quel mot ! Ne fait-on donc plus attention à la sémantique employée ? Tris, démantèlements, numéros… on ne sait pas ce qui donne le plus la nausée…
Alors “jungle” sur toutes les chaînes, ils vivent dans “la jungle”, comme pour mieux les définir par leur lieu d’habitat ! Il serait ici bon de rappeler que le mot jungle provient du sanskrit qui définit les espaces naturels sauvages. Symboliquement, c’est extrêmement fort car ce mot est de connotation négative en Occident, incarnation d’une inhumanité invivable, création de chaos – ce qu’exprime bien la formule “loi de la jungle”. Exilés, migrants, réfugiés (là aussi il serait intéressant de redéfinir chaque appellation) vivraient donc dans un espace naturel, sauvage, dénié d’humanité. Nous les civilisés, et eux les sauvages ? Pierre Clastre, anthropologue, à propos de cette dénomination, souligne que le terme “primitif” que l’on accole à “sauvage” relève d’un ethnocentrisme coupable. Et contrairement à nos sociétés d’obsolescente surproduction, le sauvage ne produit pas plus que ce dont il a besoin, rejetant ainsi l’idée de rendement et d’efficacité. Or nos sociétés modernes sont basées sur la surproduction capitaliste, le surplus et la domination, engendrant les inégalités. C’est donc bien le système capitaliste qui engendre ces dits “sauvages”. Alors dites-moi, qui est le sauvage dans l’histoire ? Car moi, depuis que j’accueille des personnes exclues, je n’en ai pas rencontré.
Mais où en sont les compères et leur première neige ? Eh bien, à leurs pantalons trempés – car oui on n’est jamais totalement prêt pour la première – répondent les rires et fusent les boules de neige ! Frigorifiés, et afin de ne pas transformer cette première en cauchemar ou déception, les lugeurs de l’extrême s’en sont allés au café se réchauffer.
Sauvage, sauvage… Aux housses de plastique sur les sièges répond le contrôle au faciès pour savoir si on a le droit, ou si on mérite de vivre ici. Ainsi donc, la sauvagerie réside sans doute dans l’esprit du capitalisme, là où il y a toujours de l’argent à se faire sur le dos de la misère. Allez-y, le grand marché de l’exclusion est ouvert, le grand business de la “sécurité migratoire” vous ouvre ses portes ! Oui, de plus en plus d’acteurs privés se partagent ce marché, comme le raconte Claire Rodier dans son ouvrage Xénophobie business. Même Ikea propose désormais sa tente “réfugiés”. On pleure ou on vomit ? A qui profite la misère ? A ceux qui la créent !
Face à tous ces constats amers et déprimants, révoltants, que peut le travailleur social ? Il peut, dans le cadre de son travail, accompagner avec le plus d’humanisme possible, se battre pour plus de moyens et d’éthique ! Il peut aussi appeler à la désobéissance éthique et civile, se lever contre l’absurdité d’un système en étant prêt à en payer les conséquences. Car venir en aide à l’étranger qu’on expulse est puni par la loi. Délit de solidarité. Je pense pourtant qu’il est sans doute de notre devoir, travailleurs sociaux, de rappeler haut et fort l’utilité de nos professions, de repolitiser le travail social. Celui-ci peut et doit témoigner, c’est là un devoir des plus actuels ! Il s’agit aussi de développer les luttes contre les remises en cause des statuts et conventions collectives, de lutter contre l’exclusion et les politiques sécuritaires, le fichage systématique de tout ce qui apparaît comme “classe dangereuse”. Oui, il est urgent de penser une société où chacun(e) puisse jouir de vivre décemment et non dans le profit, l’exploitation ou la relégation. Il s’agit de retrouver le sens de nos missions, ce qui passe par la réaffirmation de ces valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité, certes dans le cadre d’un métier salarié mais aussi parfois au-delà. Ne pas cautionner le système économique actuel mais être solidaire.
Nos ancêtres sont autant gaulois qu’érythréens, ce sont le partage et le mélange qui nous grandissent, et, me concernant, mon drapeau est fait de tout plein de morceaux, il est international ! »